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Ce français qui exclut

L’association des deux expressions « enseigner la langue française » et « enseigner la littérature française » semble une évidence pour nous. Nous sommes des enseignants de « lettres » et non de français, appellation qui définit une modalité : apprendre le français à travers la lecture des œuvres littéraires.

Certains élèves ne partagent pas du tout cette évidence. À l’école primaire, l’apprentissage de la lecture, de l’écriture, de la langue française comme expression propre au domaine littéraire, et de la langue française comme expression partagée par tous les domaines d’enseignement fait un tout. À l’entrée au collège apparait un cours de français, identifié en tant que tel, dans lequel on parle de lecture, d’écriture et de langue ; existe par ailleurs une utilisation du français comme outil d’expression pour toutes les autres disciplines, une utilisation de la lecture et une utilisation de l’écriture comme outils communs d’acquisition et de validation des connaissances. Cette situation ne pose aucun problème aux élèves qui comprennent ce qu’est l’école. On s’intéressera ici aux autres, aux élèves en difficulté[[Depuis septembre 2005, mon principal objet de travail au sein de l’inspection générale est celui de l’éducation prioritaire. Dans le groupe lettres de l’inspection générale, je suis chargée de la voie professionnelle ; à ce titre, j’ai piloté la rédaction des programmes et des épreuves du CAP, du Baccalauréat professionnel. Mes observations et les réflexions se fondent sur le public des ZEP, devenu celui des RAR, pour l’école et le collège, et sur le public des classes de lycée professionnel où l’on retrouve, après la fin de la scolarité obligatoire, une part importante des élèves en difficulté.]].
Presque tous les élèves doivent apprendre le français à l’école. Mis à part le cas particulier des élèves relevant du « français langue étrangère », tous les élèves parlent le français, mais ce français ne correspond pas au « français de l’école ». Ce français-là peut être défini comme un registre de langue, qui irait du correct au soutenu, comme une langue quasi seconde, par rapport à celle des échanges quotidiens. Il est surtout défini par un usage spécifique de la langue : le français de l’école est un langage d’abstraction, qui parle d’un monde qui n’est pas là, pour raisonner sur ce monde, le comprendre, l’apprendre, agir sur lui. C’est un langage qui exprime toutes les opérations intellectuelles de l’école.
Par ailleurs, les élèves suivent le cours de français, et certains vont éprouver de plus en plus de difficulté au fil des années à lire les textes qu’on attend qu’ils lisent, à lire au sens où on entend ce mot en cours de français, c’est-à-dire à expliquer les textes littéraires, à écrire les productions attendues en cours de français. Être « mauvais en français » prend alors bien des sens, avoir zéro en dictée, ne pas aimer lire, ne pas parler, ou trop parler d’ailleurs, et très souvent être orienté en voie professionnelle.
À la fin du collège, les items de validation du pilier 1 du socle (maitrise de la langue) et le fait que cette validation ne soit pas confiée au seul professeur de français permettent de souligner de façon crue la question d’un enseignement pour tous. La grande majorité des élèves qui jusque-là passaient en 2de et obtenaient le brevet vont bien évidemment valider ce pilier 1. Que dire de l’élève qui, au terme de la scolarité obligatoire, ne sait pas expliquer un texte littéraire (les questions de lecture dans l’épreuve du brevet), ne sait pas raisonner par écrit sur un texte littéraire (l’exercice d’écriture du brevet), ne sait pas orthographier le texte d’autrui (la dictée du brevet) ? Cet élève n’est pourtant ni un imbécile (au sens propre), ni un illettré.

Cette question confronte brutalement les enseignants de lettres à leur discipline : peut-on acquérir une certaine maitrise de la langue française et ne pas être « bon » en français ? Le professeur d’histoire-géographie ou de SVT a-t-il un avis d’égale importance que celui de l’enseignant de lettres dans la validation du pilier 1 ?
Une tension s’est exprimée au fil des années chez les enseignants confrontés aux élèves en difficulté : peut-on enseigner la langue autrement ? Avoir des exigences différentes ? Doit-on faire des choix dans les textes à lire ? Avoir des attentes différentes ? Nous nous proposons de suivre sur quinze ans l’évolution des réponses institutionnelles, témoins de ce questionnement, puis de cerner les sources d’exclusion qui peuvent exister au cœur de notre discipline.

Les programmes confrontés au défi d’un enseignement pour tous

L’institution a parfaitement perçu les enjeux des questions posées, et l’écriture de chaque programme tente d’apporter des réponses, comme en témoigne une comparaison de deux entrées, lecture et langue, dans les récents programmes.

Langue
La réforme des programmes du collège (1996-1998) et de l’enseignement primaire (2002) a inscrit des changements de perspectives très marqués en matière d’apprentissage de la langue. Le premier a été l’introduction du décloisonnement dans tous les niveaux d’enseignement du français. Dans un enseignement décloisonné s’efface la distinction entre cours de grammaire, avec ses corrélats, exercices de dictée et exercices de rédaction, et cours de lecture de textes. La maitrise de la langue y gagne, puisque toutes les activités du cours de français sont susceptibles de convoquer des connaissances linguistiques, de faire réfléchir sur des faits de langue, de faire produire des énoncés oraux ou écrits, donc de manipuler le code linguistique. Dans la logique du décloisonnement, le deuxième changement touche le statut de la grammaire, définie en primaire et au collège comme un outil au service de la lecture et de l’écriture. La réflexion grammaticale part des besoins des élèves et de leurs interrogations et ne répond pas à une visée globalisante : de la 6e à la 3e, l’élève ne parcourt plus un programme de notions grammaticales au terme duquel il aurait vu « tout » ce qui constitue le système de la langue, mais rencontre, dans les trois niveaux de grammaire définis, phrase, texte, discours, ce qui lui permet de lire les textes et d’en produire.

La rédaction de ces programmes témoigne d’une critique générale des apprentissages dits « mécaniques ». On tend à abandonner le travail de la mémoire, au profit des activités d’observation, de manipulation, d’utilisation. Ce qui est vrai de l’ensemble des disciplines l’est particulièrement en français. Par exemple, dans les tableaux de compétences à acquérir en fin de cycle, on liste en mathématiques comme en arts plastiques des connaissances, mais en français le verbe « savoir » a disparu. Il n’y a qu’une seule mention du travail de la mémoire dans tout le programme à propos de l’orthographe lexicale. Dans le tableau des compétences, on lit l’expression « trouver le présent, le passé composé, l’imparfait, le passé simple, le futur, le conditionnel présent et le présent du subjonctif des verbes réguliers (à partir des règles d’engendrement) », là où on aurait pu attendre « connaitre » telle ou telle partie de conjugaison.
Il est bien évidemment indispensable d’observer et de classer, de réutiliser les observations et les découvertes pour les stabiliser sous forme de connaissances. Mais pour que ces connaissances en soient vraiment, il faut que leur degré de mémorisation soit tel qu’elles soient disponibles automatiquement pour l’élève qui les utilise. Une telle mise à disposition automatique est-elle possible sans exercices de mémorisation ? La question est laissée dans l’ombre dans les programmes de 2002. D’autre part, comment, à partir des besoins des élèves, construire un enseignement cohérent ? Les enseignants ne peuvent pas se départir de leurs propres savoirs, qui leur donnent une vision du système global de la langue. D’où leur crainte continuelle de ne pas apprendre à leurs élèves quelque chose qui, tôt ou tard, va leur faire défaut. D’où la tentation paradoxale de répondre aux besoins des élèves et d’enseigner, cependant, un savoir grammatical, qui constituerait un discours complet sur la langue.

En 2008, les nouveaux programmes résolvent à la fois la question de la méthode d’apprentissage et de la progression. L’étude de la langue est présentée en premier rang, et de façon longue (plus de deux pages pour « grammaire, orthographe, lexique » dans le préambule). L’esprit reste le même. Une phrase est répétée dans l’introduction du programme de chaque classe : « L’étude de la langue, indispensable en elle-même, se met au service de la pratique constante de la lecture et de l’expression écrite et orale ». Mais la précision « indispensable en elle-même », qui réintroduit le cours de grammaire pour lui-même, est lue comme la fin du décloisonnement (qui est pourtant toujours présent, dans l’esprit sinon dans la lettre des programmes). Les expressions « maitriser la terminologie », « identifier et à analyser », « réutiliser ces connaissances », « apprentissage raisonné et régulier », définissent clairement la mémorisation de connaissances. Le « cours » de grammaire est défini : « Les séances consacrées à l’étude de la langue sont conduites selon une progression méthodique et peuvent n’être pas étroitement articulées avec les autres composantes de l’enseignement du français ».
Insister sur un apprentissage de la langue ne peut qu’être favorable aux élèves qui sont éloignés du code linguistique scolaire. À condition que le niveau d’exigence soit ressenti comme raisonnable. À condition que les modalités d’enseignement et d’évaluation ne laissent pas les élèves des milieux défavorisés face à des difficultés insurmontables.

Littérature-lecture
Deux innovations apparaissent dans les programmes de 1996-2002. La première concerne l’introduction de la littérature dans le nouveau programme du cycle 3, qui a été précédée par l’apparition d’un programme de lecture littéraire obligatoire pour chaque année du collège. Dans le même temps, un programme de littérature est maintenu dans toutes les séries du lycée général comme du lycée professionnel, et le nouveau programme de français en CAP (2002) affirme lui aussi la nécessité de la lecture, dont celle de textes littéraires, dans la formation des élèves de cette voie. Si l’on considère le système scolaire en 2002, depuis l’école primaire jusqu’à la classe de Terminale, on note donc à tous les niveaux l’affirmation de deux principes forts : d’une part, la littérature est porteuse de valeurs que l’école transmet à tous les élèves, d’autre part tous les élèves se forment à la maitrise de leur langue par le biais de la lecture de tout type de textes, dont les textes littéraires.

Dans le même temps, les programmes de 1996-2002 sont marqués par une entrée très visible de la littérature de jeunesse. En 6e, la rubrique « Textes à lire » propose quatre entrées, « Textes issus de l’héritage antique », « Approches des genres », « La littérature de jeunesse » et « La lecture documentaire ». On retrouve en 5e et en 4e « littérature pour la jeunesse » placée cette fois en premier dans la rubrique « Choix des textes ». La même organisation se retrouve en 1998 pour la classe de 3e. Le Document d’accompagnement publié en 1999 propose en annexe une liste d’œuvres « classiques » et de littérature pour la jeunesse. Cette dernière est très fournie : seize romans intimistes, seize romans d’aventures, dix-huit romans de société, dix-sept romans historiques, dix œuvres d’autobiographie ou de souvenirs, dix-sept livres de science-fiction ou fantastiques, quatorze romans policiers, vingt-quatre bandes dessinées.

Le programme de 2008 est ressenti, en comparaison, comme un arrêt brutal au développement de la littérature de jeunesse. La hiérarchisation de la rubrique « lecture » fait se succéder deux entrées, « Fonder une culture humaniste » et « Lecture analytique, lecture cursive ». La littérature de jeunesse est citée à propos de la lecture cursive, comme lecture personnelle qui se pratique « en dehors du temps scolaire ». Bien que le texte précise qu’elle est « le plus souvent en rapport avec le travail conduit en classe », qu’elle permet d’« instaurer un dialogue avec les œuvres patrimoniales » et qu’elle « facilite parfois l’accès à la lecture des œuvres classiques », les enseignants adeptes de la littérature de jeunesse se montrent très inquiets de ce qui semble un retour vers la littérature classique.
Ce retour peut s’expliquer par un souci tout à fait légitime : la grande variété des ouvrages proposés, la difficulté d’en faire le tour, entre en tension avec l’idée d’une culture partagée : quelle mémoire scolaire se construit à travers la littérature de jeunesse ? quel partage permet-elle si cette littérature est inconnue des parents, des grands-parents, voire des enseignants ? Le programme valorise la transmission patrimoniale organisée selon le cadre chronologique de l’enseignement d’histoire.
Ce retour s’explique aussi par une interrogation sur la qualité d’écriture de ces livres de littérature de jeunesse : permettent-ils de faire étudier la langue ? Sans doute un certain état de la langue, qui fait d’ailleurs que les élèves lisent plus aisément cette littérature de jeunesse que la littérature classique, parce que le lexique est contemporain, les formes syntaxiques le sont aussi, la construction des phrases. Mais comment alors apprendre une grammaire plus « scolaire », ne serait-ce que celle qui est à l’œuvre dans les textes de dictée, souvent empruntés à la prose narrative de la fin du XIXe et à la première moitié du XXe siècle ?

On ne peut passer sous silence une troisième explication, même si elle ne s’est guère entendue explicitement : la littérature de jeunesse jouit d’une grande liberté à la fois de thèmes et de ton[[On trouve dans l’index des thèmes d’un catalogue de L’école des Loisirs, par exemple : anorexie, antisémitisme, chronique de la vie quotidienne adolescente, collège, conflits de bandes, conscience politique, culture juive, deuil, heroic fantasy, homosexualité, jeux vidéos, etc.]]. L’amplitude historique est grande, et le point de vue est souvent celui de la remise en cause, de l’interrogation, et non celui de l’admiration. Une telle liberté a pu paraitre source d’inquiétude pour certains parents et certains enseignants.

La relégation au second plan de la littérature de jeunesse pose problème aux enseignants des collèges difficiles : comment faire lire des œuvres « classiques » ? Une autre difficulté existe : les programmes de 2008 suivent une progression chronologique, en rapport avec le programme d’histoire[[On entre là dans le débat ouvert depuis Lanson entre connaissance et lecture d’une œuvre ; c’est dire que la question est au cœur même de l’enseignement de la langue maternelle (réelle ou d’adoption) et de la littérature nationale et patrimoniale. La discipline « lettres » croise régulièrement la discipline « histoire » autour des mêmes objets culturels, sans toujours qu’elles se comprennent aisément. La rédaction du pilier 5 du Socle en témoigne : dans sa première version, autour du verbe « connaitre », littéraires et historiens ne parvenaient à parler de la même chose : connaitre le tire, le nom de l’auteur, la date de rédaction d’une œuvre patrimoniale, voire son propos général, ne peut satisfaire les enseignants de français, qui souhaitent que les élèves aient lu une œuvre. Et on ne lit pas à n’importe quel âge, à n’importe quel moment de l’apprentissage de la lecture littéraire, telle ou telle œuvre, qui correspond pourtant à la période historique étudiée à ce moment-là de la formation d’un élève.]]. On doit lire en 3e, dans les « Formes du récit au XXe et XXIe siècle », des œuvres « lisibles » (par exemple, L’Ami retrouvé, La Civilisation ma mère !, L’Enfant de sable, La Place, L’Enfant noir) alors qu’en 4e, à propos du récit au XIXe siècle, se succèdent les noms de Balzac, Hugo, Dumas, Mérimée, Sand, Gautier, Flaubert, Maupassant, Zola. D’autre part, en 4e comme en 3e, on attend des études d’oeuvres lues « intégralement ou par extraits », sans que soit mentionnée la possibilité de romans modernisés ou adaptés comme c’était le cas en 5e pour les œuvres signalées par un astérisque[[La Chanson de Roland, Lancelot ou le Chevalier à la charrette, Yvain ou le Chevalier ou lion, Perceval ou le Conte du Graal, Tristan et Yseult, Le Roman de Renart.]]. Pour les rédacteurs du programme, la langue du Moyen-Âge fait admettre l’adaptation ou la modernisation, celle du XIXe siècle est perçue comme lisible, comme celle du texte théâtral du XVIIe siècle[[En 6e, L’Amour médecin, Le Médecin volant, Le Médecin malgré lui, Le Sicilien ou l’amour peintre, en 5e, Le Bourgeois gentilhomme, Les Fourberies de Scapin, Le Malade imaginaire.]]. Bien des enseignants savent qu’il faut passer par la captation télévisuelle pour faire comprendre une pièce de théâtre, qu’on lit ensuite en extrait, quand on en a compris le propos et la dynamique générale, parce qu’on n’affronte pas en même temps la barrière de la langue et celle du propos. Lire les romanciers du XIXe siècle, c’est se confronter en même temps au propos et à la langue : une société qui n’est pas la nôtre, des rapports sociaux difficiles à saisir sans un travail de contextualisation important, un gout du lectorat pour les descriptions que l’univers de l’image a complètement transformé.

Comment assure-t-on le passage entre le français d’aujourd’hui et le français des textes littéraires ? Dans le refus de la lecture, chez bon nombre d’élèves, il y a sans doute leur incapacité à comprendre ce que dit le texte, d’où l’impossibilité à se représenter l’univers évoqué ; et le succès de la littérature de jeunesse (même dans les classes jugées les moins lectrices, en voie professionnelle par exemple) s’explique sans doute par le fait que ces livres parlent aux élèves non seulement de leur monde à eux, dans une écriture contemporaine.
Au nom d’une culture partagée, d’un égal accès de tous les élèves aux œuvres du patrimoine, le choix des œuvres à lire dans le programme de 2008 est perçu comme ne prenant pas en compte les difficultés de lecture des élèves défavorisés.

Trois sources d’exclusion dans l’enseignement du français

La lecture qui exclut
La littérature est une médiation du monde. Le texte donné à lire dit quelque chose de ce monde. Tous les inspecteurs ont à raconter des anecdotes comme celle-ci : le conte Les Fées est un merveilleux texte pour identifier le schéma narratif, et le cours observé fonctionne très bien, jusqu’au moment où, à la question du professeur (où commence la deuxième péripétie ? par exemple), l’élève interrogé, qui a levé le doigt et qui a donc quelque chose à dire, répond : « Oui, mais ce n’est pas juste ». Et le cours s’arrête, parce que les élèves ont envie de commenter ce que dit le texte (« Cette fille condamnée à errer dans la forêt n’est-elle pas victime de l’éducation que sa mère lui a donnée ? Elle n’y est pour rien »). Les cours en 6e sont souvent l’occasion de ces prises de parole inattendues dans le déroulement de la séance. Dans les classes suivantes, on cesse de les entendre : soit les élèves discutent entre eux du texte, soit ils ont cessé de croire que les textes lus pouvaient leur dire quelque chose.

Antigone, Iphigénie, ce ne sont pas des questions de didascalies ni d’énonciation. Ce sont de grandes histoires, qui permettent d’interroger les rapports humains, les sentiments, le passé donc le présent, les autres et donc soi. On rêve parfois que l’usage des termes de poétique soit interdit au collège. Il ne s’agit pas de prôner une lecture impressionniste, reposant sur la pure adhésion sentimentale, sur la connivence sociale et culturelle, construite autour d’une admiration esthétique de commande. L’apparition de la lecture méthodique a montré combien le recours à des notions de stylistique, de lexique, de syntaxe, de versification, aide un élève à expliquer ce qu’il ressent devant un texte, à fonder son interprétation, à accepter celle d’un autre lecteur, à comprendre pourquoi un texte a plu, a marqué les générations précédentes… Mais les outils sont toujours seconds par rapport à la finalité de la lecture, qui est une confrontation aux autres, au monde, à soi. Et cet ordre est souvent perdu.
On peut effectivement parler d’une dérive techniciste dans l’enseignement de la lecture des textes littéraires. Une série de questions, parfois très longue, vient transformer le texte à lire en un lieu d’activités (rechercher, souligner, encadrer, relever, recopier, résumer…), qui souvent satisfont momentanément les enseignants et les élèves : ils sont actifs, ils sont calmes parce qu’ils sont occupés, le professeur lui-même est actif, il passe dans les rangs, il aide celui qui en a besoin, il prend en notes au tableau le résultat des activités des élèves… et le sens même de la lecture est perdu. La satisfaction momentanée conduit à des constats douloureux par la suite : les élèves pour la plupart n’aiment pas lire, et pour ceux qui aiment lire, ils ne font pas de lien entre les activités scolaires de lecture et leurs loisirs de lecteurs.

L’institution s’est emparée de cette question, comme le montre l’organisation, à l’initiative de l’inspection générale des lettres et de la DGESCO, d’un colloque[[Les métamorphoses du livre et de la lecture à l’heure du numérique, BNF, novembre 2010.]] dans lequel est ainsi présentée la table ronde « La lecture dans l’espace de la classe » : « Quotidiennement, les professeurs de lettres sont confrontés à une difficulté grandissante : celle d’un public dont l’appétence de lecture diminue. Cette inappétence est-elle le fruit d’une évolution inéluctable liée à la concurrence des médias et à un marché du divertissement de plus en plus puissant ? Faut-il plutôt s’en prendre, comme le suggère Danielle Sallenave, aux pratiques scolaires devenues trop formalistes au détriment du sens : « On ne se livre plus à l’interprétation des textes, on assiste à l’évitement du sens. À quoi sert cette orgie méthodologique si elle ne débouche pas sur le sens ? » »
Les élèves qui ne sont pas en connivence culturelle avec l’école ne comprennent absolument pas à quoi peut bien servir, à quoi peut bien former, l’activité de lecture du cours de français.

L’écriture qui exclut
« Écrire », pour un élève sortant de l’école primaire, n’a pas le même sens que pour l’enseignant de collège qui consulte la rubrique « écriture » du programme de 6e. Un certain nombre d’élèves entrent en 6e non pas en ne sachant pas écrire, mais en ne maitrisant pas suffisamment cette écriture pour que toute leur attention se concentre sur ce qu’il faut écrire. Quand la graphie n’est pas encore totalement automatisée, il est naturel que l’écriture fatigue, et que l’attention cesse, au cours d’un exercice, de se porter sur un travail d’invention, sur des réflexions d’orthographe, de choix de lexique, d’organisation de la pensée écrite, etc.

Mais toutes les observations témoignent de la place prépondérante accordée aux travaux de lecture pendant les années de collège. Les séquences sont organisées autour d’une lecture (groupement de textes ou œuvres complètes), les cours sont construits autour des activités de lecture, de recherches orales, l’écriture n’intervenant que pour garder une trace, souvent courte, de ce travail. Un élève note plus souvent une phrase isolée (une réponse à la question posée, le résumé d’une réflexion) qu’un propos enchainé, faisant intervenir plusieurs phrases reliées par un circuit logique. La phrase notée apparait comme la seule formulation qui puisse être proposée. L’élève, lors de la trace écrite, a très rarement l’occasion d’expérimenter à l’écrit plusieurs façons de s’exprimer ; il note rarement une expression personnelle (on note au tableau et on recopie sur le classeur personnel une formulation qu’on a, au mieux, discutée de façon orale, mais on ne s’exprime pas seul à l’écrit). On comprend donc l’effort énorme qui est attendu le jour où vient l’exercice écrit : la préparation de la rédaction a été faite à l’oral, à l’occasion d’une lecture, voire d’une sortie, d’un spectacle ; on va travailler spécifiquement ce jour-là un registre de vocabulaire, on va peut-être avoir sous les yeux la trace écrite d’un cours de grammaire sur un fait de langue, mais on ne trouve rien de comparable, dans le parcours d’un élève, entre les très nombreuses occasions d’activités autour de la lecture et la ponctualité des activités d’écriture. D’un seul coup, il faut écrire, inventer un nouveau récit sur le modèle de celui qu’on a lu, imaginer une suite, une autre fin, un autre point de vue dans le récit qu’on a lu, et trouver sans entrainement la façon d’exprimer à l’écrit ce que la consigne demande. Les travaux de chercheurs ont démonté la complexité des tâches qui entrent en jeu dans la rédaction ; si l’on ajoute la difficulté d’une graphie pas encore tout à fait maitrisée, l’exercice devient d’une difficulté absolue.

Le rapport à l’écrit, quand on est d’une famille « sans papier », est encore plus complexe. L’écrit, c’est l’ordonnance, la facture, le papier d’identité qu’on espère, le courrier que l’on craint. Les enseignants pensent à éviter les lectures qui pourraient heurter tels ou tels élèves, mais l’écriture peut heurter de la même façon, culturellement, familialement, un élève.
L’enfant de milieu favorisé est celui auquel on raconte une histoire, on explique le monde. C’est aussi celui qui est un jour puni d’avoir écrit sur le mur de sa chambre et auquel on offre un petit tableau d’écolier ou auquel on rapporte des photocopies inutiles dont il pourra utiliser le verso pour jouer avec des crayons. L’enfant qu’on installe devant la télévision pour qu’il reste tranquille, ou qu’on envoie jouer dehors parce qu’il n’y a pas vraiment de place pour lui ne construit pas de rapport ludique à l’écriture. L’écriture reste la chose de l’école, et, au fur et à mesure de la scolarité, devient le domaine témoin de l’échec scolaire dans un univers où toutes les validations se font à l’écrit.

La pire des erreurs est de priver d’écriture les élèves en difficulté. C’est une bonne intention au départ qui fait choisir des textes à trous pour consigner une trace écrite à la fin d’un cours plutôt qu’une écriture personnelle, parce que les élèves sont fatigués et qu’ils n’auront pas le temps de tout écrire. C’est une bonne intention, ou une lassitude qui se comprend, qui fait renoncer à demander de faire des devoirs à la maison. Mais si on n’écrit pas tous les jours en classe, et qu’on n’écrit pas à la maison, quand apprend-on à écrire ?
Or, en classe, on apprend trop rarement à écrire. On apprend à rendre compte à l’écrit d’une réflexion, à noter par écrit la réponse à une question. L’écriture demeure le lieu des évaluations, l’écriture demeure la mise en forme d’un exercice antérieur (je réfléchis, je trouve la réponse, je l’écris), et toute la réflexion didactique sur l’écriture comme processus et non comme produit a du mal à orienter les modalités d’enseignement, sauf en lycée professionnel[[L’écriture longue, instaurée en classe de CAP à la fois comme modalité de travail et épreuve de certification, témoigne depuis le programme de 2005 que des élèves en difficulté en français peuvent renouer avec l’écriture, y prendre plaisir et obtenir des résultats.]].

L’oral qui exclut
Faire parler à l’école représente un véritable paradoxe : plus les élèves sont en difficulté, plus ils sont bruyants, et plus on leur demande de se taire. Apprendre à parler et se taire, voilà qui n’est pas simple ! Il n’y a pourtant pas d’autre solution que d’engager les élèves de collège à s’exprimer, et on s’exprime d’abord dans le groupe, encouragé ou protégé par la phrase de l’autre dans laquelle on intervient, avant de savoir prendre la parole seul pour énoncer une phrase complète. Les RAR permettent de mettre en place des groupes restreints d’élèves, réunis autour d’une tâche commune, dans lesquels ils peuvent apprendre à s’exprimer pendant la réalisation de leur travail : la parole cesse d’être l’énoncé d’un résultat, d’une réponse, mais l’expression d’une réflexion, qui cherche, interroge, reprend, essaie, complète. On progresse dans les prises de parole par le fait de s’exprimer de plus en plus souvent, de plus en plus longuement, de plus en plus seul, sur des sujets de plus en plus abstraits. La progression ne vient pas de la seule forme des productions orales (phrase, récitation, exposé, interview, débat), mais d’une pratique individuelle de la parole.

Pour que cette parole soit entrainée, il faut en finir avec deux impasses : celle de confondre expression orale et oralisation plus ou moins collective de « la » réponse à la question du professeur, réponse qui peut se réduire à un mot ; celle de laisser perdurer dans les représentations des élèves l’idée qu’une réponse sort toute casquée du front de Jupiter, dans une forme aboutie, et qu’on ne s’exprime que quand on est certain de la forme dans laquelle se traduit l’idée que l’on a.
L’oral s’apprend. À propos du débat argumenté, par exemple, on pense à consacrer du temps à la recherche des idées, on recommande de parler fort et on fait comprendre l’importance de la gestuelle, mais qu’en est-il des outils linguistiques du débat ? Comment se fait la citation du propos de l’autre, la modalisation, l’inscription du « je » et l’inscription du destinataire dans le discours ? On fait travailler les reprises anaphoriques dans le récit, là où elles concernent des noms, alors que dans l’argumentation, elles portent sur le discours lui-même (« ce que tu viens de dire, ton idée, ta proposition, ton avis… »), et ouvrent sur des questions de reformulation et de lexique. Les moyens linguistiques de l’argumentation sont bien davantage observés dans les textes que l’on explique que mis en œuvre dans des productions personnelles.

Faut-il un enseignement de français spécifique pour les élèves des collèges difficiles ?

Il me semble que la réponse est non. Il faut un enseignement qui ait un sens pour l’élève qui n’en a pas une compréhension transmise par connivence culturelle avec l’école. Quelques propositions très simples pour cela, sans aucune innovation pédagogique.
– Dans le domaine de la lecture, faire lire de « bons » livres, certes, mais aussi mettre en œuvre des activités de lecture de qualité. Le terme « qualité » porte sur « activités » et non « livres » : faire lire des livres qui méritent l’effort de la lecture, qui « résistent », et pour reprendre les programmes de la voie professionnelle, qui aident le lecteur « à se construire », qui rendent évident que la littérature est une médiation du Monde.
– Clarifier ce que l’on fait dans les séances à dominante lecture. Quand on choisit un texte qui dit quelque chose, s’intéresser à ce qu’il dit. Le texte n’est pas un prétexte à apprentissage. Quand on doit fixer un apprentissage, le dire explicitement, oser dire que le texte qu’on va lire n’a pas grand intérêt, mais qu’il est pratique pour mémoriser et vérifier. Et faire que l’élève ne confonde plus ce cours d’entrainement, de vérification, et le cours où on lit vraiment.
– Dans le domaine de l’écriture, faire écrire aux élèves dans tous les cours des productions de tout type, puisque toutes les évaluations du système scolaire se font à l’écrit. Valoriser l’écriture de travail et cesser d’associer écriture et devoir d’évaluation en fin de séquence, symboliquement inquiétante pour l’élève. Donner à l’écriture une importance égale à la lecture et en faire un objet d’apprentissage, et non un simple outil de restitution.
– Dans le domaine de la langue, ne pas hésiter devant l’exercice qui crée un entrainement ; la mémoire n’est un concept ni de droite ou de gauche, ni rétrograde ni moderniste, c’est un des éléments indispensables de la construction de la machine intellectuelle : son disque dur.
– Anticiper le travail sur la langue avant la lecture, avant l’écriture, pour qu’au moment de la lecture, on soit à ce qu’on fait, et non à chercher des mots dans le dictionnaire, pour qu’au moment de l’écriture, on soit à ce qu’on fait, et non dans une recherche lexicale, un tableau des adverbes de temps, des règles d’accord en genre et en nombre.
– Donner sa place à l’oral de travail, et non à l’oralisation de la réponse. Discuter du texte qu’on lit, du texte qu’on écrit, de l’exercice qu’on fait, pour construire dans cette simple « conversation » les opérations intellectuelles de l’école, présenter, expliquer, raconter, rappeler, démontrer, résumer, argumenter.

Rien de particulier, donc, dans ces propositions, si ce n’est le positionnement de l’enseignant qui accepte de penser sa discipline comme possiblement élitiste, au sens qu’on n’y entre pas, pour beaucoup d’élèves de milieu défavorisé, sans crainte, sans incompréhension. Il faut leur ménager le passage, et pour cela s’interroger sur son métier.

Enseigner le français, c’est apprendre à penser le monde et soi-même à travers la mise en mots des autres et de soi-même, à travers la lecture de la littérature patrimoniale et de la littérature de jeunesse.

C’est apprendre à raisonner avec un langage spécifique, comme on apprend dans d’autres disciplines à raisonner avec d’autres langages, sur des questions de vraie réflexion.

C’est apprendre à exprimer la pensée et le raisonnement à l’écrit et à l’oral, ce qui induit l’apprentissage et la mémorisation du lexique et du code linguistique nécessaire à la réussite scolaire.

Cette définition, si on l’accepte, n’entraine à priori l’exclusion d’aucun public, à condition d’accepter aussi d’interroger l’adéquation entre un enseignement de qualité, exigeant dans ses finalités, et les moyens pédagogiques et les choix didactiques respectueux de la variété des élèves.

Anne Armand
Inspectrice générale de Lettres
Auteure de rapports sur l’éducation prioritaire et responsable des programmes de français en voie professionnelle