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Aux « Rencontres » du CRAP : Prendre les savoirs au sérieux

La venue de notre ami Jean-Pierre Astolfi [[Professeur à l’université de Rouen.]], intervenant sur la question des savoirs, et celle d’Anne Barrère [[Professeur à l’université de Lille III.]] proposant une analyse du travail enseignant très éclairante ont permis d’interroger ce fameux « malaise » enseignant qui affleure dans tout article évoquant peu ou prou l’école.

J.-P. Astolfi a choisi de discuter l’angle d’attaque proposé pour nos rencontres : « Face aux difficultés du métier, que construisons-nous ? ». Partir des difficultés, dit-il, n’est-ce pas prendre le risque de ne plus voir qu’elles, de les amplifier, voire d’en faire un cadre contraignant dont il devient très difficile de se défaire ? Bien sûr, les difficultés existent : elles doivent être reconnues et surmontées mais il s’agit de ne pas s’y enfermer comme dans une « spirale descendante »… Dans la crise que traverse à l’heure actuelle l’école, et singulièrement l’enseignement du second degré, J.-P. Astolfi désigne comme obstacle important la façon dont les savoirs sont appréhendés. On pouvait être étonné de l’entendre « défendre » ces savoirs comme s’ils avaient été mis en danger par les pratiques enseignantes sans doute encouragées par la loi d’orientation de 89, qui, en plaçant l’élève « au centre » aurait provoqué un déplacement fatal des savoirs vers l’insignifiance. Le risque de ce propos : faire penser, – comme le discours des antipédagogues le laisse supposer – que les enseignants, devant les difficultés du métier, cèdent à la dérive de diluer les savoirs disciplinaires dans des ersatz (des « Canada Dry d’apprentissages » [[Expression employée jadis par J.-P. Astolfi.]] en ne proposant aux élèves que des activités sans enjeu cognitif fort, sans réel intérêt. Bien sûr, le danger existe : la dérive relationnelle, l’activisme sans autre objet que l’activité elle-même, la prise en compte des intérêts des élèves sans effort de « dépassement » vers des intérêts plus larges, le repli sur des activités « juste à leur portée ». Mais ce n’est qu’une dérive qui, nous osons l’espérer, demeure très à la marge : dans tous les cas, c’est très fermement qu’au CRAP-Cahiers pédagogiques nous la condamnons.

J.-P. Astolfi rappelle donc que la transmission ne va pas de soi : que des dispositifs didactiques, des « chemins d’accès » doivent être construits avec les élèves pour qu’ils parviennent à comprendre les savoirs enseignés, qu’ils acceptent d’abandonner les représentations premières, réductrices ou erronées, la « pensée commune » pour entrer dans l’univers des savoirs d’une nature radicalement différente. Attention cependant à la dérive inverse : au positivisme latent, voire au scientisme, qui pourrait entacher la louable volonté de lutter contre les erreurs de jugement… Nous savons que toute pratique contient inévitablement ses dérives. Nous pouvons néanmoins espérer sortir d’un simple jeu de balancier un peu stérile : il ne s’agit pas de choisir entre la restauration des savoirs et de l’autorité, ou le libre épanouissement de la personne en dehors de toute contrainte disciplinaire, dans tous les sens du terme. Il n’y a pas de pédagogie « hors sol » en dehors de tout contenu. Bien connaître les enjeux de sa discipline ou de ses disciplines, connaître ses effets sur le monde dans lequel nous vivons, développer une approche critique de ce monde, déplacer les limites de notre ignorance, promouvoir le doute scientifique et philosophique en lieu et place des certitudes destructrices : tout cela passe par des savoirs. Faut-il vraiment le redire ? Il semble que oui. Alors n’hésitons pas à le répéter à Monsieur Ferry et aux autres Raffarin : notre souci premier – à nous, pédagogues attachés aux idéaux de l’éducation nouvelle – est que les élèves apprennent réellement et prennent du pouvoir sur le monde et sur eux-mêmes, que les normes de la vie sociale soient comprises afin qu’un réel exercice de la liberté soit possible, que l’autorité ne soit pas confondue avec l’autoritarisme et un pouvoir dictatorial, que le débat puisse s’instaurer pour que la démocratie soit renforcée. Nous réaffirmons dans le même temps que ces idéaux ne peuvent être atteints que dans la mesure où l’élève est pris en compte, pour que justement il se passe quelque chose, que ses représentations bougent, qu’on ne fasse pas semblant. Et, en définitive, n’est-ce pas plutôt dans le cadre de l’enseignement dit traditionnel qu’il ne se passe rien, que l’on « fait semblant » sur fond d’ordre scolaire maintenu ? En effet, aujourd’hui à l’école, les disciplines demeurent le principe premier d’organisation du temps. Le morcellement absurde des savoirs scolaires en segments inertes, trop souvent vides de sens demeure la forme dominante. Les nouveaux dispositifs qui tentent de sortir du carcan disciplinaire comme les TPE [[Travaux personnels encadrés : en lycée, travaux de recherche, en groupes, mettant en jeu au moins deux disciplines.]] au lycée, ou les IDD [[Itinéraires de découverte : en 5e et 4e, travaux et activités mis au point à la croisée de deux disciplines et pratiqués sur un horaire particulier.]] au collège demeurent marginaux : pourtant, ils peuvent être une façon – si on prend au sérieux ce travail – de mieux entrer dans les arcanes de chacune des disciplines concernées…

Bien sûr, prendre les savoirs au sérieux c’est être ambitieux et ne pas hésiter à demander beaucoup aux élèves. Jusqu’où aller cependant ? Pas facile de se mettre d’accord sur le socle commun minimum. Rien ne serait cependant plus dangereux que de laisser la situation actuelle – tout du moins au collège – en l’état car alors, c’est l’illusion du « plus haut niveau », – celui que chaque enseignant aspire à faire partager, en toute honnêteté – qui prévaudra, engendrant, par la multiplication incontrôlée des exigences, échec programmé et exclusion… Il ne faut pas craindre de demander beaucoup aux élèves dès lors que nous nous engageons à les accompagner vraiment jusqu’au bout ; mais il faut craindre le pire si nous les mettons face à des obstacles insurmontables en les renvoyant à leurs seules insuffisances. Il n’y a pas à décider qui de l’élève ou du savoir est « au centre du système » : il y a « l’élève au milieu du savoir » pour reprendre la jolie expression du philosophe Denis Kambouchner [[Ouest France des 6 et 7 septembre 2003.]].

Alors oui, prenons les savoirs au sérieux et définissons ensemble ceux qui semblent indispensables à l’honnête homme que nous souhaitons voir advenir. Parler, comme le fait J.-P. Astolfi, du « jardin secret » de chaque domaine de savoir que chaque élève devrait au moins entrevoir – celui qui nous a fait aimer nos disciplines parce que nous en avons éprouvé les plaisirs et touché les limites – c’est user d’une métaphore ambiguë : comme l’a évoqué Anne Barrère, le « deuil » de la discipline fait partie « des épreuves subjectives du travail enseignant ». Nous avons à ouvrir des portes, des plus simples aux plus prestigieuses, accepter que certains restent sur le seuil et surtout veiller à les laisser entrouvertes en évitant de les condamner à jamais…

Marie-Christine Chycki