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Apprentissages et socialisation

Dans Une vie de prof, diffusé naguère par la télévision, un des enseignants dit : « Profs, vraiment profs, on l’est une demi-heure, de temps en temps. Et quand on a cette demi-heure, c’est formidable, on est dopé pour un moment ! Le reste du temps » Pour un de ses collègues, en revanche, le métier s’exerce, dans ce collège difficile, aussi bien qu’ailleurs, moyennant quelques savoir-faire qui mêlent fermeté et bienveillance.

Ce clivage montre bien que la perception professionnelle d’un « désordre » dépend de la part que prennent au quotidien les moments que l’on a l’impression de consacrer exclusivement à l’instauration d’un « ordre » nécessaire et ceux qui donnent sens à la présence d’un enseignant : les temps d’apprentissage. La tentation est alors grande de penser la restauration d’une certaine « socialité » comme un préalable évident au voyage vers les savoirs. Le quart d’heure passé, dans certaines classes, à suspendre les multiples intérêts divergents des uns et des autres avant de pouvoir se mettre au travail, peut faire penser que c’est l’école tout entière qui devrait se donner du temps pour socialiser, afin qu’ensuite, dans un espace apaisé, on apprenne sereinement. Mais poser ainsi la question en termes chronologiques n’est guère satisfaisant.

Cette perplexité a engagé les organisateurs des Rencontres d’été du CRAP-Cahiers pédagogiques à mettre au programme de leur semaine annuelle, en 1994, 1995 et 1996, une réflexion sur le lien social à l’école : expression à peine lancée que déjà usée, mais qui invitait à creuser le sujet.

Si on a commencé par constater une absence de liens à l’école, il a fallu quitter bien vite cette vision  » en creux  » : là où on diagnostique une non-adhésion aux principes qui rendent possible la vie collective, on perçoit aussi la présence d’autres liens qui rendent difficiles les apprentissages, comme l’appartenance à des groupes dont les règles et les marques ne permettent pas l’émergence d’une pensée libre d’apprendre, une pensée qui autorise à devenir plus unique et plus social en même temps. Et l’école, pour sa part, a du mal à mettre en place une réelle formation à ce qui s’appelle couramment la citoyenneté. Si les assertions sont aisées dans les discours officiels à tous niveaux, les réalités sont multiples, entre vraies réflexions de fond et parades de mots, face aux désaffections et aux ruptures qui laissent les uns désarmés et engagent les autres dans un effort d’analyse et d’action.

Dans ce champ d’interrogations, des groupes, aux Rencontres, ont exploré des approches possibles pour mettre en cohérence la volonté militante de changer l’école et la société avec les pratiques professionnelles. Certains ont cherché quelles pratiques de classe et d’établissement pouvaient permettre que l’information circule, que de vraies responsabilités soient exercées par les élèves, que le temps scolaire soit vécu comme un temps de construction personnelle et d’action collective. D’autres ont essayé d’éclairer sous divers angles la construction du rapport à la loi, se demandant aussi si cette éducation-là, condition de passage du privé au social, était en soi une finalité de l’école, et une finalité de quel ordre : officielle, réelle, cachée ? D’autres groupes se sont posé la question du sens des apprentissages, ou plutôt des sens, qui peuvent se construire par toutes pratiques privilégiant la lente appropriation des savoirs plutôt que leur imposition. Car apprendre, normalement, ne devrait pas laisser inchangé : si, comme le disent ici plusieurs contributions, tout savoir est social, l’école devrait être le lieu où le petit d’homme devient plus humain par l’entrée dans des savoirs vivants et partagés.

En juillet 1998, à Montpellier, c’est l’université d’été du Crap qui a repris le thème de la socialisation liée aux apprentissages, le déclinant en divers ateliers, les uns plus centrés sur l’établissement, d’autres sur la classe, certains sur les savoirs, d’autres sur les méthodes, mais tous préoccupés de réfléchir à une école qui ne renonce ni aux apprentissages ni à la construction du lien social – bien que le sociologue Robert Ballion se demande avec malice, dans sa conférence de clôture, si cela ne fait pas un peu trop, dans la conjoncture actuelle ! On trouvera dans ce cahier le texte de son intervention mais aussi des documents, témoignages et fiches-outils issus de ces ateliers de l’UE 1998 dont ce dossier constitue, sous une forme différente de l’habitude, les Actes.

C’est donc d’un ensemble de préoccupations et de très riches échanges qu’est né le présent numéro (très lié par son thème à d’autres publications des Cahiers). Le lecteur soucieux d’aller  » au concret » pourra commencer par la troisième partie où des enseignants disent comment ils font pour tenir le pari des savoirs en même temps que celui de la socialisation. Les lecteurs plus académiques (?) commenceront par la première partie qui rassemble des contributions théoriques. La deuxième propose des pratiques scolaires socialisantes, des modes de participation des élèves autres que les communs faux-semblants. Nous souhaitons que dans ces parcours variés on ne trouve ni eau de rose ni vaine déploration, mais, peut-être, un de ces précieux grains de connaissance qui aident à agir.

Florence Castincaud, Professeur de français en collège, Nogent sur Oise.
Michel Tozzi, Maître de conférences, Université Paul Valéry, Montpellier.