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Apprendre à être responsable de ce qu’on dit

Bébert a été indispensable au départ. Pratiquer l’écoute et la parole dans un groupe d’une quinzaine d’élèves de 11 à 15 ans n’induisait qu’une seule règle : stopper le flot de paroles, se centrer sur l’activité d’un petit groupe, adopter une attitude curieuse, avoir envie de partager.

Bébert a servi à tout cela au début, et puis, nous avons essayé de fonctionner sans. Ça a marché.
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Dans mes activités de conseillère principale d’éducation (CPE) au quotidien, il me manquait une dimension, celle qui, il y a des années, m’a déjà fait passer le concours ad hoc et abandonner mon métier de professeure : accompagner les élèves dans l’apprentissage de l’expression des idées, de la pratique du débat, de la réflexion qui se frotte à la réalité, à l’autre qui n’est pas d’accord, dont on soupèse et interroge les arguments.

L’atelier philo répondait à ce besoin.
L’atelier philo est un formidable entrainement à l’outillage mental : je sais quoi faire, je sais comment le faire.

En effet, en tant que CPE, j’ai remarqué, au fil des années, ce manque cruel chez les élèves : ils n’ont pas de solutions internes pour résoudre pacifiquement les problèmes qu’ils affrontent au quotidien, dans le groupe des pairs, en classe, dans la cour. La résolution passe trop souvent par la dispute ou l’appel au secours auprès du CPE, du professeur, de l’assistant d’éducation, jugés aptes à séparer, juger, punir (réparer si peu). On sort trop rarement de ce schéma stérile. Arrivés à l’âge adulte, nos élèves n’auront plus de référents.

Nous devrions refuser cette sous-traitance de la résolution des difficultés, même si notre expertise la rend rapide et, semble-t-il, plus directement efficace.

Devenir un citoyen responsable

J’ai construit, comme un professeur, une progression annuelle, autour de quelques thèmes à décliner : la solidarité, la résilience, les discriminations, le handicap, les stéréotypes. Le choix de ces étapes incontournables était guidé à la fois par l’observation et par ce qu’on appelle, institutionnellement, l’analyse du tableau de bord de la vie scolaire.

Un invariant important : dire au début de chaque rencontre, pour défaire les élèves de leur habitude scolaire d’avoir peur d’avoir faux, qu’il n’y a pas de bonnes ou mauvaises réponses mais des idées, des réflexions à partager, des émotions à nommer, des avis à argumenter. On commence ses phrases par « je » pour en prendre la responsabilité, évitant le « on » si pratique, mais généralisateur.

Devenir citoyen exige qu’on se dise responsable de ce qu’on dit, de comment on le dit : la citoyenneté n’est pas qu’un aspect du faire et du penser.

Une quinzaine d’élèves étaient fidèles à notre rendez-vous sur la pause méridienne, deux fois par mois. Le bouche à oreille a fonctionné au départ, et puis j’ai fidélisé un noyau d’une dizaine d’élèves.

Au fil des années, j’ai appris à varier les supports qui faisaient démarrer la discussion : des contes à visée éducative comme l’histoire du vieillard et de ses sept enfants ou celle de l’aiglon empêché de voler parce qu’il s’est laissé étiqueter « poulet », des affiches, mais aussi de courtes vidéos.

À partir de ces supports qui servaient tout autant d’accroche que de tremplin, le bâton de parole Bébert passait de main en main. Trituré, porté, il fluidifiait la parole. Passé de main en main pour donner la parole, il était la métaphore du débat pacifique.
Si je me suis plus détendue au fil des années, laissant la parole aller explorer des champs que je n’avais pas prévus dans ma séquence, il m’a toujours semblé important de veiller à la façon d’exprimer une pensée. Les mots sont importants et portent en eux une vision du monde et des interactions avec les autres, humains comme animaux.

Associer les élèves au choix des sujets

Un jour, deux jeunes filles de 5e m’ont demandé d’aborder aussi les questions d’écologie. Passionnées toutes deux par la survie des requins, elles souhaitaient y consacrer un atelier philo. La transposition didactique nous a valu quelques rencontres, échanges de documents entre elles et moi, jusqu’à leur œuvre finale : la rédaction d’un dialogue entre amis au restaurant, autour d’une soupe aux ailerons de requins !

Les échanges entre élèves, je les ai notés précieusement : « Ce sont des animaux, on peut les tuer », « les requins sont dangereux  », « non, les abeilles tuent plus de gens que les requins  », « et pourquoi ils mangent des chiens en Chine ? », « les dauphins c’est plus gentil  », « et le calendrier du facteur, il présente des photos de requins ? », « nous on préfère les photos de petits chiens  », « et si un jour il n’y a plus de requins ?  »

Instant magique : du haut de leurs 12 ans, elles interrogeaient leurs camarades sur le statut de l’animal selon la culture, sur les préjugés, l’anthropomorphisme, les habitudes liées à la culture avec, au final, l’avenir d’une espèce sur Terre.

Nous avons également interrogé le regard que nous portons sur le handicap en nous appuyant sur une vidéo de Lou Boland[[Lou je m’appelle Lou : https://youtu.be/VumaWumENEk]], adolescent belge ayant plusieurs handicaps : j’ai amené les élèves à commencer leurs interventions par « il est handicapé et… » et non « il est handicapé mais… ». Il aurait été utile et plus complet de parler d’avoir un handicap, et non d’être handicapé, mais j’ai préféré ne pas multiplier les consignes. Et mes élèves ont trouvé, au-delà des handicaps de Lou, la richesses de ses relations (il monte régulièrement sur scène pour des concerts, chante avec des artistes de renom, a présenté ses talents lors de l’émission Cap-482, équivalent belge du Téléthon français), son talent de musicien et d’interprète, sa célébrité positive, etc.

En exigeant de mes élèves qu’ils créent des phrases avec une conjonction de coordination spécifique, inhabituelle, je souhaitais les amener à entrevoir le handicap sous un autre angle : non pas seulement comme un manque, une déficience, mais un chemin à trouver en s’appuyant sur d’autres talents. C’était d’autant plus important pour moi que parmi mes élèves fidèles de l’atelier, se trouvaient ceux du dispositif ULIS (unité localisée pour l’inclusion scolaire), avec troubles cognitifs.
Agir en citoyen, encore une fois, passe par une façon de dire.

Dire pour agir

Dire, c’est étiqueter le monde et certaines étiquettes sont autant des freins que des souffrances. C’est l’histoire de l’aiglon à qui on avait toujours dit qu’il était un poulet. Des élèves s’y sont reconnus quand nous avons lu le conte ensemble : pourquoi la maman poule n’apprenait-elle pas à voler à son aiglon ?

« Une poule, ça ne vole pas, comment elle pourrait l’apprendre à un aiglon alors ?  »
« En fait, elle devrait l’encourager ! »

Et un élève souffla : « Moi, quand j’étais à l’école primaire, on me disait, “t’y arriveras jamais au collège”. »

Cette phrase, elle résonne et appelle un nouveau sujet, forcément, autour des prophéties autoréalisatrices, qu’on devra combattre pour qu’elles perdent leur pouvoir destructeur.

Gabrielle Lamotte
Ancienne CPE

Sitographie
Atelier populaire de philosophie en ligne, animé par François Galichet : http://philogalichet.fr/
Michel Tozzi, « L’apprentissage du philosopher », http://www.philotozzi.com/