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Analyse du travail et pratique enseignante

L’analyse des pratiques, largement développée dans le secteur éducatif, se fonde, notamment, sur la reconsidération a posteriori, de fragments de l’action professionnelle dont les acteurs sont invités à élucider le sens. Différentes approches se référant à divers champs théoriques s’y développent reprenant l’idée que le cadre proposé pour une telle activité favorise une prise de conscience de l’organisation et de la signification de l’action pour le sujet qui l’accomplit. Cette dynamique est créditée d’un effet formateur que l’on se situe dans le champ ouvert part J. Piaget (1974 a et b) ou dans celui de la psychanalyse ou encore, en référence au modèle d’un praticien réflexif. Ce n’est, toutefois, pas sur ce terrain que se fonde cette contribution. Les lignes qui suivent ne prétendent, en effet, nullement apporter des éléments à telle ou telle approche. Elles se situent en position d’extériorité à la fois au champ des analyses de(s) pratique(s) et très largement, aux professions du secteur éducatif. En effet, notre référence est issue d’une autre tradition, celle de l’analyse du travail, et s’est développée, largement, dans d’autres domaines professionnels [[Plusieurs programmes de recherche se situant dans cette optique prennent toutefois pour objet l’activité enseignante: on citera notamment les travaux des équipes regroupées autour de M. Durand ou de D. Faïta. Plusieurs publications en détaillent les résultats et notamment Durand (2001) Gal-Petitfaux; Saury (2002). On peut également y joindre d’autres recherches conduites dans un esprit voisin (Zeitler à paraître), Goigoux (2002).]]. Toutefois, il nous semble qu’elle n’est étrangère ni aux objets ni aux méthodes des analyses de pratiques ni aux débats qui y sont relatifs. C’est donc du point de vue de ce dialogue, de ce questionnement réciproque de deux traditions différentes, que l’on se situera pour esquisser quelques points de réflexion autour des notions de travail, de pratiques, d’actions et des fonctions des discours tenus par différents acteurs à ce propos.

1. Travail, tâche et activité

À la suite de Ombredane et Faverge (1955), l’analyse du travail se fonde largement sur les recherches en psychologie et ergonomie conduites durant le vingtième siècle. Elle opère, notamment, une distinction fondatrice entre tâche et activité ou, pour reprendre l’expression de J. Leplat (1997 vérifier), entre « ce qu’il y a à faire » et « ce que l’on fait ». Cet écart, est toujours repéré, y compris dans les situations où le travail est présenté comme de « simple exécution » et où la prescription (fiche technique, procédure, instructions…) prétend rendre compte de la totalité de l’action. C’est pourquoi le « travail réel » ne correspond jamais exactement à ce que la prescription en dit. Dans cet écart, il y a toute la contribution que chaque opérateur doit apporter pour donner au prescrit son effectivité. La tâche n’est, ainsi, à proprement parler, jamais « exécutée » mais toujours repensée, réorganisée, transformée en fonction de situations concrètes variant constamment et de chaque sujet particulier dont la biographie, la formation, l’expérience sont singulières. Dès lors, au modèle qui réserve à certains la conception (des espaces, des outils, des processus…) et à d’autres l’exécution, les analyses du travail soulignent que la tâche est l’objet de plusieurs élaborations de la part d’acteurs différents, y compris les opérateurs eux-mêmes. C’est à cette mobilisation subjective dans les situations, cet « usage de soi » (Schwartz 2000) que l’on réserve, en règle générale, le terme d’activité, marqué du double sceau de la singularité du déroulement des actions et des sujets s’y engageant.

2. Activité et discours du sujet

Cette notion d’activité est objet de débats (Leplat et Hoc 1983 ; Clot 1999) notamment pour savoir dans quelle mesure elle doit prendre en compte non seulement ce que le sujet fait mais également ce qu’il ne fait pas, ne peut faire, choisit de ne pas faire et qui demeure en lui, bien que non effectif dans l’action. Toutefois un consensus se dégage pour distinguer activité et conscience. En effet, nombre de travaux, d’horizons très divers, soulignent qu’une part de l’activité ne semble pas accessible directement par le questionnement du sujet lui-même. Il en va ainsi, semble-t-il, pour différentes raisons dont trois, au moins, concernent directement notre propos :
– La première est qu’une part de l’activité, notamment ce qui l’organise, n’est pas nécessairement présente à la conscience du sujet : du coup, lorsqu’il est interrogé ou invité à en parler, ces éléments demeurent absents du discours ;
– La seconde tient au fait que cela intervient dans le cadre d’une interaction définissant, pour une part, ce que le sujet choisit, accepte, tolère de communiquer à autrui sur ce point. Il y a là, bien sûr, le fait de rendre public ce qui peut apparaître comme relevant du « domaine privé » ou du patrimoine d’un groupe le réservant à ses membres. Mais il y a là, également, toute la dynamique du dialogue comme aide à l’élaboration d’une parole subjective. Clot et Faïta (2000) ont notamment montré comment la variation des interlocuteurs dans les autoconfrontations croisées, donnait accès à différents énoncés, ouvrant ainsi à une compréhension élargie de l’activité ;
– La troisième est que la vie sociale fournit une multitude de discours s’offrant à rendre compte de l’organisation de l’activité, y compris aux yeux du sujet lui-même : prescriptions, normes, raisons, buts, modèles institutionnels ou professionnels… Dire l’activité ce n’est donc pas, seulement, énoncer une parole solitaire dans le silence et l’attention de celui ou de ceux qui la recueillent. C’est aussi intervenir dans un débat où d’autres énoncés ont été formulés et par rapport auxquels le discours se positionne, situant ainsi celui qui le tient. Les notions de polyphonie et de dialogisme (Bakhtine 1984) éclairent ainsi ce fait que, s’efforçant à dire la singularité de l’activité qui est la sienne, le sujet polémique, argumente, réplique, approuve, renforce, critique, nuance d’autres énoncés à ce propos.

3. Accéder à l’expérience d’autrui

Dès lors, une question est de savoir ce qui peut être recueilli de l’expérience qu’un sujet a d’une situation. P. Vermersch (2000) a poussé loin cette réflexion, déniant à tout discours « en général » la possibilité de rendre compte de l’organisation des actions singulières. En effet, selon lui, cette dernière ayant nécessairement une dimension pré-réfléchie, toute parole du sujet qui n’est pas, fermement, conduite dans l’exploration de cette dimension, ne produit qu’une illusion de connaissance. Par ailleurs, on comprend mal comment, si une part de l’action n’est pas directement disponible à la conscience du sujet, elle pourrait néanmoins être énoncée. C’est le cas, par exemple, des compétences incorporées (Leplat 1997) qu’un sujet a tellement intégrées qu’elles organisent son action sans que sa conscience ne soit mobilisée pour cela et qu’il les omet dès qu’il tente d’en rendre compte par le discours. C’est également le cas de l’implicite du travail, tout ce qui va de soi, tout ce « qui va sans dire » pour un sujet ou un groupe particulier.

Ainsi, l’invite à la communication de l’expérience bute-t-elle sur les éventuelles réticences à rendre public mais, également, sur les difficultés à rendre dicible et manifeste à autrui. C’est pourquoi, nous semble-t-il, le sujet n’est pas laissé seul face à l’action qu’il évoque. Les méthodes en analyses du travail et plus particulièrement celles qui visent à formaliser l’expérience du sujet (Clot op. cit., Theureau 2000, Vermersch op. cit.) développent des dispositifs d’assistance à cette activité. Ceux-ci sont divers dans leurs intentions et leurs modalités. Toutefois, on peut les organiser selon la façon dont ils considèrent qu’il est possible d’accéder à leur objet. Pour certains, le sujet seul peut avoir accès à son expérience et le dispositif d’assistance doit lui permettre de retrouver, en fait, le vécu de l’action passée. Pour d’autres, le sujet accède d’autant mieux à l’expérience qu’il est étayé par deux éléments de la situation de communication :
– Le dialogue avec un destinataire des énoncés, pair ou tiers (chercheur, formateur…). Ce dernier intervient alors doublement : il facilite l’activité que l’énonciation nécessite, en la guidant, l’accompagnant, la soutenant. Il contribue également à la formalisation en ce qu’il confronte le locuteur à une exigence de communication, c’est-à-dire, in fine, à permettre au destinataire d’accéder, au travers des mots, au sens que le sujet leur attribue en fonction de l’expérience qu’il évoque ;
– Le lien avec des traces de l’action servant de support au dialogue.
La notion de traces est ici particulièrement importante : il s’agit de ce qui demeure de l’action passée, soit du fait de son déroulement (brouillon, déchets, produits…) soit du fait de l’intervention d’autrui (enregistrement, notes, grilles…). Dans tous les cas, on s’attache à établir, en médiation de la relation sujet/destinataire, un troisième terme auxquels les deux protagonistes ont accès. Le fait qu’existe un objet entre les deux sujets du dialogue, permet de revenir toujours aux différents points de vue sur cet objet et, ainsi, sur les différences de compréhension de l’action dont il est l’occasion. Il peut s’agir, de plus en plus fréquemment, d’enregistrements audio ou vidéo, mais aussi de clichés photographiques, d’observations, d’objets…

Tous présentent la caractéristique à la fois d’être présents dans la situation de communication et dans la situation de référence, d’établir un lien entre les deux et donc de fournir le support d’un débat à leur propos. Par là, ils accompagnent l’activité du sujet qui parcourt, à rebours, ce processus. Le sujet n’a plus, alors, le monopole d’un accès immédiat (introspection) ou médiat (entretien d’explicitation) à l’expérience car l’objet vient ainsi en médiation de la relation à autrui. Ceci peut aussi bien conduire à une élucidation de l’organisation de l’action qu’à des quiproquos que le débat peut lever, mais permet toujours de référer l’interprétation que développent les acteurs aux situations et aux actions passées ainsi qu’à leurs significations pour le sujet lui-même et celui ou ceux à qui il s’adresse.

C’est pourquoi, d’ailleurs, les démarches d’analyse du travail, concluent généralement à une co-construction des analyses et, parfois, des interprétations, dans de tels dispositifs. C’est également sur cette base que l’on peut envisager la contribution de ces dispositifs aux dynamiques de développement professionnel. Si chaque opérateur, pour rendre le travail effectif, doit le transformer, il élabore à ces occasions, des connaissances spécifiques (Vergnaud 1999). La formalisation de l’expérience peut ainsi, d’une part, être l’occasion de la mise en discours de celles-ci comme semblent y inciter, par exemple, les dispositifs de validation des acquis de l’expérience. Mais on peut concevoir qu’une telle formalisation soit également une poursuite, hors de l’action, de la conceptualisation dont celle-ci était le cadre (Pastré 1999 ; Perrenoud 2001). Dès lors, on peut envisager sur cette base, les effets formateurs de ce type de pratique et ainsi reconsidérer les rapports non seulement entre travail et formation mais aussi entre apprentissage à l’occasion de l’action, par et dans l’action elle-même et apprentissage à contre-temps de l’action, par anticipation et rétrospection.

Les lecteurs familiers des dispositifs d’analyse des pratiques et des recherches conduites en ce domaine, auront vu toutes les proximités et nombre de différences entre les deux traditions que l’on évoquait au début de ce texte et dont il est bien difficile, dans chaque cas, de résumer la diversité. Il nous semble toutefois, à un moment où ces notions font l’objet d’un intérêt renouvelé, qu’il est opportun de les mettre en dialogue sur ces différents aspects. Les lignes qui précèdent s’y efforcent sur le point du rapport entre l’organisation de l’action et son énoncé et sur les usages que cela permet, tant du point de vue de la compréhension de l’activité professionnelle que de celle de l’apprentissage [[Un texte complémentaire aborde la question de la dynamique réflexive à l’œuvre et ses effets en formation (Actes des journées d’étude des IUFM Nord-Est, Arras, 365 juillet 2002).]].

Philippe Astier, Université de Lille1 (CUEEP)/CNAM (CRF)


Bibliographie
Bakhtine M. – (1984).- Esthétique de la création verbale. – Paris, Gallimard/NRF, pp. 27-210.
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Clot Y. – (1999).- La fonction psychologique du travail. – Paris, PUF, 243 p.
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Clot Y. Faïta D. – (2000).- Genres et styles en analyse du travail. Concepts et méthodes. – Travailler N° 4, pp. 7-42.
Durand M. – (2001).- Chronomètre et survêtement. Reflets de l’expérience quotidienne d’enseignants en éducation physique. Éditions Revue EPS, Paris, 2001, 282 p.
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Petitfaux N ; Saury J. – (2002).- Analyse de l’agir professionnel en éducation physique et en sport dans une perspective d’anthropologie cognitive, Revue française de pédagogie, N° 138, janvier-mars 2002, pp. 51-62.
Goigoux R. – (2002).- Analyser l’activité d’enseignement de la lecture : une monographie. Revue française de pédagogie, N° 138, janvier-mars 2002, pp. 125-134
Leplat J. ; Hoc J-M. – (1983).- Tâche et activité dans l’analyse psychologique des situations in Leplat J. (coord.) L’analyse du travail en psychologie ergonomique. Tome I. Octarès, Toulouse, pp. 47-60.
Leplat J. – (1997).- Regards sur l’activité en situation de travail. Contribution à la psychologie ergonomique.- Paris, PUF, 263 p.
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Ombredane A. Faverge J-M. – (1955).- L’analyse du travail : facteur d’économie humaine et de productivité. – Paris, PUF, 236 p.
Pastré P.- (1999). – L’ingénierie didactique professionnelle in : Carré P. Caspar P. (dir.) Traité des sciences et techniques de la formation. – Paris, Dunod, pp. 403 – 418.
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Perrenoud P. – (2001).- Développer la pratique réflexive dans le métier d’enseignant. – Paris, ESF, 219 p.
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Piaget J. – (1974 a).- La prise de conscience. – Paris, PUF, 282 p.
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Piaget J. – (1974 b).- Réussir et comprendre. – Paris, PUF, 253 p.
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Schwartz Y. – (2000).- Le paradigme ergologique ou un métier de philosophe. – Toulouse, Octares, 763 p.
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Theureau J.- (2000). – Anthropologie cognitive et analyse des compétences. in Centre de Recherche sur la Formation. L’analyse de la singularité de l’action, Paris, PUF, pp. 171-212.
Vergnaud G. (1999).- Le développement cognitif de l’adulte in Carré P ; Caspar P.- Traité des sciences et des techniques de la formation. Paris, Dunod, pp. 189-203.
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Vermersch P. – (2000).- Approche du singulier, in Centre de Recherche sur la Formation. L’analyse de la singularité de l’action, Paris, PUF, pp. 329-257.
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Zeitler A. – Apprentissage et émergence de types chez un apprenti enseignant. Recherche et formation, 2003.