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Amiens, mars 1968 : tout le monde est d’accord pour changer l’école !

Il est des moments où l’on sent qu’on tutoie l’Histoire, avec un grand «H». Des moments où l’on se dit que la révolution est à portée de main. En 1968, à Amiens, nul besoin d’attendre pour cela que se dressent les barricades du mois de mai. Après avoir organisé fin 1966 un premier colloque à Caen sur la recherche universitaire, l’Association d’étude pour l’expansion de la recherche scientifique (AEERS), née dans les réseaux mendésistes, convoque une nouvelle réunion à la mi-mars 1968 pour s’interroger sur la formation des enseignants.

Au lieu des 250 participants attendus, ce sont 720 personnes qui se bousculent à la Maison de la culture d’Amiens sous la présidence du mathématicien André Lichnerowicz, professeur au Collège de France, pour applaudir pêle-mêle la dénonciation par le chercheur Pierre Bourdieu de l’école des «héritiers», l’appel à la révolte du syndicaliste Alain Geismar, ou la condamnation par le ministre Alain Peyrefitte d’une école où l’on s’épuise à enseigner aux jeunes des savoirs «auxquels les adultes ne croient plus eux-mêmes».

Un consensus sur des positions aussi audacieuses, au moment où Pierre Vianson-Ponté déplore dans les colonnes du Monde que « la France s’ennuie », est possible à ce moment car l’idée du changement est à la mode. Reflet d’une certaine opinion publique, la presse de la deuxième moitié des années 1960 semble engagée dans une émulation iconoclaste : de la dénonciation de « la monstrueuse injustice des examens » où règne « un véritable délire notateur », à la reconnaissance des comités d’action lycéens, dès janvier 1968, comme « un premier effort de revendication et de réflexion universitaire », les journaux, aussi bien Combat que Le Figaro, saluent la montée de l’agitation de la jeunesse comme une saine interpellation de la société des adultes, d’emblée discréditée par son immobilisme.

Une forte dynamique

En matière strictement scolaire, la dynamique est forte. La communication de Jean-Émile Charlier, professeur à l’Université catholique de Louvain, rappelle que dans le monde anglo-saxon, les rapports Coleman (1966) et Plowden (1967) ont mis la question des inégalités au cœur de la réflexion. En France, le message est porté au milieu d’une effervescence militante (1300 personnes assistent au congrès de l’ICEM-Freinet en 1967 !) par des associations dynamiques, comme Enseignement 70 ou Défense de la jeunesse scolaire, fondée par des médecins et des universitaires, et dont Patricia Legris, maîtresse de conférences à l’Université de Rennes 2, signale qu’elle compte 3000 membres en 1968. Les réseaux de la CFDT, activés notamment en 1964, du PSU et du mendésisme, étudiés par Noëlle Monin, maîtresse de conférences à l’Université de Lyon 2, rapprochent des acteurs divers, tandis que le ministre Alain Peyrefitte, présenté par André Robert, professeur émérite à Lyon, s’est engagé sincèrement dans la rénovation pédagogique en créant une commission ad hoc et en annonçant l’ouverture d’établissements expérimentaux à la rentrée.

Lorsque le recteur d’Amiens Robert Mallet ouvre le colloque, tous les espoirs sont donc permis. Les témoins invités pour le cinquantenaire (dont Francine Best) rappellent tous l’impression de bouillonnement que leur ont laissé les assemblées plénières et les ateliers, de même que les relations qui se nouent dans les couloirs entre militants, chercheurs et administrateurs. Le discours des journaux est à l’avenant : Amiens, pour L’Express, est la «capitale de la révolte», tandis que pour Le Nouvel Observateur, le colloque marque le «départ d’une Longue Marche» (sic), au point qu’«il sera désormais à peu près impossible de faire machine arrière».

«Apprendre à devenir»

Il est vrai que le colloque a attaqué de front des questions brûlantes. La commission des «finalités de l’enseignement» fustige la structuration disciplinaire des savoirs et présente l’école comme un lieu où il faudrait «apprendre à devenir» (selon le mot de Gilles Ferry, alors professeur en psychologie sociale et en sciences de l’éducation à l’université de Nanterre), en mettant en avant ce qu’on n’appelle pas encore les «compétences transversales». La formation des maîtres, cœur du colloque, fait l’objet de propositions très précises, tant en ce qui concerne le cursus de la formation initiale (généralisation de la formation à bac+4), ses lieux (création de «Centres universitaires de formation des maîtres», finalement mis en place en 1990 sous le nom d’IUFM), et son contenu : Dominique Bret, maîtresse de conférences à la Sorbonne, montre en effet que le dépassement de l’opposition entre formation académique et formation pédagogique des enseignants est une préoccupation centrale des congressistes d’Amiens, malgré la mise en avant systématique de cette contradiction par le débat public.

La très riche communication de Jean-Paul Delahaye, ancien directeur général de l’enseignement scolaire au ministère de l’Éducation nationale sous Vincent Peillon, souligne à quel point la très vive demande d’une grande autonomie des établissements s’accompagne de réflexions poussées sur les moyens d’éviter que celle-ci s’accompagne d’une aggravation des inégalités ou d’une dérive autocratique du pouvoir de la direction, en promouvant un encadrement réglementaire national ainsi que la collégialité dans la prise de décision.

Cette volonté de dépasser les contradictions est à la fois le grand mérite et la grande faiblesse du colloque d’Amiens. Deux mois plus tard, les événements de mai obligeant chacun à choisir de quel côté de la barricade il doit se tenir, la recherche d’une synthèse est devenue inaudible. La politisation des enjeux par mai 68 condamne les uns à faire de la rénovation pédagogique une priorité secondaire, subordonnée à la révolution sociale, tandis que les autres y voient une menace pour l’ordre et une capitulation devant les émeutiers.

Contradictions et illusions

Au demeurant, et c’est ce que ce colloque du cinquantenaire révèle avec le plus de netteté, le colloque d’Amiens était miné par ses contradictions mêmes. Un regard rétrospectif permet de mesurer le caractère illusoire de bien des espoirs qui s’y sont exprimés. Qui pouvait croire alors que la volonté de réforme d’Alain Peyrefitte serait soutenue par de Gaulle, qui avait d’autres priorités (ce qu’on commençait à appeler «l’orientation») et par Pompidou, dont les archives du cabinet, dévoilées par André Robert, montrent qu’il voyait l’événement d’Amiens comme une véritable menace ? Peyrefitte lui-même, d’ailleurs, voyait-il dans la rénovation pédagogique la même dimension révolutionnaire qu’une grande partie des congressistes, engagés à gauche ?

Comment, d’ailleurs, financer les changements attendus ? Dans son exposé sur le budget de l’Éducation nationale, Clémence Cardon-Quint, maîtresse de conférences à l’ESPE d’Aquitaine, suggère que les débats ne font que commencer, le ministre ayant la ferme intention de réformer à moyens constants, imaginant même pour cela de faire des économies grâce à des cours télévisés… Quant à l’adhésion des enseignants de terrain, alors recrutés à la hâte, formés à la va-vite et confrontés à ce que Louis Cros appelle «l’explosion scolaire», elle n’est tout simplement pas interrogée…

Le consensus d’Amiens repose donc sur des occultations non négligeables, qui ne peuvent rester éternellement masquées. Même si mai 68 n’était pas venu écraser l’événement, les rêves qu’on y a faits avaient-ils une chance de se réaliser ? Temps fort de la construction de réseaux militants, reconnaissance officielle de la nécessité de la rénovation pédagogique, étape dans la structuration d’idées et de représentations, le colloque d’Amiens a incontestablement contribué à ouvrir une voie, mais n’offrait guère de chances à des perspectives révolutionnaires. Même s’il ne demeure pas une référence symbolique au même titre que le plan Langevin-Wallon[[Laurent Guttierez et Pierre Kahn (dir.), Le Plan Langevin-Wallon. Histoire et actualité d’une réforme de l’enseignement, Presses universitaires de Lorraine, 2017.]], les propositions qu’il a formalisées ont inspiré bien des réflexions et même des réformes, sur le long terme.

Le colloque d’Amiens est donc bien un apogée, un moment de grâce avant que le voile ne se déchire. Mais comme le rappelle l’historien Antoine Prost, présent à l’époque et invité à formuler les conclusions du colloque de 2018, la dynamique qu’il couronne n’est pas parvenue à faire des projets qu’elle portait une «cause» inscrite à l’agenda politique, malgré le soutien du ministre. L’ancien ministre Robert Chapuis, invité lui aussi à témoigner de ses souvenirs, peut à juste titre déplorer que le rapport qu’il avait contribué à rédiger sur la formation des enseignants, en 1968, n’a rien perdu de son actualité : la rénovation pédagogique reste un point aveugle de l’engagement des politiques.

Yann Forestier
Professeur d’Histoire-géographie au lycée Le Verrier (Saint-Lô)
Chercheur associé au CAREF (Université de Picardie-Jules Verne)


A lire également sur notre site:
Mai 68 : fin ou commencement ?, par Antoine Prost
Un trou dans le calendrier, par Yannick Mével

Pour aller plus loin:
Le colloque d’Amiens de 1968 et l’autonomie des établissements, communication de Jean-Paul Delahaye au colloque d’Aliens de mars 2018
Et après Amiens ? article d’Élise Freinet de juin 1968


Logo en haut de l’article : image extraite du livre d’or du colloque de 1968, utilisé sur le programme du colloque de 2018.

Les prophètes d'Amiens, Le Nouvel Observateur, 27 mars 1968

Les prophètes d’Amiens, Le Nouvel Observateur, 27 mars 1968


Amiens, capitale de la révolte, L'Express du 25 mars 1968

Amiens, capitale de la révolte, L’Express du 25 mars 1968


Notre pays est atteint d'un véritable délire notateur, Le Monde, 18 mars 1968

Notre pays est atteint d’un véritable délire notateur, Le Monde, 18 mars 1968