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Aller le plus loin possible en maths

Plusieurs collègues ont déjà testé, avant leur arrivée dans cette équipe, ces groupes de niveau traditionnels où on partage les élèves en bons, moyens et mauvais, le troisième niveau étant un peu allégé pour se donner bonne conscience, mais où on se dit que s’il y avait trois groupes de bons, ce serait tellement plus simple. En général, le résultat n’est pas fameux, l’hétérogénéité est peu exploitée, les meilleurs se contentent du « standard », tandis qu’avec les deux autres groupes, on tombe dans le ron-ron. L’écart avec le premier groupe, loin de se réduire va s’amplifier, parfois très vite. Pour l’équipe, aucun mal, donc à écarter l’impasse des groupes de niveau.

Groupes de compétences

Nous avons choisi, pour notre part, de partir de la notion de « compétence ». Pour chaque niveau, 20 composantes sont suivies chaque année. Elles vont permettre à l’élève de mesurer ce qu’il sait faire et ce qu’il ne sait pas encore faire. En classe de troisième, l’élève dispose de sa fiche de suivi de 4ième et de sa fiche de suivi de 3ième. Ces 40 composantes sont cataloguées en trois grands domaines : numérique, géométrique et abstraction. Peu importe que le jeune surévalue ou dévalue son niveau, que la norme soit fluctuante d’un élève à l’autre ou même d’une classe à l’autre. L’important est de pouvoir faire émerger, pour chacun, le domaine où il est le plus compétent. Cependant, l’élève a le droit aussi d’affirmer, tout simplement, qu’il préfère le domaine numérique, que le domaine géométrique l’ennuie ou que le domaine abstraction lui échappe…

Capacités, compétences ou composantes qui font la compétence…
Se mettre d’accord sur la notion de capacités ou de compétences… Vaste problème qui débouche souvent en formation sur des échanges, stériles de tout transfert pratique dans le quotidien de la classe. Afin de contourner ce piège, choix à été fait de parler de « composantes », qui sont des objectifs d’apprentissage. évaluables et partagées dans l’équipe.
Pour un élève, c’est la maîtrise d’un certain nombre de composantes qui fera sa compétence dans un ou plusieurs des trois domaines : « numérique », « géométrique » ou « abstraction ».

L’enseignant, à partir du même document, a les moyens lui aussi, de faire une proposition qui sera peut-être contradictoire.
Pour la rentrée 2005, nous demandons pour la première fois un alignement de 2 fois 3 classes pour le niveau de troisième et décidons de tenter l’expérience des groupes de compétences.
Durant le 1er trimestre, les élèves sont en mathématiques, dans leur classe habituelle. Les progressions sont communes. Les élèves savent, dès la rentrée de septembre, qu’ils auront à « classer » leurs composantes dans les trois domaines : numérique, géométrique ou abstraction. Ils savent qu’à partir de ce choix, les groupes de compétences seront composés et mis en place pour le 2ième trimestre. La progression bien sûr restera commune, les devoirs communs se dérouleront comme à l’habitude. Quel que soit le groupe dans lequel ils seront, toutes les options pour l’orientation seront ouvertes et négociées dans le cadre de leur classe d’origine.
Cela est affirmé mais on peut imaginer facilement toutes les réserves faites par les élèves et les parents. Dans l’équipe même la vigilance s’impose pour ne pas déraper vers des groupes de niveau. Les groupes bien sûr restent ouverts et sont reconstruits à la fin du 2ième trimestre sur les mêmes principes que lors du premier brassage.

Un vécu

Très inquiets au départ pour la constitution des groupes, nous décidons de partir du choix des élèves. Ce choix est obligatoire. Ils ne peuvent pas laisser un « vide » mais quand ils ont un doute, il leur est laissé la possibilité de faire un « double choix ». Sur ce principe, les deux constructions de groupe se sont faites sans problèmes, aussi bien au 2ième qu’au 3ième trimestre.
En terme de niveau, le groupe « abstraction » se détache des deux autres groupes. Les résultats au devoir commun de ce groupe sont meilleurs. Par contre rien ne permet de hiérarchiser le groupe « numérique » et le groupe « géométrique ». Quel que soit le trimestre, quel que soit le groupe, dans chacun on trouve des élèves qui seront orientés aussi bien en lycée d’enseignement général, en lycée professionnel ou en apprentissage. Dans les trois groupes de compétences, l’expression des élèves est plus importante que dans les classes originelles et les échanges entre adulte et élève(s), sont de façon générale, de meilleure qualité que dans les classes initiales…

Trois illustrations

Groupe géométrie – apprentissage des formules – Même si les « résultats » ne changent pas radicalement, il y a peu de démission face à l’apprentissage et des élèves qui n’étaient jamais « en avant » s’expriment.
Groupe abstraction – les racines carrées – le passage à l’écriture simplifiée rentre dans les automatismes du groupe alors que cela relevait de la « demande expresse » du professeur dans le groupe classe.
Complémentarité des pratiques – Les élèves s’inquiètent des changements de professeur mais semblent, une fois passée la période d’adaptation*, tirer profit des différentes personnalités et pratiques des enseignants.
*la deuxième période d’adaptation a été beaucoup plus courte que la première.

Cette expérience ne laisse pas les élèves indifférents. Leurs avis sont partagés mais globalement cohérents. Les regrets, les remarques négatives sont essentiellement affectives. Regret de la séparation d’avec une copine ou un copain, abandon d’un professeur, regret que « l’ambiance de la classe » soit changée voire que la classe « n’existe plus ». Les observations positives portent plus souvent sur les apprentissages. Les élèves n’ont pas été « transformés » mais écrivent « avoir plus travaillé », « mieux appris »…

L’évidence ne s’explique pas…

Cette histoire est d’abord celle de Cyril et de David, deux élèves de 3ième. Au deuxième trimestre, Cyril et David sont dans le groupe « géométrie ». David est un bon élève, ayant des possibilités intellectuelles importantes mais qui n’ose pas « sortir de son cadre ». Il a déjà choisi de prendre une orientation professionnelle. Cyril est un élève sympathique, en grande difficultés mathématiques. Il a jeté l’éponge et trouve un équilibre dans sa conviction que les mathématiques ne sont pas faites pour lui. Entre rêveries et sommeil, il est habitué à laisser filer le temps.
Seul problème, dans ce groupe, Cyril est sollicité régulièrement : passer au tableau, répondre à une question… Son silence ne débouche plus, comme les années précédentes, sur l’habituelle mise à l’écart. Du coup, il « essaye de faire » de plus en plus régulièrement mais n’arrive jamais à « faire dans le temps ».
David, efficace, pertinent dans ses réponses termine son travail dans les premiers de ce groupe. Je lui propose de devenir le tuteur de Cyril.
Le duo fonctionne bien. David, tuteur prend de l’aisance dans le groupe « géométrie ». Il profite du travail qu’il fait avec Cyril et passe des explications à Cyril aux explications collectives pour l’ensemble de la classe.
Quand vient le temps de recomposer les groupes avant le troisième trimestre, je propose à David de passer dans le groupe abstraction… Abandonner Cyril ? Il refuse dans un premier temps le changement de groupe.
Et si les deux élèves passaient dans le groupe abstraction ? L’équipe adulte n’hésite pas trop longtemps. Cyril essaye de négocier le droit de « ne plus être interrogé à l’oral », de revenir à son ancien statut. Pour cela il faut revenir sur les règles de fonctionnement dans le groupe, sur le fait que tous les élèves ont les mêmes droits et les mêmes obligations. Impossible. Et c’est finalement cette garantie, l’assurance que personne ne le pointera du doigt, qui lui fait accepter, pour continuer son travail avec David, le passage dans le groupe abstraction.
Une chose pourtant nous avait échappée. David, au cours du troisième trimestre, abandonne l’option professionnelle en lycée et décide de se tourner vers l’apprentissage… Sans problème, il trouve deux patrons… qui lui proposent de venir faire un stage de découverte et donc de quitter la classe durant deux semaines. Conséquence, Cyril doit faire quinze jours en solo… Problème posé à la classe… Règlement rapide. Hyu est porté « volontaire » par le groupe. Hyu est un très bon élève, excellent en mathématiques, bien intégré. Sa réussite scolaire ne l’a pas isolé du reste de la classe. Il semble « naturel » à tous que ce soit lui qui devienne le tuteur intérimaire de Cyril.
Hyu prend le relais. En première impression, tout se passe bien. Pourtant quand on va reparler plus précisément de cette situation en heure de vie de classe, constat sera fait par le trio que le tutorat fonctionnait mieux pour David et Cyril que pour Hyu et David. Hyu très bon élève, depuis « toujours » n’était pas capable d’expliquer un certain nombre de choses qui pour lui étaient « évidentes ». L’évidence ne s’explique pas. David, par contre, n’était pas confronté à cette « évidence ». Il venait de rencontrer la même difficulté… Pour lui, il y avait quelque chose à expliquer. Une illustration concrète que le meilleur médiateur n’est pas celui qui a le meilleur niveau mais celui qui vient de traverser la situation.

Une panacée ?

David, Cyril et Hyu… Une situation de rêve… ? Parmi d’autres, des instants privilégiés en tout cas. Des instants dont je ne suis pas sûr qu’ils auraient pu se produire si ces groupes de compétences n’avaient pas été mis en place. En les construisant sur une dynamique constructive, sur ce que savent faire les élèves, plus que sur ce qu’ils ne savent pas faire, la communication « trio d’enseignants <-> élèves », « élèves <-> élèves » a été favorisée.
Avec ces groupes, les élèves en difficultés ne sont pas devenus de bons élèves, les « devoirs oubliés » sont restés à la maison, le manque de travail est resté chronique pour certains élèves. Mais aussi bien pour les parents, que pour les élèves et pour l’équipe, deux sentiments ont été partagés. Le premier, celui que malgré les bouleversements trimestriels, l’affectif a été protégé. La volonté collective de remplacer le jugement de valeur par « tu sais faire » ou « tu ne sais pas encore faire » a été entendue par beaucoup d’élèves. Le deuxième, celui que d’avoir bousculé les habitudes a permis à chaque élève d’aller plus loin dans ses apprentissages ou au moins d’en avoir l’impression.

Robert Guichenuy, Enseignant et formateur dans l’académie de Strasbourg.