Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

Allègements successifs des programmes en mathématiques : une légèreté didactique ? (version longue)

Un allégement surprenant

Les programmes d’enseignement des mathématiques pour l’école élémentaire, publiés en 2002, lorsqu’on les compare aux précédents, se trouvent « allégés » de divers contenus. Ce processus d’allégements successifs n’est pas récent, mais il a pris aujourd’hui une telle ampleur qu’il est devenu source de polémiques. Jean-Pierre Demailly [[Arnoux, P. & Demailly, J.P. (2003). Un échange de courrier à propos des programmes du lycée. Texte mis en ligne sur le site de la Société Mathématique de France (http:// smf.emath.fr / Enseignement / Tribune Libre /) ]] , par exemple, professeur d’université et membre correspondant de l’Académie des sciences, écrit à propos de la disparition de la notion de quotient décimal du programme de l’école élémentaire et, donc, de sa première rencontre au collège : « Avoir pour la première fois en sixième le concept de division des décimaux, c’est une lâcheté coupable. Et j’ACCUSE [[En capitale dans le texte.]] la communauté scientifique de laisser faire. »
La condamnation est sans nuance, mais il est vrai que cet allégement a un caractère surprenant. En effet, l’enseignement de la division avec quotient décimal ne pose pas de difficulté particulière à l’école élémentaire pour peu que les élèves aient compris : 1°) la division avec quotient entier, 2°) le fractionnement décimal. De plus, cet enseignement permet aux élèves de mettre en relation ces deux contenus importants du programme. C’est d’ailleurs un excellent moyen d’apprécier si un élève a compris ce qu’est un nombre décimal que de lui demander à quoi correspondent les chiffres qui apparaissent lorsqu’on « pousse une division après la virgule ».
Alors, pourquoi cet allégement ? C’est certainement dans la compréhension de la division avec quotient entier qu’il faut en chercher la raison. Très souvent, en effet, l’enseignement des notions de quotient et de reste et l’emploi explicite du signe de la division (a : b) ne commencent qu’en fin de CM1, voire en début de CM2 ! C’est tard et très peu de temps est ainsi laissé à cet apprentissage. Il devient alors difficile que la quasi totalité des élèves comprennent la division avec quotient entier à l’école élémentaire et il devient, par conséquent, encore plus difficile qu’ils comprennent la division avec quotient décimal.
Les concepteurs des nouveaux programmes ne partagent évidemment pas une telle analyse sur les allégements successifs en mathématiques. C’est ainsi que Roland Charnay, qui a piloté la commission chargée de leur élaboration, écrit [[Charnay, R. (2002) Pour une culture mathématique dès l’école primaire. Bulletin de l’APMEP, 441, 409-417.]] : « Certains dénoncent, par exemple, le fait que, progressivement les programmes ont renoncé à enseigner la division aux enfants du cycle 2, alors que la division par 2 ou par 5 était autrefois envisagée dès le CP. Ils ont à la fois raison et tort. Formellement raison, parce que le mot « division » n’est pas utilisé au cycle 2 et qu’aucune technique particulière n’est mise en place. Fondamentalement tort, parce que l’enseignement de la division est bien envisagé depuis le début du cycle 2 (et même depuis la fin de l’école maternelle), puisque dès ce moment de la scolarité, les élèves sont confrontés à des situations de partage ou de distribution qu’ils résolvent par des solutions personnelles qui évoluent en même temps que les connaissances élaborées par les élèves : dessin et dénombrement en maternelle et au début du CP, additions ou soustractions itérées et essais organisés de multiples dans la suite du cycle 2 et au début du cycle 3, division au cycle 3. C’est une autre progressivité des apprentissages qui est à l’œuvre, avec le souci d’asseoir le sens et la structuration des notions sur les expériences et les savoirs capitalisés antérieurement. »
Tout dépend évidemment de ce qu’on appelle « enseigner la division ». L’objectif principal de ce texte sera de défendre l’idée qu’on a tout intérêt à définir ce qu’est l’enseignement de la division et, plus généralement, ce qu’est l’enseignement d’une opération arithmétique, de manière plus stricte que ne le font les didacticiens qui s’expriment comme Roland Charnay. Pour mieux cerner ce que peut signifier « enseigner une opération », on commencera, dans ce texte, par envisager le cas d’une opération dont personne ne met en doute que son enseignement doive commencer effectivement au CE1 : la multiplication.

C’est l’équivalence entre deux procédures qui fonde la multiplication

Dans une recherche menée au Brésil, Schliemann et collègues (1998) ont proposé divers problèmes à des « enfants de la rue » de 12 ans environ qui n’avaient jamais été scolarisés mais qui avaient développé des compétences numériques parce qu’ils maniaient quotidiennement de l’argent pour exercer des petits commerces. Avec ces jeunes gens, le problème : « Quel est le prix de 3 objets à 50 cruzeiros l’un ? » conduit à un taux de réussite de 75 %. Or, lorsqu’on propose aux mêmes jeunes gens le problème : « Quel est le prix de 50 objets à 3 cruzeiros l’un ? », le taux de réussite est de… 0 % ! Les deux énoncés utilisant les mêmes mots et les mêmes nombres, comment expliquer une telle différence ? Pour chercher le prix de 3 objets à 50 cruzeiros, ces jeunes gens comptent de 50 en 50 : 50 (1), 100 (2) et 150 (3). Pour chercher le prix de 50 objets à 3 cruzeiros, ils comptent de 3 en 3 : 3 (1), 6 (2), 9 (3), 12 (4)… Dans ce dernier cas, évidemment, ils se découragent très vite. Les nouveaux programmes ont raison : avant tout enseignement, un enfant est effectivement capable de résoudre un grand nombre de problèmes par des « solutions personnelles », mais il importe de souligner que les procédures inventées restent toujours très proches d’une simulation de ce qui est dit dans l’énoncé [[Comme ces procédures restent proches d’une simulation du contenu de l’énoncé, leur nombre reste limité et, d’un enfant à l’autre, ce sont les mêmes qu’on observe. En ce sens, elles ne sont guère « personnelles » et l’emploi d’une locution telle que : « résolution à l’aide des seuls concepts quotidiens » aurait été préférable.]]. Quand on ne va pas à l’école, on ne découvre généralement pas tout seul qu’il est équivalent de calculer a fois b et b fois a. En effet, il ne va pas de soi que ces deux procédures conduisent au même résultat ; la compréhension et l’utilisation de cette équivalence ne s’effectuent pas « naturellement », dans la continuité des divers calculs d’additions répétées qu’un enfant est amené à faire. Elles nécessitent de participer, à l’école le plus souvent, à des séquences d’apprentissage qui sont délibérément conçues avec cet objectif. Et pour faciliter la transmission culturelle de cette équivalence, les hommes ont, fort heureusement, inventé l’écriture arithmétique a x b et le terme « multiplication », qui symbolisent cette équivalence et en signalent l’intérêt.
En France, dès le cycle 2, les enseignants se donnent ainsi pour objectif que leurs élèves construisent la conviction qu’il y a autant d’unités dans a groupes de b unités que dans b groupes de a unités, ce nombre étant désigné indifféremment par a x b ou b x a. L’appropriation de l’équivalence entre le calcul de a fois b et celui de b fois a (ce qu’on appelle aussi la commutativité de la multiplication) et sa symbolisation à l’aide du signe « x », conduisent à terme les élèves à être aussi à l’aise lorsqu’il s’agit de déterminer le prix de 50 objets à 3 € que s’il s’agissait du prix de 3 objets à 50 €. Les deux types de situations sont regroupées au sein d’une même catégorie : les situations de multiplication. Et l’on sait que, dans le cas où deux situations différentes (deux propriétés, deux procédures, etc.) sont ainsi reliées, les psychologues parlent de conceptualisation.

En France, la conceptualisation de la multiplication commence au CE1

Les résultats d’une recherche récente (Brissiaud et Sander, sous presse) [[Brissiaud, R., & Sander, E. (sous-presse). Conceptualisation arithmétique, résolution de problèmes et enseignement des opérations arithmétiques à l’école : une étude longitudinale au CE1. Acte du Colloque « Les processus de conceptualisation en débat : Hommage à Gérard Vergnaud ». Clichy-La Garenne. 28-31 Janvier 2004. 10 pages.]] prouvent que l’enseignement de la multiplication au CE1, produit effectivement les effets attendus. Pour le montrer, nous avons proposé en début et en fin d’année scolaire de CE1, deux problèmes analogues à ceux utilisés par Schliemann : « Combien y a-t-il d’images dans 4 paquets de 10 images ? » et « Combien y a-t-il d’images dans 10 paquets de 4 images ? [[Ces problèmes étaient présentés oralement et ils étaient mélangés parmi 10 autres dont les énoncés relatent des situations très différentes (partages, groupements, ajouts, retraits). On laissait 1 minute environ aux élèves pour donner la solution numérique de chaque problème.]]. Comme il est simple de compter de 10 en 10 et complexe de compter de 4 en 4, nous faisions l’hypothèse qu’avant tout enseignement de la multiplication, en début d’année, la réussite serait meilleure au premier problème qu’au second. Ce fut effectivement le cas : en début d’année, les taux de réussite ont été respectivement de 48 % et 17 %. En fin d’année, ils étaient de 72 % et 53 %.
Ces résultats s’analysent facilement. Les élèves ont progressé dans la résolution du problème correspondant à 4 fois 10 (de 48 % à 72 %). Ce progrès a des causes multiples : les élèves arrivent mieux à se représenter ce qui est dit dans l’énoncé qu’ils entendent ou lisent, ils comprennent mieux ce type de tâche (souvent, c’est au CE1 qu’ils rencontrent pour la première fois la résolution de problèmes énoncés oralement ou par écrit), etc. Les élèves progressent aussi dans la résolution du problème correspondant à 10 fois 4 (de 17 % à 53 %). Pour partie, ce progrès s’explique comme dans le cas du problème facile car les deux énoncés utilisent les mêmes mots et toutes les causes évoquées précédemment valent donc pour le problème le plus difficile. Mais il importe de remarquer que le progrès est plus important concernant le problème difficile (+ 36 %) que concernant le facile (+ 24 %) et l’écart entre les deux taux de réussite diminue donc corrélativement (de 31 % à 19 %). Aux explications générales du progrès, valables pour les deux versions du problème, il faut donc en ajouter une autre, spécifique à la version difficile : durant leur année de CE1, ces élèves ont appris que le calcul de 10 fois 4 peut être remplacé par celui de 4 fois 10. Les résultats de cette recherche montrent ainsi qu’au CE1, les élèves ont commencé à s’approprier cette équivalence, c’est-à-dire qu’ils ont commencé à conceptualiser la multiplication.

C’est aussi une équivalence entre procédures qui fonde la division euclidienne

Nous avons vu que des « enfants de la rue » ou des écoliers qui n’ont pas encore étudié la multiplication réussissent en grand nombre les problèmes conduisant directement à calculer 4 fois 10 et échouent massivement ceux qui conduisent initialement à calculer 10 fois 4. De même, concernant la division, nous allons voir qu’il est possible d’exhiber deux problèmes de partage qui, bien qu’ils apparaissent aussi faciles l’un que l’autre à des adultes cultivés, sont de difficultés très différentes avant tout enseignement de la division. Et l’explication que nous avancerons de cette différence sera la même : le problème difficile est massivement échoué parce que l’accès à un calcul facile y dépend de l’usage d’une équivalence entre procédures qui fonde la division euclidienne, une équivalence qui ne s’invente guère en dehors de l’école.
Considérons ainsi ce premier problème : « Mme Dulac partage 40 gâteaux entre 4 enfants pour que chacun ait la même chose. Combien de gâteaux chaque enfant va-t-il recevoir ? ». S’imaginer ce partage réalisé, c’est s’imaginer chacun des 4 enfants disposant devant lui d’un certain nombre de gâteaux, de sorte qu’il y ait 40 gâteaux en tout. Comme la relation numérique « 4 fois 10 font 40 » est facilement accessible, on peut faire l’hypothèse qu’avant tout enseignement de la division, ce premier problème se résout plutôt aisément.
Mais s’il s’agit de résoudre ce second problème : « Mme Dulac partage 40 gâteaux entre 10 enfants pour que chacun ait la même chose… », s’imaginer ce partage réalisé, c’est s’imaginer chacun des 10 enfants disposant devant lui d’un certain nombre de gâteaux, de sorte qu’il y ait 40 gâteaux en tout. Comme il n’est guère facile d’accéder à la relation : « 10 fois 4 font 40 », on peut faire l’hypothèse qu’avant tout enseignement de la division, ce second problème ne se résout pas aisément.
En revanche, ce second problème apparaît tout aussi simple que le premier à un adulte cultivé, soit parce que la relation « 10 fois 4 font 40 » lui est bien plus accessible, soit parce qu’il en reformule l’énoncé : « Il faut chercher 40 partagés en 10, ou encore : en 40 combien de fois 10 ? ». En effet, la réponse à cette dernière question est alors immédiate : 40, c’est 4 fois 10. En fait, cette équivalence, explicitement affirmée ici dans le « ou encore », entre la procédure de partage de a unités en b parts égales et la procédure de groupement de ces a unités en groupes de b unités (en a, combien de fois b ?), fonde la division euclidienne. L’adulte cultivé qui énonce la relation : « a partagé en b, ou encore : en a, combien de fois b ? », résume en quelques mots la principale raison d’être de cette opération arithmétique, et éclaire ainsi l’usage d’un même symbole, l’écriture « a : b » et du même mot « division », pour représenter les deux sortes de situation.

En France, la conceptualisation de la division commence-t-elle au cycle 2 ?

Deux questions se posent donc :
– 1°) Lorsqu’on propose les deux problèmes précédents (« Mme Dulac partage 40 gâteaux entre 4 enfants… » et « Mme Dulac partage 40 gâteaux entre 10 enfants… »), avant tout enseignement de la division, se confirme-t-il que le premier est beaucoup plus facile que le second ?
– 2°) Si c’est le cas, est-il possible, comme on l’a fait concernant la multiplication, d’utiliser ce phénomène pour savoir si les élèves commencent dès le CE1 à s’approprier l’équivalence entre procédures qui fonde la division ? Bien qu’aujourd’hui la division n’apparaisse plus « formellement » au programme du CE1, il se pourrait en effet que les élèves découvrent cette propriété en mettant en œuvre leurs « procédures personnelles » de résolution des problèmes de partage. C’est d’autant plus plausible qu’à ce niveau de la scolarité, ils commencent à s’approprier la commutativité de l’opération directe, la multiplication, et que, comme nous l’avons vu, l’usage de cette propriété peut conduire à la solution de problèmes difficiles de partage.

Pour répondre à ces questions, nous avons proposé ces deux problèmes (40 partagés en 4 et 40 partagés en 10) en début et en fin d’année de CE1 [[Ces problèmes font partie de ceux qui ont été présentés mélangés aux problèmes du type : “ Combien y a-t-il d’images dans a paquets de b images ? ”]] .En début d’année, les taux de réussite sont de respectivement 48 % et 10 %. En fin d’année, ils sont de 72 % et 20 %.
Comme dans le cas de la multiplication, il se confirme donc qu’en début d’année l’un des deux problèmes (40 partagés en 4) est bien mieux réussi que l’autre (40 partagés en 10) quoique les deux énoncés utilisent les mêmes mots et mettent en jeu, l’un comme l’autre, des nombres simples. Comme dans le cas de la multiplication, les élèves progressent dans la résolution du problème le plus facile (de 48 % à 72 % : + 24 %). Rappelons les explications d’un tel progrès : les élèves, en fin d’année, connaissent mieux ce type de tâche, ils arrivent mieux à se représenter mentalement ce qui est dit dans l’énoncé, etc. Ils progressent également dans la résolution du problème où l’on partage 40 unités en 10 (de 10 % à 20 % : + 10 %) mais, dans ce cas, les mêmes causes (meilleure connaissance de ce type de tâche, de la capacité à se représenter la situation, etc.) produisent un progrès moindre et l’écart entre les taux de réussite s’accroît donc corrélativement (il passe de 38 % à 52 %). La raison est certainement la suivante : dans le cas du problème où l’on partage 40 unités en 10, les élèves ne tirent que partiellement profit de leurs nouvelles compétences parce qu’avec les nombres 40 et 10, ils restent incapables d’obtenir la solution numérique. Et pourtant, la relation « 10 fois 4, c’est 40 » ne leur est plus inconnue. Mais l’utiliser dans ce contexte ne va pas de soi. Les élèves sont a fortiori, loin d’imaginer qu’on puisse résoudre un tel problème en cherchant : « En 40, combien de fois 10 ? ».
Nous avons vu que, concernant la multiplication, les élèves progressent plus au problème difficile (10 fois 4) qu’au problème facile (4 fois 10), ce qui révèle un début de conceptualisation de la multiplication : ils commencent à remplacer le calcul de 10 fois 4 par celui de 4 fois 10. Concernant la division, en revanche, les élèves progressent moins au problème difficile qu’au problème facile parce qu’ils n’ont pas commencé à conceptualiser la division : ils n’ont pas commencé à comprendre qu’on peut remplacer le calcul de « 40 partagés en 10 ? » par celui de « en 40, combien de fois 10 ? ». Lorsque l’école n’enseigne pas le concept arithmétique de division, la plupart des élèves, ne semblent pas le découvrir, pas davantage que dans le cas de la multiplication.

Qu’est-ce qu’enseigner la division ?

Revenons à la polémique évoquée au début de ce texte. Les concepteurs des nouveaux programmes ont raison d’avoir « le souci d’asseoir le sens et la structuration des notions sur les expériences et les savoirs capitalisés antérieurement ». Les élèves, en effet, ne s’approprient pas les concepts arithmétiques à partir de rien. Avant tout enseignement des opérations arithmétiques, ils sont susceptibles de résoudre un grand nombre de problèmes à l’aide des seuls concepts quotidiens d’ajout, de retrait, de partage, de groupement qui, pour l’essentiel, trouvent leur origine dans l’action sur les objets. De plus, comme nous l’avons vu, ils progressent entre le début et la fin du CE1 dans la résolution de ces problèmes à l’aide des seuls concepts quotidiens. Une partie du progrès s’effectue donc en continuité avec le progrès des connaissances « quotidiennes » des enfants.
En revanche, affirmer que l’enseignement de la division commence actuellement dès le CP, voire dès la maternelle, c’est envisager l’appropriation des concepts arithmétiques dans cette seule continuité des concepts quotidiens, c’est sous-estimer les ruptures nécessaires à la conceptualisation arithmétique. En effet, à strictement parler, enseigner une opération arithmétique, c’est créer des situations pédagogiques favorisant la prise de conscience de l’équivalence entre procédures qui fonde cette opération et c’est introduire les écritures appropriées pour symboliser cette équivalence (« a x b » pour la multiplication et « a : b » pour la division). Les séquences pédagogiques correspondantes représentent une rupture parce que leur enjeu n’est pas d’obtenir la solution d’un problème mais de prendre conscience que l’introduction d’un nouveau symbole, un « signe opératoire », va offrir la possibilité, selon le contexte, d’obtenir cette solution de diverses manières. Il s’agit moins d’y résoudre des problèmes que de théoriser leur résolution. Or, aucune séance de ce type n’a cours au cycle 2 concernant la division et, comme nous l’avons vu, les élèves ne pallient pas cette absence par des découvertes personnelles. Lorsqu’on définit l’enseignement de la division comme nous venons de le faire, les pédagogues qui affirment que celle-ci est toujours enseignée dès le cycle 2, apparaissent ainsi comme ayant à la fois formellement et fondamentalement tort.
Le plus grave, dans la façon de s’exprimer des concepteurs des nouveaux programmes, ce n’est pas qu’elle conduise à ne pas enseigner la division au CE1, car il est vrai que le choix du CE1 ou du CE2 comme point de départ de cet enseignement peut être l’objet d’un débat. Le plus grave, c’est qu’elle conduise trop souvent les maîtres à ne pas le commencer effectivement avant la fin du CM1, voire le début du CM2.
En effet, lorsqu’on définit l’enseignement de la division de manière relâchée, lorsqu’on laisse croire que cet enseignement commencerait dès le CP, voire dès la Grande Section de maternelle, on ne souligne pas l’importance du moment où le maître commence à enseigner l’équivalence entre le partage et le groupement et où il enseigne la symbolisation de cette équivalence en introduisant le mot « division » et l’écriture correspondante. Or, c’est ce moment qui, en toute rigueur, est le point de départ de l’enseignement mathématique de la division à l’école. La recherche dont quelques résultats ont été rapportés plus haut (Brissiaud et Sander, sous presse), conduit à penser que, sans un tel enseignement, les élèves améliorent séparément leurs compétences dans la résolution des problèmes de partage et dans la résolution des problèmes de groupement mais ne font pas de lien entre les deux sortes de compétences. Autrement dit, sans enseignement de l’équivalence entre le partage et le groupement et sans symbolisation et verbalisation de cette équivalence (avec l’écriture « a : b » et le mot « division »), il n’y a pas de conceptualisation de la division. Retarder le moment d’un tel enseignement, c’est évidemment prendre le risque de retarder et d’entraver les apprentissages mathématiques.

Les programmes de 2002 sous-estiment fréquemment les ruptures nécessaires au progrès des élèves

La critique précédente peut être étendue au-delà de la division tant il apparaît que les programmes, tels qu’ils sont rédigés, sous-estiment fréquemment les ruptures nécessaires aux progrès conceptuels. L’usage qui est fait dans ces programmes de la notion de « procédure experte » en est un autre exemple.
L’usage du mot « expert », en pédagogie, résulte d’un emprunt fait à la psychologie cognitive. Mais dans cette dernière discipline, ce mot est utilisé pour désigner des personnes et non des procédures. Un « expert » dans le domaine des échecs, par exemple, est une personne qui a une grande expérience de ce jeu et qui, de ce point de vue, s’oppose à ce qu’on appelle un « novice ». Par extension, il est évidemment possible de parler de « procédure experte » plutôt que de « personne experte », à chaque fois que l’emploi d’une telle procédure révèle l’expertise de celui qui l’emploie. C’est le cas lorsque la procédure en question peut être considérée comme inaccessible à un novice.
Par exemple : lorsqu’un élève doit résoudre le problème suivant : Eric a 14 images. Il achète d’autres images. Après il a 32 images. Combien en a-t-il achetées ? et lorsque cet élève calcule la soustraction 32 – 14, il est légitime de parler de « procédure experte » parce qu’en choisissant cette opération, l’élève utilise le symbolisme arithmétique à rebours du langage ordinaire (Eric a acheté des images, il en a plus et pourtant, on peut faire une soustraction !). Cet élève résout ce problème en faisant le même calcul que si le problème avait été : Léa a 32 images. Elle en perd 14… Pour lui, donc, l’écriture « 32 – 14 » est le symbole de l’équivalence entre la recherche de ce qu’il ajoute à 14 pour avoir 32 et de ce qui reste lorsqu’on retire 14 à 32. Cette équivalence est l’une de celles qui fondent la soustraction. Cet élève a amorcé la conceptualisation de la soustraction, on a bien affaire à un expert en herbe.
En revanche, les programmes de 2002 nous disent qu’en fin de cycle 2, la « seule procédure experte » qui soit exigible concernant la soustraction est l’usage du signe « – » pour résoudre un problème de recherche du résultat d’un retrait (Léa a 32 images. Elle en perd 14…).
Malheureusement, dans ce cas, on ne peut pas parler de « procédure experte » ! L’élève qui choisit de faire une soustraction pour résoudre le problème Léa se contente d’utiliser l’écriture « a – b » comme simple abréviation sténographique du langage ordinaire, dans son acception triviale, celle qui est immédiatement accessible au novice. Dès la fin du CE1, la grande majorité des élèves (environ 90 % !) est capable d’utiliser ce signe pour représenter la diminution d’une quantité après un retrait. Mais c’est seulement une minorité (un tiers environ) qui utilise à ce moment cette même écriture « a – b » pour résoudre le problème de type Eric. Et c’est seulement pour ces élèves-là qu’on peut effectivement parler d’un usage expert du signe « – ». Pour les autres, le signe « – » n’est pas, pas encore, un authentique signe arithmétique, symbole d’une équivalence entre procédures.
Il est particulièrement regrettable que dans le contexte de programmes officiels, on trouve qualifiée d’« experte » une procédure qui, la majorité du temps en fin de cycle 2, relève d’un simple savoir quotidien. Comme dans le cas de la division, cela peut avoir pour effet :
– de masquer aux enseignants ce qu’il sera important d’enseigner, à savoir les équivalences entre procédures qui fondent la soustraction ;
– d’en différer l’enseignement ;
– de rendre cet enseignement plus difficile en écourtant ainsi le temps d’apprentissage ;
– à terme, de rendre nécessaires… de nouveaux allégements de programmes ! ! ! [[La même tendance à gommer les ruptures entre connaissances quotidiennes et connaissances mathématiques, s’observe en géométrie. Dans le document d’application des programmes du cycle 2, par exemple, les auteurs avertissent que des enfants de cet âge sont généralement incapables de différencier un segment d’un trait. De manière surprenante, ils recommandent quand même d’utiliser le mot “ segment ”, en alternance avec le mot “ trait ”, pour que les élèves s’habituent dès le cycle 2 à l’usage du terme savant. À quoi cela sert-il de masquer la rupture entre la notion de trait et celle de segment, en recommandant l’usage du mot qui “ fait savant ” ?]]

Quelle(s) explication(s) aux allégements successifs de programmes ?

Résumons. Les nouveaux programmes soulignent bien l’importance d’« asseoir le sens et la structuration des notions sur les expériences et les savoirs capitalisés antérieurement ». En revanche, ils négligent l’importance des ruptures que représentent les séquences visant à l’appropriation des équivalences entre procédures qui fondent les concepts arithmétiques et ils ne soulignent pas que les écritures arithmétiques symbolisent ces équivalences. Du coup, les enseignants risquent de prendre pour de l’expertise des savoir-faire qui se situent dans la continuité des expériences numériques quotidiennes et ils risquent ainsi de retarder l’apprentissage des notions sous leur aspect authentiquement arithmétique. Mais, lorsqu’on raccourcit ainsi le temps pendant lequel il est permis d’apprendre, seuls peuvent s’en accommoder les élèves qui apprennent vite à l’école (parce qu’ils ont, en dehors de l’école, plus d’occasions de développer leurs connaissances quotidiennes). Et, pour éviter l’échec des autres élèves (les plus nombreux), il est dès lors très tentant de repousser au collège l’abord de contenus toujours plus nombreux.
Ne nous y trompons pas : cela pose un problème de fond car, dans certaines écoles, celles où une majorité d’élèves peut apprendre vite, les maîtres continueront à aborder ces contenus. Ils continueront, par exemple, dans le cadre d’une « situation de découverte », à faire interpréter la signification des différents chiffres qui apparaissent lorsqu’on « pousse la division après la virgule » (comme le document d’application des programmes 2002 recommande de le faire). En revanche, dans les écoles où le métier d’enseignant est particulièrement difficile, ce ne sera plus le cas. Et ceci en toute légalité puisque cette pratique pédagogique, bien qu’elle permette aux élèves de mettre en relation deux contenus importants du programme, la division et le fractionnement décimal, n’apparaît plus désormais, dans les programmes pour le cycle 3, que comme optionnelle. La logique qui consiste à « enseigner plus à ceux qui ont déjà beaucoup de connaissances et moins aux autres » s’en trouve ainsi malheureusement renforcée.
Finalement, si l’on veut se prémunir contre le risque d’institutionnaliser une école à deux vitesses, il paraît essentiel de repenser, au sein des programmes, l’équilibre entre continuités et ruptures dans la façon d’envisager et de décrire le progrès des élèves.

Rémi Brissiaud, MC de Psychologie à l’IUFM de Versailles, FRE CNRS 2627 « Cognition et Usages ».