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« Ah on est bien chez soi, on est bien… »

« Ah on est bien chez soi, on est bien… » [[Pascal Sevran, poète.]]

Dans la période de doute et de remise en questions que traverse l’enseignement, on entend souvent dire aujourd’hui : « Délaissons les débats continuels, fermons donc la porte de la classe et concentrons-nous sur ce qui se passe là : l’important c’est d’être avec les élèves. »
À qui ose annoncer en salle des profs qu’il a des difficultés avec telle ou telle classe, à qui ose interroger ses collègues à ce sujet, la réplique la plus fréquente semble faire écho à l’une des rubrique des Cahiers : « Ah non, chez moi ça va. » L’essentiel serait donc ce qui se déroule dans ce champ clos[[Évidemment, les enseignants d’EPS ou de documentation ont nécessairement une toute autre conception.]] du chacun pour soi. Le « chez lui » de l’enseignant[[J’écris « enseignants », mais il faut, bien sûr, comprendre à chaque fois « enseignant-e-s »]] serait cet espace-temps[[Il est bien vrai que son « service » est -jusqu’à présent- exclusivement décompté statutairement par ses heures de face à face.]] qui le confine dans le moment de la seule relation pédagogique. Rien que de banal en fait : on sait combien les enseignants du secondaire, aujourd’hui comme hier, pensent pouvoir se définir d’abord par leur discipline « Moi je suis prof de… », voire leur relation aux élèves. Ce serait l’essence même de leur métier.
Et si cette conception n’était que la marque d’un manque de réflexion ? Que le fruit d’un incroyable aveuglement ? Que le stigmate d’un véritable enfermement ?
Car enfin, ce qui détermine ma présence et ma pratique de cours, n’est-ce pas d’abord ce que je suis en tant qu’adulte, ce que je suis en tant que professionnel ? Ce qui se vit dans la classe dépend totalement de ce que je suis à l’extérieur, sauf à imaginer que j’entre en classe pour jouer un « rôle ». De même que l’élève y demeure tout entier l’enfant (ou l’adolescent) qu’il est hors la classe, l’enseignant ne se débarrasse pas de son statut d’adulte. Et heureusement. La relation pédagogique, autrement, cesserait tout bonnement d’être humaine. Il a existé des époques où le maître prétendait domestiquer par le savoir : ces temps sont heureusement révolus et la liberté a été gagnée par l’apprenant contre le disciple de jadis.
Mais surtout, il est impossible d’oublier ce que je vais faire, dire et construire en classe, en tant que professionnel, dépend non seulement de mon engagement idéologique et pédagogique personnel, travaillé ailleurs, mais plus encore de mon activité au sein de l’équipe des adultes de l’établissement. Fondamental est ce que cette dernière permet d’instituer : des règles de vie communes aux projets éducatifs en passant par les rituels collectifs, pour ne citer que quelques exemples transdisciplinaires. Ce sont de mon point de vue ces moments d’élaboration à plusieurs -en dépit (ou grâce à) des moments de frictions constructives- qui font le substrat véritable de la profession. Sinon, comment peut-on prétendre défendre en classe sans prêter à rire les valeurs de la coopération, de collaboration ou d’entraide entre élèves prônées par l’école publique ? Sinon comment exiger l’élaboration d’une sociabilité citoyenne ou l’affirmation d’une pensée critique authentiques ?
Las, on peut se rendre à l’évidence d’un enfermement certain dans l’individualisme -pourtant nié en parole– de bien des enseignants : il est symptomatique, réfléchis-y ô lecteur, que l’idée même de passer plus de temps dans l’établissement rend certains syndicalement malades, que le travail en équipe depuis (très) lontemps inscrit dans les textes est toujours rare, que l’accueil apaisé des familles reste peu fréquent, que la collaboration (voire la connaissance) des partenaires internes et externes demeure un objectif (n° 9 au « Cahiers des charges » (sic) des futurs collègues), bref que beaucoup d’enseignants n’envisagent pas leur établissement comme leur « chez soi »…
En attendant que tout cela change, heureusement, les élèves, eux, sauf quand ils sont en classe, s’y sentent chez eux !