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Agresseur, victime ou redresseur de torts ?

Lorsqu’un enfant de moins de trois ans regarde la télévision, tout lui parait si incompréhensible qu’il cherche avant tout à retrouver des repères sur lesquels s’appuyer. Et pour cela, il choisit bien souvent d’attacher son attention à celui des personnages qui lui parait le plus proche de lui-même par ses réactions. Mais comme les héros de ces séries sont assez stéréotypés, l’enfant s’identifie finalement toujours au même modèle : celui qui commande ou bien celui qui est commandé, celui qui cherche ou bien celui qui est cherché, ou encore celui qui frappe ou bien celui qui est frappé. Les enfants courent alors le risque de renforcer un registre relationnel exclusif. Celui qui a tendance à se percevoir plutôt comme meneur ou agressif sous l’effet de son milieu familial est ainsi incité à renforcer ce rôle tandis que celui qui se sent plutôt suiveur ou victime fait de même, avec le risque d’accepter d’éventuelles agressions comme une fatalité.
Les conséquences en sont visibles. Aujourd’hui, dès l’âge de trois ans, beaucoup d’enfants ont déjà des profils psychologiques marqués : certains se perçoivent comme des dominants et des agresseurs potentiels, d’autres comme des victimes craintives et d’autres encore comme des redresseurs de torts. Du coup, on assiste de la part d’enfants jeunes à des attitudes d’intolérance à la frustration, d’impulsivité, voire de violence, qui étaient pratiquement inconnues il y a encore dix ans.
Pour remédier à cette situation, nous avons proposé, et expérimenté, une méthode de jeu de rôle pratiquée par les enseignants des maternelles. Sa particularité est de partir des images que les enfants ont vues chez eux, et de construire un scénario dans lequel ils sont invités à jouer successivement tous les rôles : agresseur, victime ou redresseur de torts. Nous avons appelé pour cette raison cette activité le Jeu des trois figures. Dans ce jeu, ceux qui ont tendance à s’enfermer dans certains profils – notamment les postures d’agresseur et de victime – sont invités à éprouver d’autres positions possibles et les expérimenter. Ils se décollent de leurs identifications enkystées et retrouvent une marge de manœuvre – ou, pour le dire autrement, de liberté – sans qu’aucun d’entre eux ne soit stigmatisé. Il en résulte une meilleure ambiance en cour de récréation et la réapparition de jeux collectifs qui avaient disparu. Une étude statistique a permis de confirmer ces résultats qualitatifs. Les enfants ayant bénéficié de jeu de rôle ont moins tendance à s’identifier aux victimes ou aux agresseurs, et ils ont plus souvent tendance à adopter une posture d’évitement de l’affrontement et d’appel à l’adulte pour résoudre leurs conflits[[Résultats consultables en ligne.]].
Un manuel sur le jeu des trois figures est disponible gratuitement sur Internet : « Le Jeu des trois figures en classe maternelle » (à paraitre en mars 2011 aux éditions Fabert)

Serge Tisseron
Psychiatre, directeur de recherches de l’Université Paris Ouest Nanterre
Auteur notamment de
Virtuel mon amour, penser, aimer et souffrir à l’ère des nouvelles technologies et de L’Empathie, au cœur du jeu social (Ed. Albin Michel).

Pourquoi des jeux de rôles ?

Lorsqu’en 2007, nous nous sommes engagés dans l’aventure, nous avons eu le bonheur d’accueillir Serge Tisseron et son équipe de recherche, forts de leurs connaissances et de leurs mots, de leur volonté de nous accompagner dans l’expérience. Nous avons pu échanger sur notre rôle d’enseignant, nos soucis de mise en œuvre, nos analyses et bilans tout au long de l’année. Je me souviens avoir pu exprimer mes craintes que des enfants puissent parler d’images pornographiques, même si la situation ne s’est pas présentée. Il s’agissait, ensemble d’essayer de construire des réponses.
De retour dans nos écoles, cette formation a pu alimenter notre réflexion et nos actions visant le développement du langage oral chez nos élèves. Une fois par semaine, une enseignante de Petite section et moi-même prenons chacune en charge une moitié de ma classe de Grande section, pour une séance d’environ trente minutes. Je constate toujours autant de motivation, d’envie et de plaisir de jouer. Ils comprennent la règle du « faire semblant » ainsi que celle de jouer successivement les trois rôles. Certains enfants s’expriment peu et restent observateurs, mais ils montrent un intérêt évident pour « ce qui se joue ». Les enfants nous parlent bien sûr des émissions que beaucoup connaissent et regardent (Ugly et les cafards, Dora), mais aussi de films (Spiderman, Harry Potter), d’images d’actualités qu’ils ont vues aux informations.
Lors de la construction du scénario, nous constatons souvent que les enfants ont du mal à mettre des mots sur les actions, les émotions, à proposer des petites phrases de dialogues. Nous nous attachons à préparer et à mettre au point cette parole avec le groupe et, lorsque des enfants jouent successivement les trois rôles, à assurer le respect du scénario.
Comme tout autre apprentissage mené à l’école, nous voulons, de plus en plus, que les enfants aient une conscience du « pourquoi des jeux de rôles », en essayant d’expliciter l’activité avec des mots simples (se préparer à la vie, selon les moments, quelquefois se défendre, demander de l’aide, pouvoir choisir).
Cette activité s’inscrit naturellement parmi toutes les activités de langage que nous menons en classe, pour apprendre à échanger, s’exprimer, raconter, respecter les règles de prise de parole… et parler régulièrement de ce qui se passe ou s’est passé lors d’une activité, lors de la récréation.

Laurence Savary
Enseignante en Grande section en école maternelle à Argenteuil (Val d’Oise)