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Accueillir en CP

Pour les familles dont la culture est éloignée de celle de l’école, et plus encore si cette culture est référée à la tradition orale, des résistances symboliques doublées de réalités difficiles risquent d’entraver l’investissement de l’enfant, inhibant sa capacité à investir des objets de culture vers lesquels symboliquement sa famille ne l’incite pas à se diriger.
Au-delà des injonctions parentales de bien écouter, d’être sage, de faire ce que demande la maîtresse, l’enfant perçoit une situation dont la complexité freine l’accès au sens.
Il est en effet bien difficile, à 6 ans, de se lancer à l’assaut d’un savoir que la famille n’aurait pas au préalable présenté  » à petite dose » : le psychanalyste Donald Winnicott auquel l’on doit cette expression invite à concevoir l’impossibilité pour un enfant de s’approprier des objets de savoir sur lesquels sa famille, et notamment sa mère, n’aurait pas préalablement porté elle-même son investissement. C’est d’abord à la maison que se prépare le CP car c’est d’abord à la maison que s’envisage la culture. Alors que les parents qui sont allés à l’école française peuvent transmettre ce que sera cette entrée à la grande école et comme il est enthousiasmant de savoir lire et écrire, certaines familles, de cultures différentes, qui n’ont jamais côtoyé l’école française, sont bien en peine de prendre la mesure de ce qui va être proposé à leur enfant, de se le représenter et d’y préparer leur enfant. Alors que d’autres parents peuvent rassurer leur enfant, lui signifier qu’ils seront présents et aidants si des difficultés devaient apparaître sur sa route, les parents non lecteurs, non scripteurs, pour lesquels le français reste une langue difficile à apprendre ne transmettent à leurs enfants, bien malgré eux, qu’un lot d’angoisses supplémentaires devant une tâche qui apparaît aux uns et aux autres impossible à envisager. L’entrée au CP cristallise cette impuissance parentale, et peut être vécue comme une rupture dans la relation mère-enfant.
Le projet vise à inverser ce processus en créant une passerelle entre la culture d’avant la migration et la culture du pays d’accueil. L’entrée dans la culture écrite est une part importante du chemin vers l’acculturation et il est donc normal que l’année de CP soit un moment déterminant de la scolarité de nos élèves.

Les principes

Ce projet est traversé de différents enjeux : l’un d’entre eux vise à lutter contre « la surreprésentation des enfants de migrants » dans les statistiques de la grande difficulté scolaire. Il associe de façon complémentaire différents champs de recherche en sciences humaines, notamment de la médiation, la didactique du français et plus précisément les perspectives de la linguistique concernant l’apprentissage de la lecture d’une part et l’acquisition d’une langue seconde d’autre part.
Le projet repose sur l’idée de favoriser pour l’enfant un espace de médiation qui soit à la fois scolaire et familial car si l’école est le premier passeur vers la lecture-écriture, elle est aussi à travers cette pratique un levier d’intégration sociale.
Au service de cet objectif, il s’agit d’articuler deux actions :
– donner aux mères la capacité de prendre en charge l’accompagnement à la scolarité de leur enfant et occuper leur place dans la mission d’assurance ou de réassurance devant les apprentissages ;
– donner aux enfants la possibilité d’investir sereinement les apprentissages en s’appuyant sur l’étayage bienveillant et opératoire de leur mère.

La démarche

Vers les mères : La perspective, si elle se définit en première instance au profit des élèves, suppose, en corollaire, des enseignements en direction des mères tels que l’apprentissage de la lecture sur caractères latins, dans sa composante la plus élémentaire de compréhension du fonctionnement de la combinatoire et de la correspondance grapho-phonétique. Les mères doivent être mises réellement en capacité d’aider leurs enfants : il ne s’agit pas pour les enseignants de donner des cours d’alphabétisation ou d’apprendre à lire aux mères de leurs élèves mais plutôt de leur proposer un outillage intellectuel structurant et rassurant quant à leurs capacités à prendre en charge le suivi de la scolarité de leur enfant. Les mères ne porteront pas symboliquement de statut d’élève – ce serait les déclasser aux yeux de leurs enfants et l’on obtiendrait l’effet inverse de celui qui est attendu ; en revanche il s’agit de les renforcer dans leur statut légitime de parents et d’éducatrices et dans leur prise de responsabilité en regard de la réussite scolaire de leur enfant. Cette dimension de restitution du statut est importante ; mais simultanément, la perspective fondamentale de ce projet concerne la dimension intime de l’acceptation de l’apprentissage.

Vers les enfants : En assurant l’enfant par les outils et en le rassurant par l’étayage et le regard maternels, l’expérience doit être investie par l’enfant lui-même. Cet instant « T » du cheminement représente un moment crucial. Un exemple universel peut être cité en analogie, celui de la marche : entre le moment où les conditions de possibilité de la marche sont toutes physiologiquement réunies et le début de la marche, un temps va être nécessaire afin que l’enfant puisse lâcher et se lâcher ; ce processus est irrémédiable ; le premier pas effectué seul signe le début de la station debout de l’enfant et son passage du monde du nourrisson au monde de l’enfance. Suivant la même perspective, les premiers textes lus sans étayage introduisent l’enfant dans le monde des lecteurs. Il ne pourra revenir sur cette conquête, pas plus qu’il ne pourrait oublier de pédaler pour maintenir un vélo en équilibre ou de se tenir sur ses pieds lorsqu’il touche le sol.

Vers l’acte de lire : Ce moment constitue la fin de l’expérience – même s’il n’induit pas son arrêt dans les faits – car l’enfant devra à partir de ce moment pouvoir sortir de la médiation mère/enfant pour créer et investir un nouvel espace d’apprentissage, autonome, correspondant à son âge et à sa maturité psychique. Un apprentissage réussi suppose une étape d’appropriation personnelle, intime, hors de tout guidage et de toute médiation. Cette étape autorise les incertitudes de sens, les incompréhensions et les erreurs constitutives de tout nouveau savoir, dans une proportion n’altérant plus le sens global du texte.

Ainsi, en réponse à la vulnérabilité spécifique des enfants de migrants[[Marie-Rose Moro, Aimer ses enfants ici et ailleurs : histoires transculturelles, Odile Jacob, 2007.]], il s’agit de retarder un peu l’avènement de la séparation intellectuelle indispensable pour que l’enfant puisse accéder aux apprentissages formels et à l’abstraction. L’on sait en effet que pour beaucoup de ces élèves, le développement cognitif se trouve entravé, provoquant des retards de langage et de raisonnement, que Marie-Rose Moro évalue à plus de 18 mois à l’entrée au CP et, qui s’accentuent au fil des années scolaires, jusqu’à devenir quasiment irrécupérables à l’entrée en 6e. Il s’agit de proposer une réponse pertinente en regard de cette spécificité et de permettre à ces enfants d’apprendre à lire, à l’instar des autres enfants durant l’année scolaire du CP.

Le déroulement des séances

Les séances auront lieu à l’école, le lundi et le jeudi soir, dans un local différent de la classe de CP. Pour des raisons d’ergonomie en premier lieu, car le mobilier n’est pas adapté aux adultes ; mais également pour éviter une confusion des genres et pour laisser aux enfants la gestion intime de leur espace scolaire. Un matériel d’écriture leur sera réservé (dans « le casier des parents »). Le lundi, le professeur présentera ce qu’il abordera avec les enfants le jeudi et le vendredi. Le jeudi, il passera en revue le programme des lundi et mardi suivants.
Les séances, à l’instar de toutes séances pédagogiques, alterneront quelques rituels ou moments récurrents, stabilisateurs pour le système cognitif, et des moments de nouveauté, d’apprentissage, plus stimulants mais aussi plus couteux en énergie. Chaque séance sera découpée en quatre temps :

1. 16h35 – 17h10
Mise au travail immédiate autour des apprentissages liés directement à la lecture afin d’éviter une déperdition d’énergie ou un glissement vers d’autres objets.
Les graphèmes ou sons étudiés seront présentés par l’enseignant qui suscitera un débat socio-cognitif à propos de la représentation de la tâche :
– est-ce difficile ?
– quels semblent être les difficultés, les freins, les éléments qui demandent à être explicités, etc. ?
– comment pourrait-on aider les enfants à dépasser ces difficultés ?

2. 17h10-17h25
Activités liées aux exigences graphiques et/ou de maitrise des outils (stylo, crayon, gomme, règle, cahier…)
Cette phase, reposante pour le système cognitif, permettra des interactions au cours desquelles l’enseignant ne sera pas forcément « l’expert ». Des suggestions « pédagogiques » pertinentes pourront plus facilement émaner du groupe que dans la phase précédente.

3. 17h25-17h50
Activités mathématiques
Nouveau débat socio-cognitif à propos de la représentation de la tâche :
– est-ce difficile ?
– quels semblent être les difficultés, les freins, les éléments qui demandent à être explicités, etc. ?
– comment pourrait-on aider les enfants à dépasser ces difficultés ?
– d’autres activités pourraient-elles être envisagées, en complément de cet apprentissage ? Jeux, activités familiales…

4. 17h50-18h00
Echanges et convivialité
Les éventuelles difficultés des enfants seront évoquées lors des phases exploratoires et seront exploitées pour effectuer les réajustements. L’enseignant devra réguler la parole de façon à ce que l’objectif ne soit pas dévoyé. En cas de difficulté particulière et/ou personnelle, les mères seront invitées à prendre rendez-vous avec l’enseignant hors du cadre de la séance.

Martine Chomentowski, Docteur en Sciences de l’éducation – Formatrice au CASNAV et à La DAFOR de Paris.