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À l’épreuve du réel : des modèles scientifiques aux modèles pour l’intervention

Pour avancer quelques éléments de réponse, nous essayerons de réfléchir à la conception des situations d’enseignement visant la résolution de problèmes de nature technique dans les APSA. : plutôt que d’imputer les difficultés techniques observées à certaines caractéristiques des élèves (manque d’investissement, ressources insuffisamment développées, etc.) ou au contexte d’enseignement (situations inadaptées, manque de temps, etc.), situons-les du côté des techniques elles-mêmes et donc des incidences de leur mise en œuvre sur le fonctionnement de la motricité au regard de contraintes particulières.
Cette entrée nous permettra de penser autrement la question des relations théorie-pratique dans le cadre de la formation technologique des étudiants à l’Ufraps de Grenoble, et nous conduira à mettre en exergue
– le type de connaissances à mobiliser et à construire selon les différents moments de l’intervention,
– et les conditions nécessaires à leur appropriation.

Utiliser des modèles… et en changer

Il faut rappeler que les modèles utilisés par les intervenants et qui ont pour fonction la compréhension, mais aussi l’action, font l’objet de mutations car retravaillés en compréhension par celui-ci au regard de l’usage qu’il en fait, en particulier eu égard aux questions qu’il se pose sur la nature des transformations de l’activité corporelle et sur les difficultés techniques rencontrées par les élèves. C’est parce qu’il se pose certaines questions – mais encore faut-il se les poser – (pourquoi le nageur oriente-t-il mal ses bras dans l’eau, pourquoi le réceptionneur ne parvient-t-il pas à assurer une réception orientée vers le passeur, pourquoi le porteur de balle ne parvient-t-il pas à prendre en compte son adversaire direct au cours de la relation passeur-réceptionneur, pourquoi le joueur de tennis ne parvient-t-il pas à produire tel ou tel effet sur la balle ?) qu’il aura besoin de quelques îlots de rationalité ou îlots de savoirs[[Fourez G. (2003), Apprivoiser l’épistémologie, Bruxelles : Editions De Boeck Université.]] à propos de l’activité du sujet pour émettre quelques hypothèses sur les difficultés techniques rencontrées.
Certes, cette transposition pragmatique conduit à certaines déformations. Mais en soi cela n’est pas très important car elle ne se justifie qu’au regard des problèmes que l’intervenant prend en charge. Nous considérerons que le modèle de l’activité du sujet dont fait usage l’intervenant est un modèle qui doit être opérant au regard des prises de décision qu’il doit prendre dans l’exercice de son travail : pourquoi des difficultés de nature technique persistent et quoi mettre en œuvre pour permettre leur dépassement ? En effet :
– la confrontation à une tâche construite par l’intervenant (visant l’émergence de telle ou telle procédure ou partie de procédure, et dont la conception suppose la maîtrise de modèles technologiques des APSA) pour provoquer une modification désirée bien que nécessaire est le plus souvent insuffisante. Des difficultés peuvent apparaître pour exécuter correctement les nouvelles procédures attendues ou assignées.
– il s’agit alors de concevoir de nouveaux dispositifs d’enseignement ou des gestes professoraux permettant aux élèves de surmonter ces difficultés. Or, généralement l’intervenant corrige et ce, en fonction d’une connaissance formelle des gestes techniques. Ceci peut être opérant dans le temps mais souvent le temps est compté. Du fait de cette contrainte de temps, conduisant à justifier le pourquoi de l’éternel débutant en EPS, quelle autre démarche préconiser ?
– il s’agit de concevoir des séquences d’enseignement à partir d’une analyse plus fine des difficultés techniques rencontrées par les élèves pour réussir à exécuter le plus correctement possible la ou les procédures requises ou assignées. Ceci nécessite un diagnostic particulier : déterminer l’origine des erreurs, des fautes ou des difficultés techniques les plus récurrentes.
– un tel diagnostic n’est possible que si l’intervenant mobilise un autre modèle portant sur l’activité que déploie le sujet. Le problème est alors de pouvoir conceptualiser l’activité du sujet puis de formuler un ensemble d’hypothèses à propos des difficultés observées (quelles sont les opérations cognitives et sensori-motrices mises en oeuvre par le joueur de hand-ball pour solutionner telle ou telle tâche). Ce qui rend ces hypothèses acceptables, c’est qu’elles vont permettre de concevoir des exercices ou des formes de régulation susceptibles d’engendrer des transformations peut-être significatives.

Modèles scientifiques, modèles pour l’intervention

Il n’y a pas de limite aux connaissances mobilisées pour entrer dans ce jeu interprétatif. C’est toujours une interprétation pour l’action, à l’usage de l’action, en congruence avec les faits d’observation recueillis. Comme les modèles scientifiques, les modèles re-construits par l’intervenant sont des fictions mais à la différence des premiers dont les auteurs se battent pour défendre une légitimité, les seconds tirent avant tout leur pertinence de leur usage en situation professionnelle. Faire usage de telles connaissances, ce n’est pas les appliquer mais viser leur intégration dans un système de questionnements et de prises de décision. Et, c’est bien pourquoi l’intervenant est amené à transformer ces connaissances, à les manipuler, à les transposer toujours pour des raisons pragmatiques.
Il faut alors, dans le cadre de la formation, libérer les étudiants de l’illusion de tout avoir à maîtriser, l’illusion de l’applicationnisme en leur faisant intégrer les tensions qu’ils vont devoir affronter. Les placer dans des situations de formation auprès de leurs pairs, c’est non seulement faire en sorte qu’ils soient capables d’agir de manière adaptée dans les situations qu’ils rencontrent mais également les amener à comprendre pourquoi et comment ils agissent ainsi. Ce qui nécessite un travail organisé autour d’une double perspective : analyser le réel de l’intervention et la façon de s’y prendre. Comprendre cette complexité, c’est en construire une certaine représentation conceptuelle qui permette d’agir sur elle avec efficacité et accorder ainsi du sens aux connaissances disciplinaires.

Michel Derrider, UFR STAPS Grenoble