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You can’t say we never tried

Septembre 1973. Le 11 septembre, le président Allende est tué lors du coup d’État militaire du général Pinochet à Santiago du Chili. Dans le monde entier, les progressistes sont en larmes. Cela n’a rien à voir, mais au même moment, les Rolling Stones chantent « Quand est-ce que ces nuages sombres disparaitront ? », tandis que Keith Richards égrène un arpège limpide qu’il renouvèle tout au long du morceau comme une fugue.

Il peut arriver que les lecteurs réguliers de cette rubrique éprouvent à sa fréquentation la sensation qu’au bout du compte, « depuis le temps », rien ne change vraiment, tant certains des textes qui y sont repris pourraient, au prix d’une actualisation du style, passer pour des textes écrits aujourd’hui. Ce sera encore le cas cette fois. À la rentrée 73, le dossier principal des Cahiers pédagogiques est consacré à « l’audiovisuel », un minidossier l’accompagne qui traite de la principale innovation de la rentrée, l’introduction des 10 %, définie par une circulaire du mois de mars. Le ministre démocrate-chrétien Joseph Fontanet l’a imposée au Président Pompidou, beaucoup plus conservateur sur les questions scolaires, au prix d’un rabotage de son premier projet et à la condition que cela se fasse sans augmentation du budget. Au nom de la fédération des CRAP, Jean-Louis Bergeret, secrétaire général, expose la position nuancée du mouvement. L’un des contributeurs du dossier, Henri Bareil, développe un point de vue plus critique. La lecture de ces deux textes pourrait nous faire penser que, décidément, l’histoire bégaie. À moins qu’elle nous invite, en poursuivant l’écoute d’« Angie », à chanter avec Mick Jagger : « Tu ne peux pas dire que nous n’avons jamais essayé.

Yannick Mével

Braderie ? Manœuvre de diversion ? Premier pas vers une réforme fondamentale ?

Sans faire aux rédacteurs de la circulaire du 27 mars 1973 un procès d’intention, il est impossible, dans un premier temps, de ne pas en dénoncer l’aspect artificiel et quelque peu tape-à-l’œil. Malgré le louable souci d’y intéresser les différentes parties et un exposé des motifs fort bienvenu, la circulaire ministérielle et ses textes d’application n’ont pas réussi à exorciser des démons de l’administration que sont la planification bureaucratique, le contrôle à priori, l’obligation d’exécution. Les vieux enseignants savent bien que quand on veut démolir en douceur une réforme ou une expérience, il suffit de l’imposer sans concertation, dictatorialement, à des gens peu ou pas informés. C’est, objectivement, ce qui se passe en ce moment. Les délais d’explication et de réflexion n’ont pas été suffisants et le cadre proposé manque de souplesse.

Ces critiques faites, il est néanmoins apparu, lors du dernier conseil d’administration de la fédération des CRAP, qu’il y avait dans cette initiative officielle possibilité d’une réflexion sur notre propre situation d’enseignant, possibilité d’actions ponctuelles dans le sens d’idées qui nous étaient chères et qu’en aucune manière nous ne devions joindre nos efforts à ceux des conservateurs de toutes obédiences pour faire échouer une réforme qui, en plus du mérite d’être légalement mise en place, avait celui de permettre, sous certaines conditions, une rénovation limitée mais intelligente de notre enseignement, un bouleversement de nos habitudes.

Jean-Louis Bergeret
Secrétaire général de la fédération des CRAP
Improvisation hâtive ou expérimentation sérieuse ?

La mise à la disposition des établissements de 10 % de l’horaire pourrait constituer, en dépit de sa modicité, une heureuse décentralisation donnant à chaque professeur davantage d’initiative et de responsabilité dans son enseignement.

Mais ceci exigerait : qu’il y ait une réelle réduction des programmes d’au moins 10 %, sans que soit pour autant altérée la préparation de l’année suivante ; que les divers maitres groupés en équipes pédagogiques soient parfaitement libres de définir eux-mêmes leur utilisation des 10 %, ce qui supposerait le volontariat pour toute nouvelle forme d’enseignement (pluridisciplinarité, travail indépendant, etc.) ; que les maitres reçoivent, sans voir augmenter leur service actuel, la formation, l’information, la documentation indispensable pour mettre en œuvre ces nouvelles formes d’enseignement ; que l’opération 10 % fasse d’abord l’objet d’une solide expérimentation ; qu’il soit assuré qu’en aucun cas le service des maitres n’en sera alourdi et que cette opération 10 % ne détournera pas des problèmes fondamentaux de l’enseignement (effectifs des classes) toujours présents pour les 90 % au moins !

Or, force nous est de constater : qu’en mathématiques, les réductions de programme sont nulles de la 6e à la 2de incluses, et minimes en 1re et terminale ; que, dès lors, il sera difficilement question de consacrer les 10 % d’heures libérées à autre chose qu’à continuer à traiter le programme ; que la circulaire de monsieur l’inspecteur d’académie laisserait craindre que la définition des modalités d’application de l’opération 10 % échappe aux maitres et à la variété des situations locales pour en revenir à un nouveau centralisme autoritaire, départemental cette fois ; que les nouvelles formes d’enseignement sont proposées à tous les maitres sans formation, information, documentation préalables ; qu’aucune expérimentation des 10 % n’a eu lieu, alors même que le texte de la circulaire prête parfois à des contradictions (touchant aux divers emplois du temps maitres-élèves) ; enfin, que le travail indépendant, qui pourrait sans doute lever ces contradictions, réclame en sus d’une solide formation tout à fait absente, des moyens nouveaux considérables en matériel, crédits, salles et personnel, moyens que le ministère ne songe pas à donner.

Nous craignons, dans ces conditions, qu’il ne s’agisse d’une mesure alibi : vis-à-vis des réformateurs ou novateurs à qui l’on offre une mesure qui va apparemment dans leur sens ; vis-à-vis de l’opinion publique auprès de qui le ministre apparaitra comme un homme de progrès rejetant sur les professeurs ou les administrateurs locaux l’incapacité à utiliser la liberté offerte, alors même que celle-ci est fictive.

Bientôt, cette mesure mal préparée, lancée prématurément, générale à tort, risque de se solder par un échec. Elle discréditerait alors, pour longtemps, toute rénovation pédagogique.

Soucieux au contraire de son plein succès, nous souhaitons que l’opération 10 % ne soit effectivement appliquée que partout où, les conditions favorables étant réunies, des maitres volontaires se sentiront capables d’en tirer parti. Partout ailleurs, l’horaire 10 % libre resterait consacré à des activités de type traditionnel (peut-être sous la forme d’heures de soutien) dans l’attente des mesures réclamées.

Dans chaque classe, une première évaluation ne pourra être faite qu’à l’occasion de la prérentrée (qui pourrait y consacrer une bonne part de ses activités).

La seule chose actuellement possible est de prévoir le cadre d’emploi du temps dévolu à ces 10 %.

Les cours de quarante-cinq minutes paraissant devoir entrainer un gaspillage considérable et un travail accru des maitres et des élèves, mieux vaudrait trois semaines banalisées réparties tout au long de l’année. En tout état de cause, la liberté pédagogique de chaque professeur devra y être préservée : sous l’égide du chef d’établissement ou de son représentant, les conseils de classe devront avoir autorité pour prévoir l’organisation de ces semaines. Mais surgiront alors d’énormes difficultés dans le détail des emplois du temps.

Henri Bareil
Professeur de mathématiques au lycée Bellevue, Toulouse

Extraits du préambule de la circulaire du 27 mars 1973 du ministre de l’Éducation nationale Joseph Fontanet

La mise à la disposition des établissements d’enseignement secondaire d’un contingent horaire de 10 % est une mesure pédagogique à caractère exceptionnel dont il convient de souligner l’importance. Elle est inspirée par une conception résolument nouvelle du fonctionnement des établissements du second degré et leur donne le moyen d’innover comme ils n’avaient jamais pu le faire auparavant.

Il a été fréquemment affirmé que le cloisonnement des disciplines, l’isolement des professeurs dans leur spécialité, l’absence d’équipes éducatives et la rigidité des programmes et des horaires paralysaient les enseignants. Cette fois, l’esprit d’invention est directement sollicité.