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Silences et vérités : rendez-vous avec un parent d’élève en situation de handicap

La mère de mon élève est habillée en noir et a mis du rouge à lèvres, un fuchsia bien pétillant. Moi, je n’ai pas pu mettre du rose dans le compte-rendu scolaire de son enfant. En français, mathématiques et compétences sociales, alors que nous sommes au collège, ses acquisitions sont restées au cycle 1. Le tiers de mon travail en ULIS TFC (unité localisée pour l’inclusion scolaire – troubles des fonctions cognitives), c’est cela : transmettre des informations au pôle sanitaire et social du collège et aux orthophonistes, aux psychologues, aux neuropsychiatres, aux éducateurs spécialisés, aux éducateurs du foyer, à la psychomotricienne du Sessad (service d’éducation spéciale et de soins à domicile). Puis aux parents, l’exercice le plus délicat. Je commence le rendez-vous comme d’habitude: « Je vous écoute. » Et j’entends l’attente explicite d’une rémission miraculeuse et de la disparition de « la maladie et tous ces problèmes ». Tous mes élèves ont une reconnaissance MDPH, le handicap est une différence pour la vie. On le sait et pourtant…  Je devrais être habituée à ce type de commentaires. Mais ces attentes de parents me déroutent. Bon, je progresse un peu, avant ces commentaires  me sidéraient.

Dans mon for intérieur je me répète: « Ne pas dire un mot blessant », « dire la vérité nécessaire », « répondre aux questions de manière précise… et sincère », « sourire, respirer, aider le parent à se détendre», « montrer une porte ouverte, ou une fenêtre ». Et je donne à la mère le compte rendu de quatre pages que j’ai déjà lu et relu avec l’AESH Co1. Je lui résume les points essentiels. Les mots sont nus : niveau prélecture, la mise en place du système Makaton2n’a pas beaucoup intéressé mon élève, le cahier d’exercices niveau CP d’un éditeur spécialisé reste trop difficile pour lui.

Les explications orales sont plus habillées: « On va rester sur des supports plus adaptés. En ULIS on a acheté du matériel éducatif de manipulation en mathématiques… ça va prendre du temps… l’utilisation de la calculatrice est en cours d’acquisition. Il copie bien les nombres, oui… il s’applique… non, il n’a pas encore acquis le concept de dizaines, mais il travaille les unités… »

À présent, dans ma salle de classe, assise à la place de son enfant, la mère a les yeux pleins de larmes. Je me concentre sur ma respiration : ne pas craquer, rester un point d’appui pour les parents. Par la fenêtre le soleil rayonne. La mère a le regard sombre, fixé quelque part, loin, très loin, ailleurs, vers autrefois.

Elle a dû avoir maintes occasions auparavant pour ravaler ses larmes, pour ne pas laisser tomber une seule goutte. Pas un seul signe d’amertume ne tombe dans le gouffre qui s’ouvre sous ses yeux, entre la distance qui sépare ce qu’elle entend et ce qu’elle rêvait d’entendre.

Comment s’est fini ce rendez-vous ? Je me suis empressée de lui donner quelques histoires en Makaton, et comme elle m’a dit qu’elle avait dû prendre sa journée pour venir me voir, je l’ai l’invitée à une séance de phonétique gestuelle Borel. « Oui, cet après-midi. […] Oui, on sera tous les trois, les autres élèves seront dans la salle, mais l’AESH Co va s’occuper d’eux. On va travailler ensemble vous, votre enfant et moi. […] C’est une méthode efficace pour apprendre les syllabes, […] on va essayer. […] Oui, vous avez raison, peut-être que vous pourrez intéresser votre enfant plus que moi en lui lisant des histoires en Makaton. À tout à l’heure ! »

Je suis un être humain et parler des progrès scolaires avec un parent d’élève en situation de handicap cognitif, ce n’est pas aisé. Mon travail consiste à enseigner autant que faire se peut, à conduire ces jeunes aussi loin que possible dans les compétences et les connaissances. J’ai  une obligation de moyens, pas de résultats. Mais je dois essayer tous les jours et motiver les élèves pour réessayer! Et bien qu’il ne soit écrit nulle part, dire la « vérité nécessaire » fait partie de mon travail, car accepter la réalité du moment est un outil pour construire un avenir.

Réduire l’écart entre le rêve des parents et les possibilités que j’observe en classe, c’est un travail d’équipe. Parfois je reste en silence. L’espoir et la joie sont essentiels aussi. Composer les mots et le silence, c’est une partie de notre métier que nous apprenons sur le terrain. Tout en donnant des ressources aux parents pour accepter et sourire, on doit leur donner des éléments pour ne plus attendre exactement ce dont ils rêvaient.

Violeta Belhouchat
Enseignante coordonnatrice d’ULIS au collège Guillaume-Apollinaire Paris XVe

Notes
  1. Ex-AVS Co : accompagnante des élèves en situation de handicap dans le cadre d’un dispositif collectif (ULIS) qui a pour mission d’aider la mise en œuvre des projets personnalisés d’éducation et de seconder l’enseignant coordonnateur de l’ULIS.
  2. Méthode de lecture et écriture bitextuelle en pictogrammes et en français, qui se présente en lignes parallèles (chaque pictogramme étant juste au-dessus du mot), www.makaton.fr.