Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !
,

L’EMI : un potentiel énorme de créativité

L’EMI peut être vu comme un enseignement qui permet d’ouvrir le champ de la créativité des enseignants et des élèves. L’auteur s’appuie sur une expérimentation menée en collège pour montrer que l’EMI, introduite en même temps que d’autres dispositifs nouveaux, doit parvenir à se faire une place en raison des enjeux essentiels qu’elle présente.

Il est salutaire de se pencher sur les compétences des élèves en éducation aux médias et à l’information. Nous le faisons d’ailleurs souvent en creux, sous le régime du « manque » que dénonçait déjà Pierre Bourdieu. Parfois aussi, nous allons jusqu’à évoquer les mutations qui touchent ces fameux digital natives. Il me semble tout aussi nécessaire de s’intéresser à nos propres compétences. Dans notre pays, l’EMI (éducation aux médias et à l’information) entre de plain-pied dans les programmes.

Le mythe du digital native et la réalité

Le clivage entre digital native et digital immigrant hante les discussions sur le numérique depuis plus de 15 ans. Divina Frau-Meigs, chercheuse en sociologie des médias, vient de tirer un bilan, sur son blog Media-matrices, de l’impact de ce qui a été selon elle, l’expression d’une panique médiatique qui a joué un rôle structurant dans le débat public concernant le numérique à l’école et ailleurs. L’auteure, que nous citons ici en substance, explique cette panique comme le risque perçu « du dépassement de l’éducation par les médias, surtout le nouveau média internet ». Ce risque médiatique est considéré comme « suffisamment dommageable à la construction de l’identité et la promotion de la culture pour mener à des politiques publiques » de type « internet responsable ». Ce débat a été mis en scène par les médias prénumériques qui percevaient bien le danger de perdre leur maitrise hégémonique de l’agenda médiatique. Ce dernier a d’ailleurs aussi été remis en cause par la société civile et les associations qui « ont bénéficié aussi du nouveau média pour s’organiser et réinventer les modes de la militance, de la mobilisation et de la désobéissance civile ». Ces associations ont demandé des commissions d’enquête, des consultations en ligne, etc. Elles ont surtout visé à représenter les intérêts des parents face à la culture jeune. Malheureusement, l’école n’a guère profité de cette panique et préfère maintenant adopter un « discours de suture » plutôt que de rupture (entre générations, école et loisirs, travail et jeu, etc.).

Divina Frau-Meigs met en évidence les nombreux travaux de recherche qui montrent plus « une hybridité des dispositifs (entre papier et numérique) et des usages imbriqués (dans et hors l’école, en ligne et hors ligne) » et ceci « tant du côté des élèves que des enseignants ». Elle pointe également, pour les uns et pour les autres, « un besoin colossal de formation », et reconnait que cette panique a eu au moins l’intérêt « d’attirer l’attention sur la socialisation des jeunes par les médias, en concurrence frontale avec l’école désormais ».

Cet écart est une réalité qu’il faut aujourd’hui prendre en compte et nous le faisons ici en convoquant un travail de recherche1qui, dans le cadre d’un master, démontrait « de manière significative que les élèves d’un enseignant éduqué aux médias maitrisent plus de compétences en éducation aux médias que les élèves d’un enseignant qui ne l’est pas ». Pour établir ce résultat, la chercheuse belge Aurélie Brouwers a défini un référentiel composé de huit compétences précises et considérées comme communes entre élèves et enseignants. Elle précise que des compétences didactiques sont également nécessaires à l’enseignant. Cependant, l’éducation aux médias ne constitue qu’un ingrédient de l’EMI. Les référentiels sont légion aujourd’hui dans le domaine du numérique et ils portent souvent la trace de leur origine. Je n’en évoquerai que deux.

Le premier est l’œuvre de Thierry Karsenti, titulaire de la chaire de recherche du Canada sur les technologies en éducation à l’université de Montréal. Son titre est évocateur, Dix compétences que les jeunes d’aujourd’hui doivent maitriser pour le monde de demain (elles portent sur la capacité d’utiliser les technologies pour communiquer, chercher l’information, la présenter et l’organiser de façon efficace, collaborer, faire preuve d’esprit critique, avoir une image numérique publique adéquate et, enfin, savoir travailler avec l’image, le son et la vidéo). Le second, plus générique, est proposé par Frau-Meigs et symbolisé par « 3 C » (compréhension, critique, créativité) qu’elle a repéré dans de nombreux programmes d’EMI à travers le monde. Quatre capacités supplémentaires s’y ajoutent « quand les activités scolaires non formelles sont prises en considération : consommation, communication interculturelle, citoyenneté et conflit (résolution de) ». Leur somme peut alors être vue comme « 7 C » qui permettent d’aller vers la maitrise de la participation. C’est également la piste suivie par Laurence Corroy. L’Apden (Association des professeurs documentalistes de l’Éducation nationale) préfère, quant à elle, à cette approche par compétences, une logique curriculaire qui met l’information-documentation en exergue.

Un référentiel en EMI qui mérite bien quelques égards

À la lecture des programmes, nous pouvons, les uns et les autres, regretter que certaines pistes intéressantes aient été abandonnées (l’indication de concepts clés mis en regard des compétences, dans le projet de programmes présenté par le Conseil supérieur des programmes d’avril 2015, par exemple).

Tout d’abord, il faut préciser que l’EMI n’est pas présent uniquement au cycle 4, comme on le dit souvent. En fait, on peut lire dans les programmes « qu’au cycle 3, l’éducation aux médias et à l’information mise en place depuis le cycle 2 permet de familiariser les élèves avec une démarche de questionnement dans les différents champs du savoir. Ils sont conduits à développer le sens de l’observation, la curiosité, l’esprit critique et, de manière plus générale, l’autonomie. » Certes, sa présence est discrète au cycle 2 (limitée au programme d’arts plastiques). Par contre, au cycle 3, elle est plus présente en éducation civique et morale, où elle prend bizarrement l’appellation « éducation aux médias ».

Au cycle 4, l’EMI est présente dans les cinq domaines du nouveau socle, dans pratiquement toutes les disciplines et, de manière encore plus forte, en technologie où des croisements avec d’autres disciplines sont suggérés.

La dernière partie des programmes du collège est consacrée exclusivement à l’EMI. Vingt-sept items sont distribués entre quatre rubriques. Le choix a été fait d’une insertion complète de l’EMI dans le socle et les programmes. Il faudra en assumer les conséquences en termes de formation initiale et continue de tous les enseignants.

Une expérimentation pour prendre la mesure de la tâche à réaliser

Cette séance a été conçue et réalisée durant l’année 2015-2016 par une professeure documentaliste2et moi-même. Les élèves concernés étaient en 6e (et donc situés virtuellement en fin de cycle 3). Elle a eu lieu durant la Semaine de la presse et des médias dans l’école et a exploité le kiosque mis en place à cette occasion. Notre souhait était de travailler sur le rapport aux médias des élèves. Il s’agissait, pour eux, de choisir deux publications (journal ou magazine) et d’indiquer individuellement dans un tableau trois sujets qu’ils connaissaient déjà et six informations nouvelles (trois qui les ont intéressés et trois qui ne les intéressent pas). Dans le premier cas, il s’agissait d’indiquer où avait été découvert ce sujet et dans le second cas, pourquoi il les intéressait ou pas, cette phase individuelle étant suivie d’une phase collective où les diverses raisons étaient centralisées sur un grand tableau. Un premier constat : ce travail, pourtant fréquemment réalisé dans les classes, ne correspond parfaitement à aucun des vingt-sept items qu’il faut prendre cependant, me semble-t-il, comme de simples listes ouvertes. Au plus, on peut dire que cette activité pouvait contribuer à « utiliser les médias et les informations de manière autonome ». Il est peut-être plus intéressant de se demander si cette action puisait dans chacune des trois cultures constitutives de l’EMI. Qu’elle s’inspire de l’éducation aux médias, ça ne fait pas l’ombre d’un doute. La dimension informatique-numérique, est également présente dans la chaîne qui a permis de produire ce « format papier » est entièrement numérique.On peut sans doute regretter qu’elle ne fasse pas appel à la créativité ou à la production d’un objet médiatique quel qu’il soit. L’information-documentation est présente également, dans la mesure où il s’agit de créer une forme simplifiée de bibliographie. On peut d’ailleurs dire que ce travail n’a pas été inutile, car certains élèves ont relevé dans leurs grilles uniquement des publicités, quand d’autres ont eu du mal à renseigner le nom du média concerné.

L’EMI et la réforme des collèges

Il me semble que de telles études d’activités ordinaires et documentées (étude des documents produits par les élèves, enregistrement de la séance et séance d’évaluation conjointe entre chercheur et enseignant) permettraient, si elles étaient partagées, d’avancer sur le long chemin qui mène à l’émancipation et où l’EMI peut avoir une place de choix. Le travail à réaliser est colossal. Les programmes ne sont que le début du travail sur l’EMI, qui doit se frayer un chemin dans l’ensemble des changements apportés par la réforme du collège et trouver sa place au sein du parcours citoyen où l’EMC s’est déjà installée.

En l’occurrence, le programme finalement adopté, dont la responsabilité revient au ministère, me semble globalement en phase avec le développement de la confiance et de la participation nécessaires à la réalisation d’autres objectifs plus large dans notre pays : la mise en place progressive d’une démocratie en santé, la prise de conscience de la nécessité d’un développement durable et, plus largement, la participation citoyenne aux débats soulevés aujourd’hui par les sciences expérimentales tout comme les sciences humaines et sociales. C’est une étape dont il faut se saisir au plus vite, en insistant sur les quatre points cardinaux proposés par les programmes et qui peuvent être partagés par tous les enseignants : « favoriser l’usage autonome, raisonné, responsable (des informations et des médias) et savoir les partager et les produire ». Et tout ceci, sans respecter cet ordre qui pourrait induire un comportement applicationniste très dommageable, puisqu’il s’agit surtout de développer une créativité heureusement contagieuse. La progression en EMI3. pour les cycles 3 et 4, réalisée par Lucie Martienau, Morgane Colin, Elodie Kermeur, Elise Desprez-Pochon, Maël Judic et Brieuc Richard, stagiaires de master 2 de l’ESPÉ de Bretagne, accompagné par le Clemi (Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information), nous conforte dans notre optimisme.

Jacques Kerneis
professeur en sciences de l’information et de la communication à l’ESPÉ de Bretagne
RÉFÉRENCES
Blog de Divina Frau-Meigs cité dans l’article : https://mediasmatrices.wordpress.com/2016/04/Laurence Corroy, Éducation et médias : créativité à l’ère du numérique, ISTE éditions, 2016.

Notes
  1. La méthodologie employée est présentée dans un article publié dans la revue Recherches en communication n° 34, 2010, p. 21-34, en ligne : http://sites.uclouvain.be/rec/index.php/rec/article/view/11/6593
  2. Sabine Meillard, enseignante au Collège Kerzourat de Landivisiau
  3. Livret de dix-sept activités EMI qu’ils ont conçu à l’attention des élèves des cycles 3 et 4. Ces professeurs d’arts plastiques, de lettres, de sciences de la vie et de la Terre, d’Italien ainsi qu’une professeure des écoles ont conçu ce site pour présenter le parcours EMI qu’ils ont imaginé et l’enrichir avec des documents complémentaires : https://padlet.com/Profil3EMI/2yn5soovwpaq.  Ils espèrent que leur travail suscitera l’intérêt des éditeurs afin qu’il bénéficie effectivement aux élèves. Ils ont été accompagnés dans ce travail par Marie-Aimée Biosca et Magali Bigaud de l’ESPÉ de Bretagne.