Si le jugement de plausibilité fait partie des mécanismes naturels, il reste que l’esprit critique nécessite d’être éduqué et aiguisé. Les élèves doivent pouvoir évaluer la qualité des informations et la pertinence du processus de production scientifique. C’est ce que défend un [rapport du groupe de travail « Développer l’esprit critique » du Conseil scientifique de l’Éducation nationale (CSEN), publié en mars 2021, qui prodigue des conseils pour parvenir à cet objectif.


S’appuyer sur une définition simple de l’esprit critique, repérer en l’état des connaissances les capacités cognitives pouvant servir de base à l’exercice de l’esprit critique et produire des indications pratiques. Tels sont les trois objectifs prioritaires que s’est fixé le groupe de travail « Développer l’esprit critique » du Conseil scientifique de l’Éducation nationale (CSEN). Les auteurs, Elena Pasquinelli (philosophe des sciences cognitives) et Gérald Bronner (sociologue), précisent que c’est un travail en cours d’élaboration, dont le rapport « Éduquer à l’esprit critique : bases théoriques et indications pratiques pour l’enseignement et la formation », publié en mars 2021, tire un premier bilan.

Il existe plusieurs dangers quand on parle d’esprit critique. D’abord, le danger du doute systématique : il s’agit de bien faire la différence entre l’esprit critique et un esprit de critique, voire de défiance. Les ouvertures d’esprit peuvent à leur tour amener à effacer les critères qui permettent de distinguer entre simples opinions, témoignages fiables et connaissances fondées sur des preuves solides.

Une question de confiance

Dans la première partie de leur rapport, les auteurs proposent une définition centrée sur les notions de confiance et d’évaluation de la qualité des informations à notre disposition. L’esprit critique a des bases cognitives naturelles et fait partie des du bagage cognitif de tout individu dès l’enfance. Plusieurs points sont à évaluer : la fiabilité de la source, les contenus d’une affirmation (preuves à l’appui), la plausibilité et la pertinence d’une affirmation. Le jugement de plausibilité fait partie des mécanismes naturels, même chez les plus jeunes. Nos mécanismes naturels de vigilance et de sensibilité à l’erreur et à l’incertitude ne sont pas infaillibles. Des circonstances nouvelles peuvent nous conduire à commettre des erreurs : communication à distance, connaissances de plus en plus complexes, des autorités de plus désincarnées, etc.

Il est de plus en plus difficile de différencier le vrai du vraisemblable, car il est plus long et plus compliqué de vérifier ses informations. De ce fait, l’habitude aux fausses informations augmente. De plus, notre confiance peut être mal calibrée, et ce, de deux manières : avec une sur-confiance ou une sous-confiance. Il est important de souligner que l’éducation à l’esprit critique ne doit pas avoir pour effet de baisser systématiquement la confiance des élèves dans leurs propres capacités.

L’alphabétisation scientifique

La deuxième partie du rapport concerne les objectifs pédagogiques pour développer l’esprit critique. Éduquer à l’esprit critique, c’est fournir les outils « permettant une évaluation de la qualité des informations (au niveau du contenu comme de la source) progressivement de plus en plus fine et adaptée à la complexité des situations ».

Éduquer à la science est une manière de préparer le citoyen à faire face à la complexité de la tâche pour reconnaitre des preuves de qualité et participer aux débats autour des questions scientifiques. L’alphabétisation scientifique doit être suffisante, c’est-à-dire que le citoyen doit avoir « une confiance éclairée, basée sur une compréhension, même minimale, des processus de production de la connaissance et de leurs limites ».

Le processus de production scientifique présente plusieurs caractéristiques : la réplication et l’importance du consensus scientifique ; la publication et la transparence, conduisant à la reconnaissance de la valeur de la méthode scientifique, en particulier pour arriver à la conclusion.

Éduquer à l’esprit critique n’amène pas nécessairement à ajouter des contenus scolaires. Il s’agit plutôt de repérer dans les programmes les opportunités de développer l’éducation à l’esprit critique. Tous les enseignements sont concernés, de l’école au lycée. Cette éducation « doit veiller à améliorer la confiance métacognitive des élèves », ce qui se traduit par « la capacité à se déclarer incertain quand les preuves à disposition sont de faible qualité ou manquent », ou à se déclarer certain lorsque « les preuves sont solides » et que l’on peut « les évaluer à leur juste valeur » grâce à ses connaissances. Il existe aussi une confusion importante entre corrélation et causalité, qui doit être mieux et plus expliquée. Il ne s’agit pas de transformer la façon de penser mais de « nourrir – par l’éducation – les mécanismes fondamentaux, et intuitifs, que nous utilisons pour évaluer les contenus d’information et leurs sources ».

Des stratégies pour favoriser le transfert

La troisième partie répond aux questions suivantes : est-il possible d’améliorer l’esprit critique par l’éducation ? Comment ? Que faut-il faire (ou ne pas faire) pour l’initier ? Comment évaluer les progrès des élèves ?

Il existe des stratégies pour favoriser le transfert à d’autres disciplines ou dans la vie personnelle : «associer aux exemples et exercices concrets l’explicitation des aspects généraux et abstraits», «faire produire de nouveaux exemples aux élèves», «multiplier les occasions de pratiquer son esprit critique», «exploiter la métacognition», «avoir recours à des stratégies argumentatives». Éduquer à l’esprit critique est, en fait, un enjeu citoyen et collectif de responsabilité sociale et de coopération.

En fin de rapport, douze conseils concrets sont proposés pour l’éducation à l’esprit critique : ne pas la réduire à l’éducation aux médias et à l’information, ne pas en faire une éducation à la méfiance mais éduquer à faire le tri, l’inclure dans toutes les disciplines, en faire un enseignement assumé, et un objectif transdisciplinaire grâce à des enseignements pluridisciplinaires, avoir un objectif de progression au long de la scolarité, faire en sorte que l’objectif soit de faire de son mieux et non celui de ne jamais se tromper, travailler sur les capacités métacognitives des élèves, ne pas renoncer aux connaissances, inviter à débattre et à argumenter mais en prenant des précautions, ne pas se limiter à des thèmes « chauds », et enfin, ne pas limiter l’enseignement de l’esprit critique à la connaissance des biais cognitifs.

Les perspectives proposées sont le développement de la recherche, la réponse à des besoins de développement professionnel pour les enseignants en formation initiale et continue, l’identification des enseignants relais entre le groupe de travail et le reste de la communauté éducative, et une place plus explicite dans les programmes des différentes disciplines.

Ce rapport est une bonne base de travail sur cette question. Il reste à savoir maintenant ce que le ministre va en faire. Les enjeux sont importants pour nos enfants et pour toute la société, face à la multiplication de théories du complot, des fausses nouvelles, des remises en cause de la science ou de la vaccination…

Un regret : que ce rapport n’intègre pas les liens avec les autres lieux d’éducation que l’école, comme les associations de l’éducation populaire, ou avec les lieux culturels, comme les bibliothèques, de plus en plus investies sur ces questions.

Sylvie Fromentelle


Pour aller plus loin:
Pour lire le rapport

Lire dans notre n°569, « Enseigner la créativité ? », un entretien avec Elena Pasquinelli, co-auteure du rapport avec Gérald Bronner.

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