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Voir les élèves de dos

Depuis si longtemps, j’ai presque toujours été toute seule (avec trente à trente-cinq élèves, cela va sans dire) dans ma classe[[À part la merveilleuse exception d’un travail d’équipe où on pouvait être deux dans une classe (« Les profs, la doublette et le petit Candide », Cahiers pédagogiques n° 452, « L’esprit d’équipe »)]]. Et quand il y a eu parfois un intrus, inspecteur ou collègue, c’était lui qui était en position d’observateur, ce qui ne m’a un peu gênée que les toutes premières fois. Cependant, depuis dix ans, j’ai été sollicitée trois fois pour accueillir des stagiaires. C’était mon tour d’aller m’assoir au fond et d’écouter : écouter quoi ? observer comment ?

Je savais bien, théoriquement (merci les Cahiers pédagogiques), qu’il n’est ni possible ni intéressant de tout observer, et qu’il faut découper les centres d’intérêt : les moments où on implique les élèves, la gestion du tableau, la parole, le débit, l’intonation, que sais-je encore. Mais quoi, d’abord ? Quoi aujourd’hui spécialement, comment savoir ce qu’il est important d’observer dans cette séance, comment isoler, dans la multitude d’instants, d’échanges, de mots, ceux qui relèvent de ce que je veux voir aujourd’hui ? Si j’ai décidé d’observer la façon de donner la parole aux élèves, et si, justement aujourd’hui, ce qui est crucial dans ce qui se passe c’est autre chose, la difficulté qu’a le stagiaire à surmonter une difficulté théorique par exemple, dois-je abandonner mon objet d’observation ? Ajouter ce point crucial à ce que j’essaie de relever ?

Comment faire ? Tout noter ? Me faire une grille avant, pendant ? Enregistrer ? J’ai eu de la peine aussi pour cela : j’ai bricolé des outils personnels, mais sans trouver une bonne solution. J’ai été aussi très gênée par le dos des élèves ! J’ai l’habitude de regarder mes élèves de face, de lire dans les yeux, sur les lèvres, les petites interrogations « pourquoi elle dit ça ? », « là, je ne comprends pas », de voir les mouvements d’humeur, « oui, ça on le sait », les envies de prendre la parole sans oser le faire ; alors me retrouver au fond de la salle, ne voir que des dos, des cheveux (et pas tous, dans une classe de trente-six, le dernier rang ne sait pas qui est assis aux deux premiers) ; et les dos d’élèves que je ne connaissais pas par ailleurs, puisque c’était les élèves de mon stagiaire et pas les miens ! J’ai gardé de ces moments le souvenir désagréable qu’on a des rêves où l’on s’obstine à essayer de voir qui parle, qui dit quoi. J’avais perdu mes repères. J’ai bien saisi là qu’il ne s’agissait pas d’observer l’enseignant, mais bien la situation d’enseignement, dans laquelle les élèves sont compris !

Pour en faire quoi ? L’observation m’est apparue comme indissociable de la question: que vais-je retourner au collègue ? Quoi faire de ce que j’avais noté ? Distinguer ce que je juge important dans ce que j’ai observé, et puis ce que le jeune collègue attend comme réponse à ses questions, c’est souvent différent. Il y a le bon moment pour chaque chose à dire, quand cela explique, répond à une difficulté ; mais ce n’est pas toujours le moment où le collègue va l’entendre, va pouvoir en faire quelque chose. Il ne s’agit pas de plaquer mon idée maintenant, mais d’aider le stagiaire à avancer. Et pourtant, je ne peux pas non plus me contenter d’être un miroir dans lequel il verra (entendra) ce qu’il voudra bien regarder. Le rôle du tuteur est aussi de pointer ces aspects qui ne le préoccupent pas encore, de faire des ponts entre des observations qu’il ne relie pas : les élèves participent mal (à son avis), il l’attribue à leur manque d’attention, alors moi j’ai vu, par exemple, qu’il allait trop vite à un endroit où il utilise des connaissances supposées acquises, mais mal comprises.

La question du retour au collègue observé pose aussi le problème du jugement sur sa compétence disciplinaire (supposée acquise). Il m’a été difficile, quelquefois, de résister à la tentation de corriger, comme s’il était un élève, un jeune collègue (après coup, pas pendant le cours), sur un savoir mathématique qu’il maltraitait un peu. Le réflexe du professeur qui reprend l’élève est difficile à oublier. Il faut pourtant aussi repérer ces difficultés et arriver à les dire : on a si peu, chez nous, l’habitude d’accepter que, de collègue à collègue, on puisse parler ouvertement de nos lacunes sur les savoirs de nos disciplines ! De même, il m’a été difficile de mettre sur le tapis certaines attitudes, qui doivent pourtant être travaillées pour devenir professionnelles, sans avoir l’impression de mettre en jeu la personne, la personnalité du stagiaire (et susciter quelquefois son irritation).

Observer quoi, comment ? Pour quoi faire ? Où trouver des réponses, même partielles, à ces questions ? Peut-être aurais-je pu me raccrocher, comme certains, à mes propres souvenirs de formation, si j’en avais eu ; mais après le concours, je n’ai pas eu de stage, j’ai été plongée directement dans le bain, entre le bureau et le tableau, jamais au fond de la salle. Il est probable que si j’avais pu pratiquer ce type d’observation de façon plus fréquente, si j’avais eu à encadrer des stagiaires de façon régulière, je me serais fabriqué, à la longue, une façon de faire : bonne ou pas ? Et si j’avais pu devenir une bonne tutrice, peut-être les jeunes collègues que j’aurais pu accompagner dans l’entrée dans le métier auraient-ils pu, eux aussi, puiser dans leur expérience les moyens d’encadrer à leur tour des futurs collègues.

De tout cela, je tire aujourd’hui la conviction que le rôle de tuteur, ça s’apprend, que l’observation des pratiques devrait être une compétence professionnelle qu’on développe chez tous les enseignants, avec des collègues, jeunes ou pas. Peut-être pourrions-nous aussi et ensuite nous voir nous-mêmes avec plus de justesse. Et qu’il serait infiniment plus efficace, pour cela, comme pour beaucoup d’autres gestes professionnels, de travailler en collectif : si j’avais pu, pendant ces années de tutorat, participer à des réunions d’analyse de pratiques, avec d’autres tuteurs, si j’avais pu dialoguer avec les formateurs de l’IUFM[[Voir mon article sur ce même sujet dans le hors-série numérique n° 17 des Cahiers pédagogiques, « Quelle formation pour les enseignants ? », aout 2010.]], si l’accompagnement des collègues (jeunes ou pas) était vécu comme un travail collectif dans un établissement, tout changerait.

Françoise Colsaet
Professeure de mathématiques en lycée à Cavaillon (Vaucluse)