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Voilà un livre consacré à l’innovation pédagogique qui pourrait bien appartenir à une nouvelle génération, une génération de troisième type. Son auteur n’est pas l’un des défricheurs de l’innovation, même si elle en partage à son tour les espérances et les objectifs ; elle n’est pas non plus du côté de ceux - ce sont quelquefois les mêmes - qui ont dû réviser leurs enthousiasmes face à la résistance et aux persistances des difficultés de la pratique. Non, Solveig Fernagu-Oudet est de cette génération pour laquelle l’hétérogénéité des classes et la difficulté d’enseigner sont en quelque sorte l’état normal du monde scolaire ; même s’ils recouvrent une souffrance qui engage l’auteur à la recherche d’une " meilleure santé pédagogique " (p. 133). " Il y a trente ans l’enseignement secondaire ne s’adressait qu’à 30 % des jeunes, préparés et motivés pour accéder au savoir, note-t-elle d’entrée. Ce n’est plus le cas " (p. 19). Cette déclaration liminaire et un peu abrupte n’a d’autre fonction que de tourner la page, et d’installer le lecteur au cur de la nouvelle donne du métier d’enseignant.
L’auteur ne porte aucun jugement sur l’état des choses : " Elles sont là, et il faut apprendre à les gérer ". Et en référence aux analyses de Meirieu, Develay, Perrenoud, elle rappelle que " le métier d’enseignant s’apprend ". À côté du fait de l’hétérogénéité, le développement des sciences de l’éducation est un autre fait de l’état des choses concernant l’école ; aux enseignants de s’en emparer, mais surtout à la formation d’en permettre l’appropriation.
Le voyage au cœur de la pratique enseignante auquel l’auteur convie le lecteur revisite dès lors les principales problématiques de la formation des enseignants, les résistances, les préjugés, les insuffisances de l’ingénierie. Mais l’auteur place surtout le centre de gravité de sa conception de la profession enseignante dans l’analyse des pratiques. Pour qu’un système de formation soit efficace et viable, il doit à la fois " partir de ce que savent faire et de ce que font les enseignants " (p. 111), et être " une voie privilégiée de distanciation " (p. 173).
L’auteur confie sa conviction " qu’une formation à l’analyse des pratiques peut permettre une meilleure santé pédagogique, grâce à laquelle l’enseignant existera dans sa classe, au lieu d’y survivre ". On peut toutefois douter que ce qu’elle appelle une " grammaire de l’action pédagogique " y suffise, et lui rappeler ce qu’elle-même écrit justement : " Le discours de l’éducation tient les enseignants plus qu’ils ne le tiennent " (p. 87).
Alain Kerlan
Faut-il parler en classe du Kosovo, demandait Pierre Madiot dans le billet du mois de mai des Cahiers ? Et si oui, comment ? Difficile question, sur laquelle nous reviendrons de manière plus générale dans le dernier dossier de l’année (et du siècle) " Histoire, mémoire et vigilance " [1].
Je voudrais simplement ici m’interroger en cette tragique occasion, à ma place spécifique d’enseignant de français : ne devrait-on pas plus souvent (c’est d’ailleurs un vu qui s’est exprimé dans les réponses des lycéens au questionnaire Meirieu) établir des liens entre ce que nous disent les textes littéraires ou ce dont ils parlent, à leur façon, et l’actualité, ou du moins les questions que nous pose l’actualité ?
Bien sûr, on pense à la littérature qu’on appelait jadis engagée, de Voltaire à Camus en passant par d’Aubigné ou Brecht. Les récits des horreurs de Candide ne sont pas et ne doivent pas être que des prétextes à relevé de champ lexical ou de figures de style.
Il y aurait aussi une relecture à faire des grandes épopées par exemple, de tous ces récits éternels où les bons, les élus affrontent les méchants, les félons. L’armée de Roland, face aux Sarrasins, à qui nous fait-elle penser quand elle massacre et n’épargne personne ? [2] Il y a bien un dessous des cartes, qui ne nous empêchera certes jamais de goûter la sombre beauté de la mort du neveu de Charlemagne et de tant d’autres récits d’exploits, mais remet peut-être la littérature à sa place, qui est parfois de glorifier la haine.
Et puis, il existe des textes qui, plus précisément, nous permettent de mieux comprendre, de mieux vivre les événements qui se déroulent sous nos yeux. Et puisque l’été donne du temps à des lectures, je me permettrais de recommander un écrivain que j’ai tendance à mettre parmi les plus grands et qui en ces temps poignants serait peut-être à lire en priorité : Ismaïl Kadaré.
Il semble que je comprenne mieux les Balkans, dans ce qu’ils ont d’apparemment incompréhensible, en lisant, depuis plus de vingt ans, le romancier albanais. La présence de la mort, l’esprit de vengeance - qui est aussi une clé formidable pour mieux saisir l’enracinement de la tragédie antique dans la culture populaire de cette région, marquée par les lois de l’honneur [3] - la perpétuation clanique des haines, la capacité à souffrir, le comportement parfois suicidaire, l’humour noir, tout cela est présent dans son uvre écrite superbement.
À côté de multiples romans qui évoquent ces réalités souvent de manière décalée, je citerai seulement deux textes, deux courts récits qui sont plus directement liés aux désastres actuels : Le cortège de la noce s’est figé dans la glace et le récent Trois Chants funèbres pour le Kosovo [4]. Ce dernier texte relate la fameuse bataille du Champ des Merles de 1389, dont l’anniversaire a marqué le déclenchement des conflits en Yougoslavie. Albanais et Serbes sont alliés contre les Turcs, mais subissent une lourde défaite. Comme toujours, les combattants sont accompagnés par les rhapsodes, les bardes. Mais ceux-ci ne connaissent que les chants de haine entre Albanais et Serbes.
Quant aux rhapsodes, ils chantaient les chants anciens, comme à leur habitude, sans rien y changer. Le prince serbe Lazare et le comte albanais Georges Balsha riaient ensemble à gorge déployée en entendant le guslar serbe réciter " Levez-vous, Serbes, les Albanais vous ravissent le Kosovo ! " et les bardes albanais de chanter quant à eux : " Dressez-vous, Albanais, le Slave nous enlève le Kosovo. " (p. 32)
Et même dans la défaite, quand ils se retrouvent errants ensemble par les routes, ils ne peuvent que chanter ces chants-là, car ils n’en ont pas inventé de nouveaux ! Quant au Sultan ottoman, assassiné après la bataille, il repose là et voit passer de multiples générations (il entend même à la fin parler de Marlène Allbright), mais il voudrait pouvoir reposer en paix et quitter cette terre inhospitalière.
Pourquoi ne pas travailler avec des lycéens un de ces textes ? Et comment ne pas penser que notre rôle est bien de faire apprendre d’autres chants que ceux de la rivalité, de l’affrontement incessant, du cycle infernal de l’honneur bafoué et de la vengeance, sans tomber pour autant dans l’angélisme et l’oubli des réalités concrètes, que la littérature à l’occasion sait aussi nous rappeler ?
Jean-Michel Zakhartchouk
le 10 juin 1999Ces jours-ci encore hélas, l’actualité c’est la guerre. La guerre et les images insupportables des bombardements, avec leurs victimes " collatérales ". La guerre et le nettoyage ethnique du Kosovo avec les longues files des réfugiés qui se pressent aux frontières par centaines de milliers. Et avec ces Kosovars épuisés, hagards, brutalisés, leurs enfants aux regards brisés.
Pas d’images
C’est par eux que cette actualité est aussi éducative et nous interroge donc ici.
Schneidermann dans " Arrêt sur images " du 9 mai faisait remarquer très justement que les massacres au Kosovo, annoncés par les Serbes eux-mêmes avant les bombardements, n’existent pas. Pas encore. Malgré tous les témoignages verbaux des rescapés, la terreur serbe n’a pas encore de réalité parce qu’on n’a toujours pas d’images On a redouté en effet les pires exactions, les assassinats dans la nuit et le brouillard quand les Serbes ont chassé les caméras et les journalistes étrangers. Alors aujourd’hui c’est dans le regard des enfants du Kosovo qu’il nous est possible de voir l’horreur de ce qu’ils ont vu. Et ces regards sont insoutenables à lire. Il y a l’épouvante atone de cette fillette qui nous dit : " Les soldats ont tué ma mère ", et qui a, elle, une balle dans le pied Il y a le petit garçon au bras cassé et " qui n’a pas pu, dit-il, sauver sa petite sur de la mort " Il y a chez tous cette stupeur morne, comme une impossibilité à croire que des grandes personnes aient pu leur faire ça.
Et devant l’immensité de ces blessures, on peut constater que c’est encore par l’éducation que les associations humanitaires font revenir le sourire dans ces regards mutilés.
Comment enseigner après la barbarie ?
La première chose : leur donner, leur redonner la parole, les mots. Leur permettre de dire l’innommable, d’exprimer l’impensable. Et ce sont des récits d’abominations et d’assassinats. Ce sont des dessins de feu et de sang par lesquels l’enfant tentera de faire sortir de sa tête les images invivables, la mort coeur renversé [5]. Et qu’il puisse mettre des mots, des traits sur ce qu’il a vécu, sur l’épouvante. C’est d’abord ça qu’on leur fait faire dans les écoles sous toiles blanches des camps de Macédoine et d’Albanie. Et comment pourraient-ils en effet apprendre quoi que ce soit si ce débriefing n’était pas fait ? Toute autre parole pédagogique viendrait buter contre ce mur de peur qui bouche l’esprit et la sensibilité. Pour oublier, il faut d’abord pouvoir se souvenir.
Il faut d’abord faire ça, et après seulement les distraire, littéralement les " tirer hors " de ces pensées-là, de ces images-là, par les jeux et le rire. Et après seulement on peut revenir à des occupations plus scolaires : lire, écrire, apprendre encore le monde et ses merveilles que les soldats ont obscurcies en eux.
L’élève et la leçon
Ce " passage à la limite " à travers les regards des enfants du Kosovo n’est pas sans nous donner en raccourci une fulgurante leçon de pédagogie. Il impose de réaffirmer, pour tout acte éducatif, le primat du sujet en tout apprenant. L’éducation se doit de considérer chez l’élève non seulement un " sujet cognitif ", mais d’abord un enfant, un adolescent, avec son histoire personnelle, irréductible à tout autre.
On a vu ces temps-ci, à propos des réformes du collège ou du lycée, ressurgir çà et là une vieille querelle. Savoir qui " mettre au centre du système éducatif ". L’élève ? L’enfant ?
La réponse à cette " question d’école " induit selon le cas une conception évidemment différente du métier d’enseignant et de son identité professionnelle. Ne vouloir considérer en l’élève que l’élève, qu’un " produit scolaire ", permet de se borner à transmettre des connaissances et de ne réclamer du temps et des moyens que pour ça. Qu’on ne vienne pas me prendre des heures sur ma chère discipline Tout pour les contenus et rien pour l’attention au chemin qu’emprunte la connaissance qui est aussi une conscience de soi Est-ce qu’il faut classer le travail d’expression qui est tenté sous les écoles de toile en Albanie parmi les animations farfelues que l’on voit chez nous dans ce qu’on appelle " la vie de la classe ", le " tutorat ", l’" éducation citoyenne " ou l’" aide individualisée " ? On reconnaît volontiers qu’il faut aussi écouter l’enfant ou l’adolescent qui nous parle à travers l’élève. On a bien remarqué, chez les élèves " difficiles " des ZEP " sensibles ", qu’on ne peut accéder avec eux à l’éducation que par ce passage-là. Mais on demande encore et toujours que ce travail se fasse en ajoutant des heures à leur emploi du temps. Et qu’on ne vienne pas m’enlever un quart d’heure de classe sinon, je me mets à hurler au lycée light et à annoncer que le niveau va encore baisser.
Au printemps, les enfants du Kosovo ont cessé brutalement d’être des élèves.
Pour qu’un jour prochain ils puissent le redevenir, il faudra d’abord, quand ils rentreront en classe, écouter leurs mots et lire dans leurs regards d’enfants.
Raoul Pantanella
le 10 juin 1999Fait de société ? Effet de mode ? Chaque jour les médias décrivent avec plus ou moins d’idées préconçues et de complaisance - déontologie des journalistes oblige - des situations de violence dans les établissements scolaires : les lecteurs suivent ces récits avec un frisson d’horreur, les acteurs dans les établissements et les quartiers fulminent de se voir ainsi désignés !
Les autorités entrent en guerre, et répondent par des termes militaires à ce durcissement social : c’est le plan de lutte contre la violence de 1998, précédé de trois plans - un par an - accompagné de circulaires, de mesures, de dispositifs divers : le front, aux dires mêmes de nos généraux ne semble pas reculer, malgré la mobilisation demandée aux hussards d’une république menacée.
Ce dossier des Cahiers pédagogiques [6] n’a pas la prétention de présenter un énième plan de lutte contre la violence, ni d’offrir des idées simples qui désignent le responsable, cette vieille tentation de désigner un bouc émissaire : à tour de rôle, les chefs d’établissement routiniers qui baissent les bras, les parents irresponsables qu’il faudra envoyer en justice, les enseignants coupés des réalités qui seront rééduqués, les jeux vidéo et la télévision qui rendent les jeunes idiots, les barbares (sauvageons ?) des quartiers dits " défavorisés " qui seront éloignés dans de lointaines campagnes.
Ce cahier n’a pas non plus la volonté de présenter des solutions miraculeuses, ce prêt-à-porter éducatif qui fait la fierté des plans ministériels, les actions sans réflexion, les structures providentielles : entre autres, les classes-relais qui se multiplient ; les médiateurs et autres aides-éducateurs qui, mal intégrés dans un projet global de façade, peuvent cristalliser les problèmes ; des permanences de la police installées dans les collèges et les lycées ; des instances éducatives sur lesquelles les enseignants se débarrassent de leurs responsabilités.
Nous ne voulons pas non plus faire pleurer Margot, même si les récits des uns et des autres montrent les souffrances des individus enfermés dans leur solitude, confrontés à des difficultés dont ils ne sortent pas.
Si l’empathie est indispensable, le discours de la plainte ne résout pas les problèmes : nous avons besoin d’énergie, d’honnêteté, de courage et d’imagination, de réflexion et de recul pour agir dans un contexte aussi complexe.
C’est ce que nous sommes allés chercher dans les pratiques des acteurs ; ils témoignent qu’il est possible de ne pas considérer la violence comme une fatalité qui nous dépasse mais comme un phénomène social sur lequel il est possible d’agir, dans un premier temps, à l’intérieur des établissements par : la réaffirmation de la règle, la libération de la parole, la construction du sens aux activités proposées aux élèves et toujours, le respect de la dignité de la personne. L’engagement des personnels - d’abord celui du chef d’établissement - y est très fort. Chacun occupe pleinement sa fonction et en assume toutes les dimensions : travail en équipe, participation à la vie de la collectivité, prise en charge du politique, de l’éducatif, du pédagogique. Le travail collectif s’appuie sur l’échange et le partage de l’analyse, de la gestion des problèmes, des prises de décisions.
Toutefois, la qualité de la participation des acteurs ne constitue pas une condition suffisante pour régler la question de la violence. L’école n’est pas coupée de son environnement : le travail en lien avec des partenaires extérieurs (police, justice, associations, entreprises, musées, etc.), sans confusion des rôles ni abandon des responsabilités, est une construction difficile, rare à vrai dire, mais utile.
En fait, l’école n’a pas à assumer seule la responsabilité de ces difficultés et les enseignants à porter seuls la politique de l’école. Fait de société, le phénomène de la violence doit être pris en charge par la nation tout entière : quelle éthique chez les plus hauts responsables, modèles de réussite républicaine qui servent de modèles ou de repoussoirs aux jeunes ? Quelle volonté de s’attaquer aux sources d’injustices et d’inégalités croissantes dans l’école ?
Il s’agit enfin de s’interroger sur le sens de l’éducation dans notre société et les missions confiées à l’école : il serait temps de lancer un débat qui permette de rechercher les moyens de passer de la " barbarie civilisée et républicaine à l’édification d’une cité réellement humaine ".
Michèle Amiel, Proviseur du lycée Évariste Galois à Noisy-le-Grand.
Agnès Paon, Principale de collège à Rouen.
Marie-Christine Presse, Documentaliste CUEEP de Lille.
En général, les enseignants sont dans les classes et les principaux dans les collèges, au contact des enfants de dix-huit à quarante heures par semaine. Les chercheurs en éducation y viennent enquêter un certain nombre d’heures, et écrivent des livres sur l’école : diagnostic, remèdes, etc. On entend peu, en fait, la voix des vrais praticiens : bien trop épuisés, bien trop mal à l’aise, pour oser écrire sur ce qu’ils vivent. D’ailleurs qui les publierait ?
Une fois n’est pas coutume, Marie-Danielle Pierrelée écrit sur l’école et sait vraiment de quoi elle parle. Les petits collèges ruraux, les ZEP, les banlieues parisiennes difficiles, elle en parle de l’intérieur, elle les a connus comme prof, puis comme chef d’établissement (sept ans en Seine Saint Denis, lycée professionnel du bâtiment puis collège), et après deux ans de " semi-marginalité " à Amiens, qui lui ont permis de prendre du recul, là revoilà principale en banlieue du Mans. Au passage, elle a créé à Saint-Denis une structure de scolarisation originale pour jeunes marginalisés, absentéistes, déscolarisés, délinquants, structure baptisée " Auto-école ", qui a survécu à son départ, et qui sert de modèle sans qu’on le dise toujours (les lecteurs habitués des Cahiers le savent bien, mais d’autres peuvent l’ignorer).
Marie-Danielle Pierrelée écrit sur l’école, et s’il faudrait être de bien mauvaise foi pour lui contester la description et l’analyse qu’elle dresse de la réalité actuelle, il n’est pas certain pour autant que les pistes de solution qu’elle propose soient acceptées aussi facilement, même par ses amis. Pour une raison simple : elle ne parle pas idéologie, elle ne se positionne pas en référence aux débats médiatiques en cours, (pour ou contre la réforme façon Allègre, etc.) et ne semble même pas se poser la question de savoir si ce qu’elle dit peut ou non être récupéré par un des camps en présence : ce qui l’intéresse ce sont les enfants en souffrance, tellement visibles dans la société d’aujourd’hui lorsqu’ils se donnent à voir par leur violence, et encore faudrait-il prendre en compte l’ennui et les souffrances de ceux qui " s’écrasent " en silence ; elle prend en compte les souffrances des enfants, mais aussi celles des enseignants, non les idées toutes faites. Le collège unique, la classe hétérogène, le refus des redoublements, le refus des filières ghettos Ce sont des combats qu’elle a menés, et lorsqu’elle interroge aujourd’hui leur pertinence, c’est toujours au nom du même objectif (donner leur chance à tous les enfants) mais à la lumière crue de la réalité têtue qu’elle regarde et analyse lucidement.
Le livre se compose de trois parties : d’abord une galerie de portraits d’enfants, ou plus exactement une série de parcours d’élèves de collège, bons élèves, cancres, élèves "ordinaires" : dans les meilleurs cas, le collège a déçu leur attente, ruiné leur ambition ; dans les pires, il les a confinés dans l’échec, la marginalité, la délinquance. Il s’agit d’enfants réels, et non de cas inventés, qui dressent la toile de fond sur laquelle il convient de lire et de relire ce livre. (Surtout si, enseignant au lycée Henri IV ou à Janson de Sailly, on n’a jamais rencontré certains des cas évoqués ici. Ou si, n’importe où ailleurs, on s’est organisé pour ne pas les voir.) M.-D. Pierrelée n’affirme pas que tous les enfants sont malheureux au collège : elle dit qu’ils sont nombreux, et qu’en tout cas le collège n’est pas conçu pour développer le maximum de compétences chez le maximum d’enfants. Le collège unique, pour tous, ne réussit qu’à certains enfants, peut-être même à une minorité d’enfants.
La seconde partie (en forme d’interview) achemine le lecteur d’une analyse critique de l’existant à la proposition d’un autre collège, réellement différent, puisqu’il fait disparaître la structure-classe, pivot actuel de l’organisation pédagogique. C’est la partie la plus richement, la plus logiquement argumentée (sur laquelle nous allons revenir) ; mais en l’absence de la troisième partie, le projet pourrait être perçu comme purement utopique.
La troisième partie soutient la même proposition, non plus à partir d’une argumentation logique, mais à partir d’un repérage des traces qui en manifestent la faisabilité : expériences dans l’histoire, organisations différentes à l’étranger, expériences déjà vécues en France, simulation d’emplois du temps dans le collège tel que le voit l’auteur : autrement dit, Marie-Danielle tente de contourner les résistances de ses lecteurs sceptiques, sachant bien qu’une argumentation même rigoureuse emporte rarement l’adhésion à elle seule, en montrant qu’il est possible de faire autrement, puisqu’ailleurs on fait autrement sans que ce soit la catastrophe (Pays-Bas et Suède sont particulièrement pointés comme modèles, d’autant que leurs élèves obtiennent de bons résultats à des tests internationaux comparatifs).
Venons-en donc aux propositions de la deuxième partie. M.-D. Pierrelée souhaite qu’on expérimente, à hauteur d’environ 10 % des établissements et sur la base du volontariat des enseignants, un fonctionnement qui substitue, à un emploi du temps structuré par vingt-cinq à trente heures de cours, trois types de "temps" différents dans la semaine, c’est-à-dire aussi trois types de groupes et trois types d’activités pédagogiques.
Un premier groupe comporte dix à douze enfants maximum, d’âge et de niveau variables, avec son enseignant-tuteur. Le tuteur accueille les enfants, établit le contact avec les familles de ces enfants, et encadre leur travail personnel, (qui représente une activité importante, six à dix heures par semaine, dans une petite salle équipée de deux ordinateurs) : il accompagne les enfants tout au long de leur scolarité, connaît leurs problèmes personnels, intervient en cas de conflit. Le groupe de tutorat permet aux enfants de se construire, de forger leur autonomie, mais aussi les incite à s’entraider.
Un second groupe se constitue autour d’un projet. Il est hétérogène par l’âge, les niveaux, les compétences, mais fédéré par le désir de mener à bien une réalisation qui se déroule sur l’année. En début d’année, des enseignants proposent les projets, énumèrent les postes de travail, et les enfants postulent en argumentant sur leurs motivations et leurs compétences. Des exemples ? Un spectacle de théâtre, qui demandera des acteurs, des costumiers, des décorateurs, des techniciens son et lumière, des artisans La réalisation d’une maquette de ville médiévale, qui aura besoin d’archivistes et d’architectes, de menuisiers, de décorateurs, de calculateurs Un élevage, un voyage, une exposition florale C’est la junior entreprise version collège, qui travaille six heures par semaine. C’est aussi le lieu de la formation à la responsabilité, à la citoyenneté, à la coopération.
Et puis bien sûr, les groupes d’apprentissage (que le livre présente en second, non en dernier lieu comme nous le faisons ici). Les groupes au pluriel, car il s’agit de groupes de niveaux-matières : un élève peut appartenir à des groupes différents en anglais, en maths, en sciences, en histoire, en français, en éducation physique. En gros deux heures par discipline et quinze heures de cours au total. Deux heures, c’est peu ? Il faut prendre en compte le gain d’efficacité qui naît de l’homogénéité relative, de la motivation dans une école qui varie les activités, et la part importante de travail encadré dans le groupe de tutorat, voire de travail personnel autonome pour les plus forts. Quinze heures, plus six à dix heures de travail personnel.
Tous les enseignants enseignent dans ces groupes d’apprentissage, mais un certain nombre de volontaires ont une part de leur emploi du temps consacré soit au tutorat, soit à la gestion d’un projet.
Bien entendu, si ces propositions retiennent l’attention, elles ne manqueront pas de soulever des objections. J’en examinerai trois ou quatre : Parier qu’on peut enseigner en quinze heures ce qu’on enseigne aujourd’hui en vingt-cinq ou trente, parce que les groupes seront plus homogènes et les élèves plus motivés, ne convaincra pas tout le monde ! Certes, ceux qui enseignent dans certaines ZEP sont les premiers à affirmer qu’ils s’estiment heureux lorsqu’ils ont bénéficié de dix minutes d’attention véritable sur une heure de cours ; ceux-là savent donc l’importance des "gains de productivité" que l’école pourrait faire. Mais comment être sûr que les élèves mettront mieux à profit leurs quinze heures de cours que les vingt-cinq d’aujourd’hui ? Ne peut-on craindre que de nombreux élèves investissent bien dans le projet qu’ils auront choisi mais continuent à boycotter anglais ou géographie, tout en se disant que le tuteur réexpliquera si nécessaire ?
Bien sûr, le pari peut réussir, mais sa réussite repose-t-elle sur les élèves ou sur les enseignants ? Autrement dit : suffira-t-il que les élèves se sentent mieux reconnus dans leur personne et dans leurs besoins de réalisations concrètes pour consentir l’effort d’apprendre intensément quinze heures par semaine ? Ou faudra-t-il également que les enseignants changent de méthode ? M.-D. Pierrelée fait confiance aux enseignants : il s’en trouvera 10 % pour croire assez au projet et le faire réussir. Soit. Mais l’atout de cette organisation, est-ce son efficience structurelle, ou la qualité des enseignants qu’elle est supposée attirer ? L’éclatement de l’unité classe n’est pas un mince problème Quel sera le groupe d’ancrage du collégien ? Pour le dire simplement, où se fera-t-il les copains qu’il retrouvera dans la cour de récréation ? Un préado peut-il se passer, dans un lieu donné, d’un groupe d’ancrage fort ? Peut-il en avoir plusieurs sans se sentir écartelé, morcelé ? Il est vrai que la classe actuelle, lorsqu’elle réunit racketteurs et rackettés, leaders négatifs et boucs émissaires, ne constitue pas toujours un groupe d’appartenance satisfaisant, et M.-D. Pierrelée a beau jeu de rappeler que la structure classe par niveau d’âge est d’apparition récente dans l’histoire même de l’école. Il n’empêche. Dans l’organisation proposée, aucun groupe n’est constitué en fonction de l’âge des élèves, le choix ici est drastique. Et vraiment novateur.
L’importance accordée au travail personnel dans le petit groupe de tutorat, la place accordée à l’informatique (aux TICE), et le fait que le groupe d’apprentissage a une faible durée de vie, renvoient nettement l’apprentissage à une dimension individuelle. C’est ici l’individu élève qui apprend, ce n’est pas le groupe en tant que tel. On aurait pu imaginer que les six heures de projet ayant l’avantage de souder le groupe, de lui donner cohésion et solidarité, l’apprentissage au sein du même groupe (hétérogène) aurait tiré profit de cette dynamique. Ce n’est pas le choix de M.-D. Pierrelée, ce n’est d’ailleurs pas le choix actuel de l’école, mais il vaudrait sans doute la peine d’y réfléchir : qui apprend mieux porté par un groupe, qui apprend mieux tout seul ? Apprendre, c’est construire le savoir dans son corps et sa tête, mais c’est aussi entrer dans un groupe d’appartenance, le groupe de ceux qui savent, et se conformer à une norme de groupe.
Enfin on peut considérer comme paradoxal de partir d’une critique du collège actuel (vos enfants " s’ennuient au collège ", selon le titre de l’éditeur) pour déboucher sur une réforme qui lui donne encore plus d’importance dans la vie de l’enfant, puisqu’il s’agit d’en faire un lieu de vie, un lieu d’apprentissage, et un lieu d’exercice de compétences actuellement laissées en friche. Pourquoi ne pas proposer plutôt l’ouverture d’autres lieux de référence, distincts de l’école, entre lesquels l’adolescent apprendrait à circuler ? Des clubs et des animateurs pour les projets, des éducateurs tuteurs pour le dialogue et l’encadrement, et des enseignants recentrés sur des tâches d’apprentissage ? Pour préserver l’emploi enseignant ? (C’est certainement réaliste !) Pour conserver à l’école son caractère éducatif global, éviter l’éparpillement des lieux de vie ? En tout cas, si, pour M.-D. Pierrelée, la structure classe est au XXIe siècle une institution dépassée, le collège semble y avoir encore sa place.
Si un débat est nécessaire, il est à nos yeux tout aussi évident qu’il est urgent de responsabiliser des équipes enseignantes pour expérimenter des structures nouvelles. Les objectifs que M.-D. Pierrelée fixe à ce collège d’un type nouveau méritent d’être rappelés en conclusion, tant ils sont clairs et peu contestables : 1. Que tous les enfants y trouvent leur compte Ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui.
2. Que les compétences développées ne se limitent pas aux compétences linguistiques et logico-mathématiques. Les enfants ont d’autres compétences (techniques, organisationnelles, artistiques, relationnelles) dont la société a par ailleurs le plus grand besoin.
3. Que les objectifs de connaissances et de compétences visés soient réellement atteints.
Ce dernier point mérite une ultime précision. À ceux qui ne manqueront pas de crier à la baisse de niveau, M.-D. Pierrelée répond qu’elle souhaite l’institution d’épreuves standardisées pour comparer le niveau des enfants dans le secteur expérimental et dans le secteur traditionnel. Qu’on cesse d’imposer la conformité des moyens, pour se concentrer sur la conformité des résultats. Actuellement, moyennant de respecter les mêmes programmes et le même horaire partout, on a le droit de laisser partir du collège des élèves illettrés et ignorants. Marie Danielle Pierrelée demande la liberté de la gestion des moyens et propose d’être jugée sur les résultats. Chiche !
Cécile Delannoy
S’intéressant aux nouvelles compétences qui émergent et qui constituent un " horizon plutôt qu’un acquis consolidé ", l’ouvrage de Philippe Perrenoud cherche à saisir le mouvement de la profession enseignante en identifiant dix familles de compétences jugées comme prioritaires dans la formation continue des enseignantes et des enseignants primaires. Ces dix familles sont : organiser et animer des situations d’apprentissage, gérer la progression des élèves, concevoir et faire évoluer des dispositifs de différenciation, impliquer les élèves dans leur apprentissage et leur travail, travailler en équipe, participer à la gestion de l’école, informer et impliquer les parents, se servir de technologies nouvelles, affronter les devoirs et les dilemmes éthiques de la profession, gérer sa propre formation continue.
Pour chacune de ces familles sont précisées des compétences plus spécifiques à travailler en formation continue. Exemples (voir tableau) :
Évidemment le découpage proposé pourrait être discuté, ce que ne manque pas de faire l’auteur, qui rappelle l’origine institutionnelle d’un tel document, construit en 1996 par le département de l’instruction publique genevois. Évidemment les dix familles pourraient être resserrées à neuf ou élargies à onze. Cette discussion n’a pas vraiment lieu d’être. Ce qui est en jeu est moins le découpage choisi, que ce que ce découpage entraîne en matière de reconsidération du métier. Les familles de compétence ici inventoriées sont l’occasion d’un voyage pour qui se demande où va et comment évolue le métier d’enseignant.
Michel Develay
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