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« Il y a quinze ans, j’ai publié une première fois ce livre.
Je lui donnai alors un titre obscur : La haine de la Poésie.
Il me semblait qu’à la poésie véritable accédait seule la haine.
La poésie n’avait de sens puissant que dans la violence de la révolte.
Mais la poésie n’atteint cette violence qu’évoquant l’Impossible.
À peu près personne ne comprit le sens du premier titre, c’est pourquoi je préfère à la fin parler de l’Impossible. »
Georges Bataille (L’Impossible, préface de la deuxième édition)
Ouvrir dans les Cahiers pédagogiques un dossier sur la poésie à l’école n’est pas sans risques. Entre le simple recensement « d’activités » poétiques réalisables en classe et le discours abscons compréhensible par les seuls « initiés », la marge est étroite.
Si nous avons voulu tenter cette aventure c’est parce qu’il nous semble que mettre en place des situations de poésie, faire travailler véritablement les élèves autour et par les poèmes n’est pas chose facile voire nous confronte à un « Impossible ».
Impossible de soumettre « poésie », « poème », « poète » à une quelconque définition, stable, immuable... sous peine de clore chacun d’eux à ce qu’ils ne veulent ou ne peuvent être : délimités, circonscrits, réduits. Tant que l’un ou l’autre sera encore vivant...
Impossible de réduire la poésie à un objet représentable qui prendrait la forme canonique habituelle du poème rencontré si souvent à l’école : généralement court, illustre ou enfantin ou les deux à la fois, rythmé, mis en page, joli, thématisé, etc. La poésie est métamorphoses.
Impossible de l’enfermer dans une quelconque discipline. Elle ne peut se réduire du côté des apprentissages linguistiques, se cantonner à l’étude littéraire, se limiter à l’observation d’un genre littéraire, à l’acquisition d’une pratique artistique, à l’exercice de diction ou de mémorisation... Elle aborde tout cela à la fois mais ne s’y contient pas pour autant.
La poésie nous confronte à l’« Impossible ».
Elle nous confronte à l’« Impossible » en tant qu’elle met à mal l’explication, la compréhension, la maîtrise du sens. Elle nous conduit à l’« Impossible » dans la mesure où elle est démesure, anarchique. Dans la mesure où elle est à la fois un travail sur la langue, mais aussi et en même temps le lieu où justement la langue travaille en nous.
Face aux difficultés qu’elle engendre, faut-il pour autant renoncer à aborder la poésie à l’école ?
Ou ne faut-il pas, au contraire, relever le défi de l’impossible, car renoncer à la poésie serait renoncer à exister, à faire exister ce qui en chacun de nous ne demande qu’à vivre et s’épanouir. Se pose alors le problème d’enseigner la poésie, de faire entrer le poème dans la classe sans faire fuir la poésie par la fenêtre...
Comment, à l’école, l’aborder sans la réduire à une activité de « saisie de sens » ? Comment la mettre en voix sans la restreindre en un exercice de mémorisation ? Comment l’écrire sans la dénaturer en « exercice de style » ?
Est-elle à la marge ou au contraire doit-on la mettre au centre du dispositif d’apprentissage, Que nous apprend-elle et que lui apprenons-nous ?
Comme l’écrit justement J.-P. Siméon dans ce dossier : le « problème » avec la poésie c’est, qu’à l’école, elle pose problème.
Nous avons opté, dès lors pour un dossier le plus ouvert possible : parole donnée aux enseignants, élèves, didacticiens, poètes, éditeurs... Nous n’avons pas renoncé tout à fait à comprendre, en essayant de garder un peu de mystère et de fantaisie, comme Aurore (CM1) : « Devant le vol du papillon, personne ne cherche à savoir combien il mesure ». Nous souhaitons que ce dossier soit une source d’inspiration, d’envies, de « possibles ». Des témoignages, de nombreuses propositions concrètes pour la classe : carnets d’écriture, répertoires, fabrication d’anthologies, collages, mises en voix... Des repères historiques et bibliographiques pour aller visiter ailleurs... Des textes aux sensibilités très différentes avec en commun la passion de la poésie, que nous espérons communicative.
Mireille Carton, professeur de français, Clermont-Ferrand.
Christophe Roiné, conseiller pédagogique, Bordeaux.
Doit-il être ou devenir véritablement unique, comme proclamé depuis 1975, sans qu’il le soit réellement dans les faits ?
Doit-il comporter un palier d’orientation en fin de 5ème poussant vers la voie professionnelle ceux qui ne « suivent » pas, ceux qui posent « problème » et ne sont pas formatés pour le collège tel qu’il existe, c’est-à-dire unifié sur les bases de la culture secondaire et universitaire ?
Doit-il édifier dans l’esprit de chaque élève un socle commun de connaissances et de compétences, et, si oui, comment définir ce socle ? Doit-on redéfinir l’objectif d’intégration à la société, qui n’est plus la société de l’époque de jules Ferry ?
Doit-on y inculquer des connaissances et des savoir-faire, éduquer au sens civique, au fait religieux, à la prévention des risques mais aussi à la sécurité routière, à l’éducation sexuelle, à la contraception au secourisme,.... ? En d’autres termes, quelles missions confier au collège dans la mesure où il reste la seule institution où passe tous les jeunes ? Cela doit-il devenir des matières comme les autres, faire l’objet de journées, de semaines,....?
De quelles compétences doit -être doté l’élève, ce citoyen du XXIe siècle ? Quelles sont celles qui lui permettent de comprendre et d’agir, que ce soit dans la vie sociale, professionnelle ou personnelle ? Quelle place pour l’interdisciplinarité dans ce contexte ? Comment introduire à la complexité de notre monde ?
Quelle est la meilleure manière d’apprendre ? Quelle place doit tenir l’approfondissement de certains domaines. Que sacrifie t’on ?
Faut-il qu’au collège les professeurs soient aussi spécialisés qu’au lycée ou doivent -ils être polyvalents ?
Quels sont les constituants fondamentaux d’une culture qui doit être l’apanage de tous ? Quelle place accorder à la lecture de l’image, la technologie, l’univers quotidien des élèves ?
Quelle place pour la coopération, l’entraide, dans un objectif de formation citoyenne ?
Quelle différenciation pédagogique pour être au service de tous ? Quelle efficacité pour ces pratiques ? Quel doit être le rôle de la recherche documentaire et le tri d’information ? Comment compenser les différences d’accès à l’information dans sa famille ?
Quelle place pour l’apprentissage de l’oral ou pour le travail de groupe avec une production finale ?
Quelle modalité d’évaluation dont on sait combien elles déterminent implicitement la pédagogie quotidienne ?
Comment faire pour que la poursuite des études dans d’autres voies que le lycée d’enseignement général ne soit plus vécu comme une relégation ?
Par quels canaux informer les citoyens pour éclairer leur choix ?
Et voici les réponses :
MEIRIEU Philippe, Professeur des Universités en Sciences de l’Education, Directeur de l’IUFM de lyon, Ancien directeur de l’INRP de 1998 à 2000
ZAKHARTCHOUK Jean-Michel, Rédacteur aux Cahiers pédagogiques, Professeur de français en collège, Directeur de la collection « Repères pour agir » (CRDP d’Amiens et Crap-Cahiers pédagogiques)
PANTANELLA Raoul, Rédacteur aux Cahiers pédagogiques, Professeur honoraire de lettres modernes
KAMBOUCHNER Denis, professeur
Hubert MONTAGNER, Directeur de recherche à l’INSERM, Professeur, groupe psychophysiologie et psychopathologie du développement, université Bordeaux II Victor Segalen, Professeur honoraire université de Brasilia, Expert consultant des gouvernements du Brésil et de Galice
Jacques PATY, Professeur des universités en physiologie université de bordeaux II Victor Segalen, Directeur de la clinique hospitalo-universitaire du sommeil, CHU de Bordeaux
François TESTU, Professeur des universités en Psychologie, Doyen de l’UFR Arts et sciences humaines, Responsable du DU « chrono psychologie et aménagements des temps de vie », Université François Rabelais de Tours
René CLARISSE, Maître de conférences, laboratoire de psychologie expérimentale, Université François Rabelais de Tours
Le dernier livre de Philippe Meirieu est un ouvrage tout à la fois surprenant par la forme employée et enthousiasmant par le contenu développé.
Il s’agit en premier lieu de la réunion ordonnée de toute une série de chroniques que l’auteur a fait paraître dans le journal La Vie. La réunion de ces articles constitue une somme de réflexions originales et nécessaires sur ce que signifie la loi de nos jours, et comment elle se manifeste dans la vie quotidienne.
Parler de loi à notre époque est chose difficile. C’est comme si une sorte de tabou était placé à cet endroit. En effet, les accusations pleuvent dès que, publiquement, certains tentent de donner un avis sur la question. D’un côté les autoritaires, les despotes, les « impérialistes de la loi », de l’autre les laxistes, les laisser-faire, les « impérialistes du désir ». Justement, Philippe Meirieu tente de sortir de ce qu’il appelle « ... cette oscillation psychotique ».
Et comment s’y prend-il ? En partant du quotidien, en sortant des grandes déclarations d’intention et des envolées théoriques. Là, on parle de « petites choses » banales en apparence, de situations quotidiennes de la vie en famille, en classe, entre enfants ou entre adolescents, à la manière de Françoise Dolto lorsqu’elle animait ses émissions de radio. Une dispute dans un repas de famille, le choix d’un prénom à la naissance d’un enfant, la venue du premier amant de votre fille dans la maison familiale, la question de la drogue...
Vous l’aurez compris, ce livre sur l’éducation est un ouvrage qui ne s’adresse pas exclusivement aux enseignants mais aux éducateurs en général et aux parents en premier lieu.
L’auteur resitue intelligemment la question de la loi, non pas du côté de la réglementation (de ce qui est permis ou de ce qui ne l’est pas) mais plutôt en considérant que celle-ci est avant tout la manifestation du rapport à l’autre, toujours en interrogation, en travail, en recherche : « L’éducation est une affaire de parole donnée et de promesse tenue. »
Les chroniques sont classées par thème : Almanach (les dates marquantes dans la vie humaine) Grandir (les grandes étapes du développement de l’enfant et de l’adolescent), Séismes (les grandes épreuves de la vie) Jalons (les repères fondamentaux)...Chaque article est ponctué d’une citation (pour les amateurs...).
Véritable livre ressource que l’on peut ouvrir à n’importe quel endroit, que l’on peut feuilleter, abandonner et reprendre plusieurs jours après... « Un livre d’heures à lire par tous les bouts, pour accompagner la vie, tous les jours ». Ouvrage qui pose des questions et laisse le lecteur trouver ses propres réponses en parcourant ça et là au gré des envies ou des nécessités.
Livre de « père » enfin, dans la mesure où Philippe Meirieu s’y engage, non pas tant par la place institutionnelle qu’il occupe au sein de l’éducation nationale, mais comme être humain parmi d’autres, travaillé par ces questions dans sa vie familiale ou dans sa vie publique.
Christophe Roiné
Il fallait bien parler du phénomène éditorial qu’a représenté le livre de Mara Goyet paru le printemps dernier, encensé par de nombreux médias et par de prestigieux intellectuels. Les Cahiers pédagogiques sont beaucoup moins enthousiastes, c’est le moins qu’on puisse dire. Une analyse du livre et surtout du pourquoi de son succès par une enseignante en ZEP, qui est aussi psychologue.
Un récit de la vie quotidienne dans un collège du « Neuf Trois » transforme l’auteur, « victime » de sa nomination en Seine-St-Denis, en un véritable héros. Mara Goyet ne se soucie guère de ménager les personnes qu’elle caricature, collègues et élèves, qu’elle aligne sur un ton condescendant et traite avec une ironie que l’on pourrait prendre pour de l’humour.
L’admiration qu’elle suscite est sans doute un moyen pour elle de transformer la honte d’enseigner en Seine-St-Denis. « Je me suis déjà trouvée à la table d’artistes éminents ou d’intellectuels infiniment plus lettrés que moi, mais lorsque j’explique que je suis enseignante en ZEP, ils paraissent aussi stupéfaits et admiratifs que si j’étais missionnaire de la Croix-Rouge dans les territoires occupés » [1]. Les jalons posés ici délimitent assez clairement les territoires.
Vendu à plus de 50 000 exemplaires, ce livre déclenche un engouement collectif qui mérite d’être analysé. Mara Goyet lève un pseudo-secret bien mal gardé par le politiquement et le pédagogiquement corrects. Elle ose enfin dire tout haut ce que tout le monde « pense » tout bas. Stratégie connue et dangereuse. Car il s’agit moins de laisser advenir une pensée que de la figer en la confondant avec ce qui serait la libération des désirs humains les plus inavouables. « Les profs rient franchement à la lecture de « Collèges de France », comme soulagés de ces « mauvais sentiments » qu’ils éprouvent eux aussi face à leurs élèves. Une véritable catharsis en fait. » [2] Assez des bons sentiments, voici venir les mauvais... dans une alternance qui ne peut supporter leur coexistence. Toute relation, tout lien social impliquent pourtant maîtrise et servitude. L’ambivalence et le conflit interne, qui sont ici niés, sont projetés à l’extérieur. L’effet de catharsis donne l’illusion d’un lien qui se tisse dans le partage des émotions. Mais dans l’après-coup de cette communion émotionnelle, on assiste à une rigidification conférant au simplisme plutôt qu’à une élaboration.
« Mon bouquin ne défend pas de thèse. Il parle de la machine à café et des polycopiés » poursuit l’auteur. On aurait aimé pourtant partager avec elle quelques-unes de ses critiques, car ce qu’elle dit est parfois juste. Pourtant elle ne nous propose pas une vraie critique. En effet, rien ici ne cherche à examiner, à comparer afin de tenir pour vraie une proposition en ayant pris en compte toutes les objections pouvant lui être opposées. Le discours est un discours outré si familier qu’à en connaître l’air on en reconnaît la chanson... Ce qui procure au lecteur une illusion d’intelligence c’est qu’il peut, sans trop de dépense énergétique, reprendre à son propre compte les poncifs véhiculés « Ils n’ont pas de culture, plus de valeurs, les marques sont leurs idoles, il faut leur redonner des repères et de l’autorité, etc. . » Oui mais derrière tous ces mots subsistent des impensés et c’est de les explorer qui ouvrirait à une réflexion véritable.
Un défi est lancé. Qui osera demain, sans vergogne, écrire un livre sur les services de gériatrie des hôpitaux par exemple ? La critique pourrait là aussi saluer le courage et les anecdotes croustillantes que l’on l’imagine déjà car on les connaît bien au fond. « J’ai fait un livre sur les déambulateurs et les pistolets » dirait l’auteur faisant fi du politiquement correct pour dire enfin « la vérité ». Plus de « troisième âge » mais des « vieux », des vrais, qui dans leur réalité devenue insupportable à nos yeux pourront être rejetés pour leur indélicatesse à réactiver l’effroi de la vieillesse qui nous guette. Prenons garde, si l’humour rallie et rassemble, l’ironie divise et détruit.
Ce n’est pourtant pas dans l’opposition frontale que l’on déconstruira les murs qui divisent les esprits. Que ceux qui luttent tant bien que mal pour le respect de la dignité humaine ne deviennent pas honteux d’un combat taxé aujourd’hui d’arrière-garde et qu’ils réservent cette honte pour ceux que le mépris de l’homme fait rire, tout en pleurant la perte des valeurs.
Mais le livre de Mara Goyet dit aussi du désarroi d’une personne qui, derrière ses propos catégoriques et son masque d’insensibilité, en appelle à un dialogue qui doit rester ouvert. Elle découvre « la misère du monde » dans son collège et avoue, c’est bien légitime : « Nous ne savons qu’en faire (...) Mais nous nous efforçons d’éviter l’empathie (...) toujours avec l’idée que l’on est un peu monstrueux. » On comprend que cet évitement de l’empathie rende inhumain et renvoie à un aspect monstrueux de soi-même. La solution la moins coûteuse c’est de projeter sur l’autre cette part de monstruosité inacceptable. C’est ainsi que la diabolisation des « jeunes des banlieues », barbares ou sauvageons, nous a rendu bien des services. Ils ont capturé le regard et figé les imaginaires d’une société malade et qui, sans le savoir, a besoin d’eux. Mais si l’on écoute l’envers de la plainte, on entend les aveux timides qui reconnaissent la gratification que ces enfants « en difficulté » nous procurent à nous, leurs enseignants, par leur reconnaissance, par leur attachement, par la réparation de nos parties malades ou restées en souffrance.
Marthe Mullet
Soit une équipe d’enseignants novateurs, en secteur très difficile, qui se défait après dix ans. Florence Giust Desprairies, psychosociologue et intervenante réputée, essaie de les aider à y voir clair. Autres interventions, dans un établissement élitiste en crise, où l’analyse institutionnelle donne les clés du malaise ou en participant à un groupe de réflexion sur la violence. Quelques observations pénétrantes : entre ces élèves « qui ne veulent plus se laisser faire » et les enseignants, ce qui existe c’est « une agressivité réciproque liée à un trop de renoncements, de frustrations et de découragements de part et d’autre ». Ce que l’élève adresse à son maître, ce sont moins souvent des injures que « des questions mal venues, considérées comme incongrues, interprétées comme cherchant à nuire ou à blesser ». C’est que « les enseignants attribuent au regard de l’élève le pouvoir de porter sur eux un jugement définitif... » [3]. Car ces enseignants en crise ont en tête un modèle qu’ils ne peuvent plus vivre : ils attendent une complémentarité prof/élève qui ne se réalise plus et ils essaient de s’en consoler en définissant l’élève comme vide et dépourvu, au lieu de le percevoir tel qu’il est. Car si nous sommes remis en question par la non-maîtrise des pulsions chez certains élèves outlaws, c’est qu’elle ravive en nous notre violence difficilement canalisée et dominée. L’étrangeté de l’autre ravive douloureusement en moi ma propre étrangeté, étouffée par l’idéal de maîtrise que j’essaie d’incarner.
Comment intervient alors F. Giust-Desprairies ? : « Pour tenter d’approcher cette altérité inquiétante, je propose aux enseignants de revenir sur l’histoire de leur scolarité et sur les situations à l’origine de leur malaise, en resituant ces dernières dans des périodes de vie qui permettent de ressaisir les tensions actuelles dans leur temporalité. » [4] « Lorsque les maîtres approchent cette intrication complexe et douloureuse entre l’autre comme autre et l’autre en eux-mêmes, c’est aussi le rapport entre sujet de raison et sujet affectif qui est réexaminé. » [5], le but étant d’arriver à une « co-appartenance conflictuelle ». Excellente formule, qui définit bien une classe qui marche, face au modèle mortifère et passéiste du groupe d’enfants sages. Excellentes encore, ces questions [6] qu’il faudrait se poser régulièrement dans chaque classe et chaque établissement : « Qui sommes-nous comme collectif ? Qui sommes-nous les uns par rapport aux autres et les uns pour les autres ? Dans quoi sommes-nous ? Que désirons-nous ? Qu’est-ce qui nous manque ? » [7]. Indiscutablement, le meilleur du livre est dans ces interrogations, qui s’inscrivent dans le champ de l’intervention psycho-sociologique.
Diagnostic de l’auteur : l’équipe d’innovateurs présentée au chapitre III a surtout cherché à être une équipe, sans changer sur le fond la relation avec les enfants en extrême difficulté dont ils étaient chargés. Soit ! On aimerait quand même connaître l’avis de l’équipe d’instituteurs ainsi analysée et en savoir plus sur ses innovations. Et puis, innover en équipe pendant dix ans avec des publics en extrême difficulté... belle réussite, non ? L’auteur leur reproche de n’avoir pas su « laisser émerger la différence et le conflit ». Mais le vrai problème c’est de les gérer. Quand la différence se manifeste massivement sous forme de racismes et de sexismes agressifs, il faut tout de même travailler à l’accord égalitaire entre tous. Qu’est d’autre le débat qu’une conciliation de la violence et de la parole raisonnable ? Et l’élaboration d’une loi commune n’est-elle pas aussi la conciliation du désir d’être soi et de règles communes ? Quand les enseignants essaient de contrôler la violence (celle de certains élèves et la leur) est-ce vraiment pour préserver un modèle idéal d’eux-mêmes... ou pour en préserver leurs élèves, autant que possible ? Et « dénie-t-on l’altérité » quand on essaie de socialiser en instruisant et d’instruire en socialisant ?
On sent bien là une des limites du livre : les élèves, placés hors du champ d’investigation, sont un peu le continent noir, l’incarnation pure et simple de l’altérité : ce terme confond les écarts sociaux, les environnements culturels des différentes immigrations, et des difficultés d’expression, des situations d’échec scolaire et de rejet de l’école [8], ou parfois même des perturbations graves de la personnalité et de la vie familiale d’enfants et d’adolescents.
On aimerait aussi que les enseignants soient parfois reconnus dans ce livre comme porteurs de projets positifs ; qu’on lise d’eux autre chose que l’expression de leur souffrance ou de leur satisfaction devant les effets de la thérapeutique. Apparaissent uniquement des groupes en détresse et les idéologies régressives et passéistes dans lesquelles ils se réfugient momentanément (l’effet salle de profs fin décembre !) conduisent peut-être à des généralisations excessives. On le sait, la pratique d’un prof vaut toujours mieux que les propos qu’il tient en groupe - à l’exception des spécialistes en propos vertueux, qui d’ailleurs ne restent pas longtemps dans les établissements scolaires.
Les catégories politiques en arrière-plan me paraissent, quant à elles, datées et approximatives. Englober sous le terme d’« école républicaine » une école novatrice en banlieue sensible et un lycée bourgeois conservateur ne nous éclaire pas. On sait que, dans les milieux sciences de l’éduc, le mot « républicain » n’est plus un concept, mais un projectile, fort cabossé. Définition parfois excessivement polémique [9] et parfois très extensive : l’enseignant comme transmetteur de savoir ? Oui, il est même payé pour ça. Culture scolaire visant à l’universel ? Ça vaut mieux, non ? « Fantasme de maîtrise des situations » ? Ce fantasme, à condition qu’il ne conduise pas à des attitudes intenables, ne se trouve-t-il pas chez tous les professionnels ?
Plus loin, l’attitude dite « républicaine » est définie comme primauté de la raison abstraite. Quelque chose de juste est pointé là : je me souviens d’avoir lu dans un livre de biologie de sixième, la définition scientifique de la « fonction respiratoire » ; ces deux pages lues, je ne savais plus ce que c’était que respirer, et même si je respirais. Mais on ne voit pas trop ce que cela a à faire avec la forme républicaine de gouvernement, et on risque peut-être de jeter dans le même sac poubelle le pire et le meilleur : la sélection sociale sur des critères bourgeois (statut décrié du technique et du professionnel) et l’accès à la connaissance scientifique ; le refus de s’intéresser aux élèves concrets (on connaît le discours : « Je ne suis pas un éduc, un psy, un flic, un médecin etc. ») et le projet résolu d’une loi commune et d’une raison commune.
De même, il est un peu insuffisant de définir notre société comme « en mutation », en crise de légitimités et de repères communs. Ne pouvait-on déjà dire cela du temps de Chilpéric ? Et le concept exténué de post-modernité n’apporte pas grand-chose.
Quant au style... Distinguons entre l’inévitable complexité d’un système de concepts fouillés et subtils, et le recours, ça et là, à une sorte de Win d’église - alors que le lecteur préférerait employer ses efforts à la compréhension du fond plutôt qu’au décorticage de constructions à effets. Par exemple, le recours aux nominalisations abstraites montre en action des entités, au lieu des personnes bien vivantes [10]. De façon étonnante, cette préférence pour la formulation la plus abstraite se retrouve dans le chapitre qui évoque l’itinéraire scolaire de l’auteur en recourant le moins possible au « je ». Étonnant pari dans un ouvrage qui dénonce les approches abstraites de l’humain.
Mon conseil : abordez cet ouvrage difficile par ses évocations de situations pédagogiques concrètes, le reste viendra ensuite plus facilement. Il serait dommage de ne pas s’accrocher dans la découverte d’une pensée dérangeante et souvent perspicace.
Philippe Lecarme
Les élèves décrocheurs d’école ne seraient-ils pas plutôt des élèves décrochés ? Le proviseur Longhi nous relate les conditions d’admission des décrochés dans son lycée « standard » qui en accueille 232. Les décrochés savent mieux que quiconque ce qui leur arrive et pourquoi ils « n’y arrivent pas » : ils portent les stigmates de leurs échecs, la dépréciation d’eux-mêmes qu’ils ont intégrée de longue date. Au lycée Lurçat, à Paris, la procédure d’admission n’est pas définie de façon canonique : entretiens avec le proviseur, avec les professeurs, mise en relation de toutes les parties prenantes, les parents surtout... et oubli du livret, pas d’attention aux antécédents, une attention à la parole du décrocheur : « L’école ne s’intéresse pas au désintérêt des élèves pour leurs études. Ce ne sont pas les enfants qui sont la substance de l’enseignement mais les obsessions des adultes. » Longhi nous présente quelques « décrocheurs », portraits rapides, croqués au vif, avec chaleur et clairvoyance. C’est leur volonté de raccrocher qui compte. Le lycée leur a concocté sept « classes de rêve » dont : lycée du temps choisi, ENVOL (Enseignement par niveau pour une voie d’orientation en lycée) avec trois rentrées dans l’année, 4Z (zigotos, zèbres, zozos et zigomars)... « Nous avons tordu le cou à la culpabilisation des familles pour faire notre travail, seulement notre travail. Les jeunes doivent tous aller à l’école... »
Un livre enlevé qui narre une action scolaire dans « l’humanisme de la République », modeste et efficace : il se présente sept candidats pour une place. Espérons une suite, une narration dans le même ton de ce qui se passe dans ces classes de rêve, (on sait juste un peu comment le lycée accepte un moment de régression pour Nicolas, sans le juger), qu’on suive la vie lycéenne de Nicolas, Arthur, Béatrice, Samia (et sa poignante histoire)...
Roland Petit
Au départ, un coup de sang de la coordonnatrice qui s’insurge devant un certain discours ambiant de certains jeunes professeurs en désarroi : « Nous ne sommes pas armés pour faire face aux élèves de ZEP. » Comme si on l’était plus en 1950 ou 1960. Les enseignants, comme les médias, ont la mémoire courte. Oui, de tout temps, les « débuts » ont été difficiles ou en tout cas pas simples. Et cette quarantaine de témoignages [11], s’échelonnant de 1947 à 1992, le montre bien. La consigne était élémentaire : « Racontez comment vous êtes devenu professeur, les difficultés que vous avez eues à surmonter, les problèmes rencontrés, les erreurs que vous pensez rétrospectivement avoir commises. » Mais il a fallu un sacré acharnement pour obtenir ces précieux textes, bien sûr inégaux, les moins intéressants étant ceux où l’auteur s’exprime de façon trop générale, trop éloignée de son vécu. En fin de volume sont recensés quelques mots-clés : chez les uns, « apostolat, don, service », chez d’autres « mammouth », « ensaignement » (mais assez minoritairement), et bien sûr « transmettre », « culture », « découverte ».
On citera quelques lignes de la préface de Mona Ozouf : « Lorsqu’on aura lu ces pages, on rêve de faire entrer dans ces classes tous ceux qui tiennent le discours de restauration des humanités. Il ne faudrait pas longtemps pour perdre leur arrogance et comprendre qu’on ne peut pas rétablir la transmission sans une réinvention permanente des moyens. Tous ces textes parlent de bricolages, de négociations périlleuses. » L’ensemble est à conseiller à tout débutant (mais pas seulement à eux) car il aide à prendre du recul, à s’identifier à des histoires parfois anciennes, tout en nous montrant par exemple les évolutions positives qui ont eu lieu. Où l’on verra notamment l’absurdité qu’il y aurait à revenir aux temps pré-IUFM des centres pédagogiques régionaux et la sottise de penser que les incivilités et indisciplines ne datent que de quelques années.
Et puis retenons ce que nous dit Sophie Rozenblum-Stromboni, professeur d’anglais dans le 93 : « À chaque rentrée scolaire, j’ai toujours l’impression de « débuter. »
Jean-Michel Zakhartchouk
le 5 octobre 2003
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