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Une littérature à part entière ?

Il est difficile de désigner avec certitude un ouvrage qui marquerait l’acte de naissance de ce qu’on nomme désormais « littérature de jeunesse » après avoir longtemps hésité sur l’appellation convenable et beaucoup utilisé, entre autres, le terme de « littérature enfantine » : comme pour dire que ce n’est pas tout à fait de la « vraie » littérature mais plutôt une propédeutique à celle-ci. Elle a, depuis, largement conquis ses lettres de noblesse, évoluant avec le statut de l’enfant dans la société, les bouleversements socio-économiques, la place que lui réserve l’école.

Des récits moralisants ou didactiques

Si la seconde moitié du XIXe siècle est généralement considérée comme un « âge d’or », le début du siècle a déjà vu une production de récits moralisants et d’ouvrages de vulgarisation scientifique, ainsi que la naissance d’une presse réservée aux enfants ; les contes de fées sont également perçus comme bien adaptés à ce public. Mais des voix se font entendre pour dénoncer « les sottises, les fadaises, les inutilités qui se vendent chaque jour pour les enfants[[Desnoyers, cité par J.-P. Gourévitch dans La littérature de jeunesse dans tous ses écrits, CRDP de l’académie de Créteil, 1998.]] », « la tisane littéraire qu’on verse (…) dans l’esprit des enfants ». Il y a alors une création quasi-volontariste d’une littérature de jeunesse qui veut offrir aux enfants (en fait, surtout aux adolescents) de la bourgeoisie, classe montante, des lectures en rapport avec leur statut, et les deux principaux éditeurs d’ouvrages pour ce public mènent une véritable politique d’auteurs. Hetzel convainc des écrivains reconnus comme Nodier ou George Sand d’écrire pour les jeunes afin de créer ses premières collections dédiées (à partir de 1843 et surtout à son retour d’exil après 1864) ; il est surtout connu pour avoir soutenu et publié Jules Verne. Hachette, lui, crée la Bibliothèque rose et découvre la comtesse de Ségur qui sera pour beaucoup dans le succès de la collection. Tous deux adaptent des œuvres du patrimoine qui, au départ, s’adressaient aux adultes (Robinson Crusoé, Les voyages de Gulliver, etc.), ou proposent des traductions/adaptations d’œuvres contemporaines (1880, sortie française des Quatre filles du Dr Marsch, qui connaîtra un succès durable).
La tendance dominante s’inverse par rapport aux époques précédentes : on a toujours le souci de proposer des lectures éducatives, mais il devient essentiel que ce soit dans des œuvres de divertissement. L’éducation reste importante : éducation morale chez Jules Verne comme chez la comtesse de Ségur, avec des valeurs différentes ; dimension également didactique chez Jules Verne, en phase avec un des aspects du projet républicain : développer les connaissances techniques, l’intérêt pour la science, la foi en le progrès…
Les livres pour la jeunesse restent néanmoins réservés à une élite par la culture et l’argent, même si les bibliothèques publiques se développent et si les bibliothèques scolaires sont instituées dès 1862. L’illustration prend progressivement une place importante, l’album pour les plus jeunes, lecteurs débutants, se généralise, donnant parfois lieu à des tirages luxueux comme les Contes de Perrault, illustrés par Gustave Doré, « un très grand livre très cher pour les petits enfants » aux dires de son éditeur, archétype du livre pour la distribution des prix… On crée aussi des albums-jeux, ancêtres de nos livres animés.
Ouverture à l’imagination et à la créativité
Une nouvelle période de foisonnement s’ouvre après la première guerre mondiale (qui a donné lieu à des ouvrages patriotiques que l’histoire ne retiendra pas). Les pédagogues cherchent à définir des méthodes fondées sur le développement de l’enfant et de sa créativité ; dans cette mouvance a lieu une réflexion sur la façon d’adapter le livre aux enfants en s’appuyant sur les données de la psychologie et de la pédagogie, de mieux toucher les plus jeunes. Les Albums du père Castor créés en 1931 par P. Faucher, très influencé par les idées de l’Éducation Nouvelle, illustrent bien cette tendance : nouveaux formats maniables, thèmes et textes se démarquant de toute volonté moralisatrice, illustrations évitant la mièvrerie, rapport texte/image conçu pour laisser jouer l’imagination de l’enfant-lecteur, simplicité de l’écriture et du lexique associé à une recherche de qualité des textes… et effort pour abaisser les prix afin de toucher davantage d’enfants.

Nouveaux enjeux éditoriaux

Après la seconde guerre mondiale, le baby-boom puis la prolongation de la scolarité jusqu’à seize ans modifient la donne en étendant le public potentiel ; le secteur « jeunesse » devient progressivement un enjeu majeur de l’édition d’autant que l’expansion économique des Trente Glorieuses étend le marché solvable : de nombreuses familles veulent et peuvent investir dans l’avenir de leurs enfants, le livre étant un outil pour cela. Les bibliothèques spécialisées se multiplient.
L’album se développe, visant à cultiver l’imagination et la sensibilité, lieu de recherches graphiques. Les auteurs « jeunesse » se revendiquent comme des auteurs à part entière et commencent à être reconnus comme tels, et des écrivains comme Tournier, Prévert, Ionesco n’hésitent pas à écrire pour le jeune public. C’est d’ailleurs l’époque où l’on commence à penser qu’un bon livre pour enfants doit intéresser aussi les grands. « Il n’y a pas la littérature pour les enfants, il y a la littérature (…) Faire des livres pour les enfants est une erreur. Faire des livres qu’on peut mettre dans les mains des enfants aussi me convient beaucoup plus », écrit l’éditeur François Ruy-Vidal.
À partir des années 70, c’est l’explosion et un grand renouvellement, le secteur de l’album étant le plus créatif. On propose des ouvrages humoristiques (Pef, Philippe Corentin, Babette Cole…). L’ouverture sur le rêve et l’imaginaire tient une place importante : des auteurs comme Claude Ponti ou François Place représentent bien cette tendance. La représentation de la famille évolue, les personnages féminins deviennent moins conventionnels et s’affirment.. Si l’expression des fantasmes des enfants avait pu faire scandale en 1967 dans Max et les Maximonstres de Sendak, ce n’est plus le cas : les enfants des livres ont des pulsions, se révoltent, et si la fin résout leurs problèmes, âge du lectorat oblige, on est loin des enfants modèles ou héroïques des époques antérieures. On n’hésite plus à aborder des sujets délicats (le divorce, la mort, la guerre…), à offrir des romans où la réalité sociale est prise en compte, dont une certaine noirceur n’est pas absente et, au moins pour les plus âgés, pas toujours compensée par une fin heureuse (Rêves amers de Maryse Condé).
Aux enfants de la télévision, les livres aussi montrent le monde dans lequel ils vivent : une face noire contre laquelle s’élèvent certains médiateurs du livre craignant une dérive. De nouveaux genres longtemps réservés aux adultes ou aux adolescents s’ouvrent aux plus jeunes, comme le policier où la collection pionnière « Souris Noire » chez Syros a fait de nombreux émules, la science-fiction ou le fantastique. Certains éditeurs se sont fait une marque de fabrique de la recherche dans le domaine de l’illustration (Ipomée, Éditions du Rouergue) et l’album ne s’adresse plus seulement aux plus jeunes – certains comportent même de vraies difficultés de lecture tant ils perturbent les rapports courants entre le texte et l’image.

Des livres « au programme »

Ces ouvrages rencontrent leur public et entrent à l’école primaire (la littérature est devenue une discipline « en soi » dans les programmes de 2002) comme au collège. À côté d’eux, on trouve des séries nouvelles ou qui traversent le temps (l’éditeur est en train de relooker les titres des aventures de la détective « Alice »), des ouvrages plus « grand public » qui se passent fort bien de la médiation de l’école, des familles et des bibliothécaires spécialisés mais peuvent contribuer eux aussi à la découverte par les enfants du plaisir de lire : le succès de Harry Potter ne doit rien aux médiateurs du livre. Les éditeurs, eux, segmentent de plus en plus le marché, proposant par exemple (pour les filles…) des collections dont tous les récits se passent dans le monde de la danse ou de l’équitation ou surfent sur la vague de la « fantasy », plutôt à destination des garçons. Ainsi le plus créatif côtoie le plus convenu et malgré l’élévation globale du niveau d’éducation, les différences entre le circuit lettré et le circuit populaire ne disparaissent pas.
Plus que jamais, devant l’abondance et la diversité de la production, les enseignants ont un rôle de passeur .Ils naviguent entre divers écueils : privilégier uniquement les livres ambitieux éloignés des lectures spontanées de leurs élèves, rescolariser la lecture au risque d’en détourner certains, donner du livre l’image d’un objet difficile auquel on ne peut accéder seul, dévaloriser les pratiques culturelles des élèves… pour donner accès à des pratiques élaborées de lecture littéraire et faire découvrir un vaste corpus d’œuvres.

Élisabeth Bussienne, IUFM des Pays de Loire.