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Une grammaire bien loin du « bon sens »

Le projet d’ajustement et de clarification des programmes de français des cycles 2, 3 et 4 du 14 juin 2018 fait suite à une saisine du ministre de l’Éducation nationale en date du 31 janvier 2018 auprès de la présidente du conseil supérieur des programmes. L’objet de cette saisine semble être un besoin « impérieux » d’apporter des ajustements à des programmes qui en sont à leur deuxième année de mise en place. Deux directions sont précisées par le ministre : d’une part une analyse précise des programmes afin de proposer des clarifications qui seraient donc nécessaires et d’autre part le besoin d’améliorer la lisibilité du texte actuel…

Pourquoi ce besoin impérieux « d’ajuster » alors que nous savons qu’un texte institutionnel aussi important que les programmes du 26 novembre 2015 (les trois cycles) demande un temps d’appropriation ? Après une année scolaire complète, comment peut-on affirmer « qu’il apparait nécessaire d’apporter des ajustements » ? Cette volonté de transformer un texte au lieu de favoriser son appropriation en appui sur les ressources déjà importantes proposées par le biais d’Éduscol questionne…

En tant qu’ancien membre du Groupe d’élaboration des projets de programmes (GEPP) pour le français au cycle 3 sous la responsabilité du Conseil supérieur des programmes, je tiens à rappeler notre méthodologie. Nous avons travaillé sur une durée longue (un an et demi), pris appui sur des analyses très précises (dont une enquête sur la mise en place des programmes de 2008) proposées par le ministère, mais également sur plus d’une trentaine d’expertises (linguistes, cognitivistes, neuroscientifiques, didacticiens…) en français. De plus, nous avons coordonné l’élaboration de ces textes avec les groupes travaillant pour le cycle 2 et pour le cycle 4. Le projet a été proposé à la consultation au premier semestre 2015 puis la version définitive a été présentée avec le BOEN (Bulletin officiel de l’Éducation nationale) du 26 novembre 2015 pour une application effective dix mois plus tard. La recherche de cohérence et d’une véritable progression des connaissances et compétences associées ont été au centre de nos préoccupations et en moins de cinq mois, ce « même » Conseil supérieur présente ce projet d’ajustement en français, mathématiques et pour l’enseignement moral et civique. Sur quelle analyse de l’application des programmes s’appuie-t-on ? Cette demande formulée au sein de la saisine semble déjà oubliée…

Réécriture complète en français

Pour le français (mon regard portera avant tout sur les cycles 2 et 3 et plus particulièrement sur l’étude de la langue), le texte proposé dépasse le simple ajustement puisqu’en fait c’est une réécriture complète des programmes avec la présentation des grandes orientations pour le cycle, les compétences travaillées et la description des connaissances et compétences associés pour chaque entrée (Langage oral – Lecture et compréhension de l’écrit – Écriture – Étude de la langue). Le cadre général est identique mais une lecture fine permet de percevoir des ajouts multiples avec des modifications importantes pour l’étude de langue qui est la partie la plus remaniée, avec des insistances fortes sur la leçon de grammaire, les exercices réguliers et répétés, la dictée, tout en gardant les mêmes attendus pour les cycles 2 et 3. La cible semble être avant tout les notions grammaticales et la terminologie avec un affichage fort : la disparition du prédicat !

Dans les programmes de 2015, le choix assumé était de proposer une terminologie reposant sur une clarification à partir des principes suivants : un terme ne désigne qu’une notion et une seule, deux termes ne peuvent désigner la même notion et les termes respectent la même logique, une logique de relation (d’où les appellations « complément de nom », « complément de verbe », « complément de phrase »).

À la lecture de ces ajustements, la clarification annoncée n’est pas réellement appliquée car, pour le cycle 2, on trouve la juxtaposition de termes qui désignent les mêmes notions avec adjectif qualificatif (p.16) puis adjectifs épithètes (p. 16) mais aussi adjectif (p. 14). De plus la confusion entre la nature des mots ou groupes de mots et leurs fonctions potentielles n’aide pas à la lisibilité (et nous ne sommes qu’au cycle 2). Cette confusion se retrouve dans l’appellation adjectif épithète ou pronom sujet (p. 16) qui de fait demandera donc de distinguer également le nom propre sujet ou le groupe nominal sujet. Enfin, nous trouvons également une nouveauté qui sera à clarifier pour le cycle 2 avec pour les phrases une opposition entre la forme négative et la forme exclamative (p.16).

Pour le cycle 3, c’est donc le retour annoncé des différents compléments avec la résurgence des appellations sémantiques d’un côté (compléments circonstanciels, COD, COI, page 32) mais des appellations syntaxiques demeurent avec le complément du nom. Nous sommes face à une terminologie hétéroclite juxtaposant des courants linguistiques différents avec une abondance de termes sans donner la possibilité de hiérarchiser l’enseignement de la langue, tout est placé au même niveau. Une grande confusion se dégage à la lecture de ces pages : le pronom personnel objet (p. 32) est-il toujours un pronom qui renvoie à une personne (je vois une chaise > je la vois) ? Le risque de retrouver une course à l’étiquetage enfermée dans des analyses grammaticales stériles est réel. Étiquetage bien éloigné des besoins langagiers des élèves pour, comme le disent fort justement ces « ajustements », lier l’étude de langue à la lecture et à l’écriture (p. 14).

L’impasse sur la progressivité des apprentissages

La question du verbe et de son enseignement est également fortement remaniée mais certainement pas clarifiée. Tout d’abord, pourquoi avoir fait disparaitre l’entrée spécifique à cette notion proposée avec le texte de 2015 ? Le choix d’avoir cette entrée sur le verbe, son fonctionnement et son orthographe se justifiait par l’importance de cette notion qui se trouve plus diluée dans ce nouveau projet. Au cycle 2, il faut identifier le radical et la terminaison, l’infinitif et mémoriser des verbes au présent, imparfait, futur et passé composé (p. 17). Dans les exemples d’activités, le texte indique qu’il faut élaborer de manière progressive les « tableaux de conjugaison ». Ces injonctions sont contradictoires, car pour une élaboration progressive, le besoin de différencier les marques de temps et de personne est primordial, mais cette différenciation n’est proposée qu’au cycle 3 (p. 33).

Ce n’est également qu’à partir du cycle 3 que les régularités de ces marques sont à travailler. Or, au cycle 2, l’entrée par les régularités morphologiques est essentielle (de la gestion du pluriel des groupes nominaux à la gestion des verbes conjugués avec un sujet à la troisième personne du pluriel : marques –s pour les noms et adjectifs / marques –nt pour les verbes, comme le proposait avec précision le texte de 2015). Ces ruptures entre les deux cycles questionnent et rendent la progression peu lisible…

D’autres éléments peuvent être interrogés mais je ne m’attarderai que sur le « passé simple », l’autre symbole médiatique avec le prédicat. Au-delà de la désinformation qui voulait faire penser que ce temps n’était plus travaillé dans les programmes de 2015 – affirmation fausse – ces projets demandent de travailler ce temps à toutes les personnes. Puisque la question des usages est importante pour les contributeurs de ces ajustements (qui sont-ils au fait ?), il est important de réfléchir aux usages en lecture-écriture du passé simple aux cycles 2 et 3. Le choix des troisièmes personnes correspond aux usages à ce niveau-là. Pourquoi penser ou laisser penser que le fait de travailler tout d’abord la variation avec des sujets à la troisième personne du singulier et du pluriel va empêcher ensuite (au cycle 4) l’accès aux autres personnes ? Cela s’appelle une progression et non une renonciation !

La temporalité est essentielle dans la construction des apprentissages, d’où l’importance des cycles et de l’articulation entre eux. Cela renvoie même à une question de « bon sens » puisque l’enseignement de la langue concerne des usagers (les élèves) et non des linguistes ! Il faut donner des appuis aux élèves pour qu’ils puissent maitriser la langue française à l’oral et à l’écrit. Le but n’est pas d’en faire des grammairiens mais bien des élèves qui maitrisent une langue riche tant à l’oral, qu’à l’écrit.

Questions de bon sens

Ce serait le « bon sens » selon la présidente du CSP qui justifierait en partie ces changements, je me permets donc de poser quelques questions qui me semblent découler d’un certain « bon sens », notion bien personnelle et peu scientifique :

  • Pourquoi ne pas avoir auditionné les concepteurs des programmes pour comprendre la démarche et la logique du texte de 2015 ?
  • Pourquoi ne pas avoir pris le temps d’analyser la mise en œuvre effective de ce texte sur le terrain ?
  • Pourquoi cette célérité à transformer de manière importante en ce qui concerne l’étude de la langue un texte injonctif, sans respecter les enseignants ? Car éditer un nouveau texte à la mi-juillet pour une application à la rentrée, ce n’est pas respecter le corps enseignant.
  • Enfin, pourquoi proposer un texte qui tourne le dos à l’orthographe de 1990 (orthographe à appliquer depuis les textes institutionnels de 2008) ? Ce retour en arrière ne respecte ni l’Académie française (qui a approuvé ces modifications si légères mais qui régularisent un peu plus la langue), ni les pays francophones majeurs (je pense à la Belgique, à la Suisse, à la province du Québec) qui appliquent cette orthographe depuis bien longtemps.
    On attendait plutôt une politique ambitieuse d’accompagnement des textes de 2015 avec un renforcement de la formation des enseignants pour les aider dans la mise en œuvre pédagogique et on se retrouve avec un toilettage très politique de ces programmes de 2015. Depuis 2002, le cadre institutionnel est devenu, hélas, le lieu d’affrontements idéologiques qui méprisent les recherches en didactique du français, les enseignants et les élèves. L’école mérite mieux que cela…

Patrice Gourdet
Maitre de conférences en sciences du langage et didactique du français, Université de Cergy Pontoise, laboratoire ÉMA


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