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Une discipline… à reculons

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En premier, sans doute faut-il dire que la technologie est venue à reculons dans l’école française. Elle reste toujours un impensé de notre système, affublée de l’image de discipline pas noble, puisqu’elle n’existe pas ou presque pas au bac général. C’est toujours un savoir perçu à usage des élèves en difficulté que l’on envoie dans le technique ou le professionnel. Rares – il est vrai- sont les ingénieurs ou les techniciens qui se sont battus pour la faire exister à l’école, contrairement aux universitaires géographes, historiens, latinistes ou grammairiens. Dans le même temps, elle reste très entachée de ses supposées origines : le travail manuel…
Elle a fait l’objet de débats sibyllins de spécialistes qui défendaient un territoire -celui des physiciens dans la première commission-, sans toujours se préoccuper des besoins des individus ou des enjeux sociaux. Au mieux, on a défini – mais de façon réductrice- ce qu’on doit entendre par « objet technique ». Aucun consensus toutefois n’est apparu sur ses missions. Bien seul, Jean Louis Martinand a tenté plusieurs fois de définir sans être entendu des règles directrices possibles :
« 1 – fournir dans le cadre d’un enseignement structuré en « système scolaire », un appui aux processus d’orientation scolaire et professionnelle, par une connaissance des composantes et environnements techniques des métiers.
2 – offrir une connaissance du monde technique comme milieu humain (« habiter »), comme dispositif d’instruments (« utiliser »), comme « règne machinal » enfin (« comprendre »).
3 – permettre un accès aux usages communs de l’ordinateur pour développer des compétences pratiques, mais aussi une compréhension des principes et de l’impact des techniques de traitement de l’information, de la régulation, de la communication.
4 – développer une pédagogie de l’action par et pour la réalisation […] »
Dans la pratique, des dérives graves se sont produites et de tout ordre. S’agissait-il d’introduire une éducation technologique, une éducation à la technologie, ou aux technologies ? Mise en place pour des raisons autres comme l’initiation à l’ordinateur, de remédiation aux échecs scolaires ou de compensation à l’abstraction des disciplines classiques, cet enseignement décourage les élèves sans correspondre forcément aux références sociotechniques actuelles de l’industrie, encore moins des services.
Ensuite, la volonté de progression habituelle des programmes avec des compétences à définir à chaque niveau plombe la démarche d’ensemble. Les modes du milieu n’ont ainsi pas été interrogées ; la première approche, celle des années 60 avait été d’aborder le monde technique par l’accès à un langage, le dessin industriel. Aujourd’hui il s’agit plutôt d’une approche par la réalisation pour la planification de l’action. A l’usage, elle est devenue une démarche stéréotypée où le travail industriel s’est substitué progressivement à la « démarche de projet ». D’ailleurs, elle reste essentiellement limitée à l’industriel classique, en oubliant le tertiaire ou les biotechnologies. La cuisine, l’élevage, le tourisme ne seraient-elles pas des technologies ? Et pourquoi pas l’ingénierie de l’apprendre ?
Enfin, les questions actuelles – sous prétexte qu’elles sont trop complexes-, ses liens ou sa place dans la société ne sont pas abordés ou seulement par quelques enseignants militants qui par là en ont mauvaise conscience. Quant aux questions de valeurs ou de choix, elles sont totalement éludées.

Les enjeux

À la lumière des discussions sur les fondamentaux de l’école, plusieurs points sont enfin à discuter ! Le premier est de (re)donner aux jeunes d’aujourd’hui du désir pour les champs technologiques. Les pistes sont connues : approches ou production d’objets valorisés au quotidien, y compris les robots, projets stimulants, travaux d’émulation dans des groupes,…. Elles sont de plain-pied avec des recherches en cours : on fait des études sur la voiture à air. Il s’agit seulement que les enseignants se donnent le droit de telles approches, même si ce n’est pas encore dans les programmes !
Ensuite, d’autres stratégies pédagogiques sont à introduire. L’activité, la production pour elles-mêmes ne sont pas source automatique de compréhension ou d’apprentissage. La transformation des conceptions n’a rien d’évident. En direct, l’élève ne retient que les informations qui le confortent ; il élude ou occulte toutes données qui vont à l’encontre de son cadre de références ou de sa manière de penser[[Pour en savoir plus, A. Giordan, Apprendre ! Belin, 2002.]]. Un travail d’élaboration où doivent intervenir des phases simultanées de construction et de déconstruction est toujours à envisager au même titre que celui qui est nécessaire en sciences, Un environnement didactique complexe pour apprendre est à mettre à disposition de l’élève par l’enseignant[[Pour en savoir plus, A. Giordan, J. et F. Guichard, Des idées pour apprendre, Delagrave, 2004.]] :

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Environnement didactique facilitateur

Enfin, cette éducation est à inscrire pleinement dans la culture. On oublie trop souvent qu’il y a beaucoup de culture dans un pont ou même dans un simple écrou. Alors ne parlons pas des iPod ou autre Game-boy, ce sont des monuments de savoirs dans leur conception ou leur réalisation … Ce serait d’ailleurs l’occasion de démonter leurs pauvres usages au quotidien. Chaque production est le fruit d’une aventure humaine qui mériterait une inscription dans l’Histoire…
Bien sûr l’approche des valeurs, des choix, des normes, des liens entre une technique, la société et l’éthique s’avère également indispensable. Les objets ou pratiques habituelles sont à interroger, y compris par le biais des éco-bilans ou des rapports qualité-prix. La consommation ne doit plus être éludée sous l’angle des choix et des pratiques. Les usages sont encore à travailler ; ceux du téléphone portable sont par exemple un bon point de départ pour prendre conscience de son regard personnel sur le monde technique, parler de la relation à l’autre ou tout simplement réfléchir sur le vivre ensemble…

André Giordan, Université de Genève, Laboratoire LDES.