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Une conception innovante des programmes

Après la loi Jospin de 1989, le conseil national des programmes (CNP) est créé avec la charge de piloter les nouveaux programmes du lycée d’enseignement général, rénové avec ses « trois filières d’excellence ». Ce sont les groupes techniques disciplinaires (GTD) composés de l’inspection, d’universitaires, d’enseignants et de formateurs qui vont écrire les programmes, soumis ensuite à une véritable consultation des enseignants.

L’Apses demandera à être représentée[[L’Apses a été représentée par sa présidente Gisèle Jean et son vice président Daniel Rallet, mais la plupart des enseignants du groupe d’experts étaient des adhérents. Ce qui n’a pas empêché pas les débats parfois très vifs à l’interne de l’association et bien sûr à l’interne du GTD.]] dans un groupe qui va concevoir les programmes de seconde, première, terminale, option et enseignement de spécialité. Ses travaux dureront de 1992 à 1996 et seront le moment d’une réelle innovation dans la conception même des programmes. Cette conception des programmes avec une mise en cohérence interne est sans doute un des éléments du succès de la filière ES.

Un discours sans effet

Trois soucis ont inspiré hier et inspirent encore le discours dominant sur les programmes d’enseignement. Le premier d’entre eux porte sur la lourdeur et l’encyclopédisme des programmes, critique qui met en avant l’impératif d’allégement de ces programmes.

Le second souci est celui d’une évaluation plus rigoureuse, plus transparente et plus juste des élèves qui passe par une rationalisation des contenus enseignés : l’enseignement doit être gouverné par une liste précise de savoirs et de savoir faire à transmettre, et qui doit servir de base objective pour l’évaluation des élèves.
Troisième souci : recentrer l’enseignement sur les « fondamentaux », et laisser de côté ou en annexe les savoirs moins essentiels ou périphériques. Au terme d’un cycle de scolarité, un élève doit maîtriser les passages obligés qui lui permettront d’aborder avec succès le cycle suivant.

Ces trois soucis sont parfaitement légitimes. Ils réunissent un consensus remarquable. Personne ne défend la lourdeur des programmes ; personne ne prétend qu’une évaluation floue et sans rigueur soit satisfaisante ; personne ne recommande que l’enseignement des notions et démarches essentielles soit noyé dans un ensemble confus peuplé d’éléments accessoires… Et pourtant, malgré les appels récurrents à traiter ces problèmes, force est de constater que les acteurs de l’enseignement ressentent que ces trois soucis sont toujours bien inscrits dans leur réalité.

L’objectif de ce texte est d’avancer deux hypothèses qui sont étroitement corrélées :
– Si ces problèmes perdurent, c’est parce qu’ils sont mal posés.
– Ils sont instrumentalisés pour faire passer une conception de l’enseignement avec laquelle nous sommes en désaccord.

Nos désaccords portent notamment sur ce qu’est un programme et sur la relation entre celui-ci et l’évaluation.

Les dérives d’un pilotage par l’évaluation

Au début des années quatre-vingt-dix, sans doute du fait de l’impact de la vague de massification qui bousculait alors les lycées, on a assisté à une évolution de la conception des programmes dans de nombreuses disciplines. On est passé d’une conception fondée sur des listes de thèmes accompagnées d’instructions valorisant des attitudes intellectuelles à une conception beaucoup plus prescriptive, basée sur des listes de notions à acquérir, complétées par des indications sur les démarches pédagogiques dans des documents d’accompagnement pouvant atteindre parfois des dizaines de pages.

Cette évolution qui bénéficiait d’un certain consensus était fondée sur l’hypothèse que plus les programmes sont précis, plus les marges d’incertitude se réduisent dans l’évaluation.

À l’expérience, cette analyse risque de conduire à une impasse car la recherche de l’allégement peut conduire à son contraire. En effet, cette conception linéaire des programmes, dans laquelle les contenus sont définis par une chaîne sans fin (aux deux sens du terme) de notions, où le savoir se boucle sur lui-même (toute notion en appelle une autre) génère en général des programmes… interminables.

La chasse à l’implicite est une préoccupation légitime, les enseignants se demandent avec raison jusqu’où l’on peut aller avec une notion ou dans l’enseignement d’un thème. Mais c’est une illusion de croire qu’on va répondre à cette question par un texte dont on affinerait sans cesse la précision. En effet, tout texte est interprétable : dès que l’on a apporté une précision, celle-ci en appelle déjà une autre, et on arrive ainsi à des listes impressionnantes et… interminables. En SES, la liste dite « du Touquet[[L’inspection, en la personne de Bernard Simler, a organisé plusieurs universités d’été afin de rendre plus juste l’évaluation en Ses et de mieux déterminer les contenus à enseigner. Il en est résulté, après une longue concertation effective, dans un premier temps une nouvelle épreuve : la question de synthèse sur travail préparatoire, et dans un second temps, une liste de notions à acquérir : les 500 mots qui après un long travail dans la profession donneront lieu aux notions à acquérir.]] », élaborée au début des années quatre-vingt-dix, avec ses 500 notions à maîtriser à la fin d’une Terminale, est restée célèbre.

Cela ne signifie pas qu’il ne faut pas rechercher des programmes les plus clairs et les plus précis possibles. Cela signifie qu’il est illusoire de croire qu’on va résoudre cette question par un texte administratif, sans référence aux objectifs de l’enseignement, ni à l’expérience des enseignants.

Or, c’est bien cette tentation qui affleure dans certaines évolutions lorsque le programme devient une série de prescriptions à exécuter, des plans de cours à suivre, des normes d’activité (fiches de TD, durées de cours…) impératives.

Le pilotage des programmes par l’évaluation risque d’aboutir à une situation dangereuse, dans laquelle l’évaluation devient sa propre finalité et vampirise l’enseignement, ce qui conduit à définir les programmes par une liste de termes au contenu « objectivable » et qui sont choisis parce qu’ils sont « facilement évaluables ».

Des impératifs contradictoires

Cette évolution pèse sur deux contradictions qui sont inhérentes au processus de l’enseignement.

– Contradiction entre la liberté de l’enseignant, nécessaire parce que tout enseignant est l’interprète de son propre cours, confronté à une situation réelle, et la norme d’évaluation qui est également nécessaire dans toute institution socialisatrice. Avec cette conception du programme, l’enseignant change de métier et devient l’exécutant de normes quasi tayloriennes dont l’institution va surveiller la mise en œuvre à l’aide de batteries d’indicateurs.

– Contradiction entre les objectifs généraux de l’enseignement (éveiller la curiosité, formation au jugement critique, développer la dimension citoyenne de la formation, préparer aux études supérieures) et les objectifs particuliers d’un cycle d’apprentissage du point de vue des élèves (passer dans la classe supérieure, se préparer à un examen).

Il y a une tension permanente pour l’enseignant entre ces deux termes. Le risque majeur est d’arriver dans une situation où ces deux « projets » apparaissent inconciliables, quand les modes d’évaluation et la « course au programme » induite par la conception de celui-ci n’autorisent plus qu’à préparer un examen selon des normes scolaires closes sur elles-mêmes et déconnectées des objectifs majeurs de l’enseignement.

Sortir de la contradiction

Pour résoudre ces contradictions de façon plus satisfaisante, nous avons conçu et soutenu au cours des années quatre-vingt-dix une autre conception des programmes. Comment concevoir un programme qui permet à la fois de préciser la norme commune d’évaluation et de desserrer la contrainte que celle-ci exerce sur les contenus enseignés et les démarches pédagogiques pour préserver la liberté nécessaire à l’acte d’enseignement ?

Nous avons essayé d’articuler les programmes autour de trois idées :

– Choisir des notions clés (appelées concepts intégrateurs) en nombre limité.
– Définir des problématiques autour de ces notions qui à la fois devaient servir d’objectifs d’enseignement et borner les sujets de bacs (censés se limiter au cadre de ces problématiques).
– Établir des liens entre les différents items du programme et entre les programmes des différents niveaux, entre les disciplines, afin de permettre des lectures transversales autour du sens donné par les objectifs d’enseignement affichés dans le programme.

Cette conception d’un programme élaboré autour du sens, en spirale, s’oppose à la conception linéaire, fondée sur l’empilement de notions étudiées selon un passage obligé. À nos yeux, cette façon de procéder doit permettre de donner du sens à des notions retravaillées plusieurs fois – comme la valeur ajoutée, le travail – dans des problématiques différentes et de cibler l’évaluation, tout en donnant une liberté à l’enseignant : liberté de prendre le programme par le bout qui lui semble le plus cohérent, liberté d’établir des liens… L’enseignement ne peut se réduire à ce qui est immédiatement évaluable : il faut donner aux enseignants des espaces qui permettent de s’adapter, de saisir des opportunités offertes par l’actualité, de varier les méthodes de travail, d’introduire de la diversité, d’approfondir certains aspects…

Partir de la réflexion collective des professionnels

Cela nous conduit à aborder un point essentiel qui est une autre innovation de cette période : le rôle central des professionnels de l’éducation dans la réflexion sur les programmes, leur mise en œuvre et leur évaluation.

Croire que les prescriptions administratives peuvent résoudre des problèmes d’enseignement est une illusion, qui malheureusement est très répandue aujourd’hui chez les décideurs. L’ergonomie a établi que pour n’importe quel métier il fallait distinguer le travail prescrit et le travail réel. Chaque professionnel interprète les prescriptions qu’on lui donne, et pour le cas qui nous intéresse ici, chaque enseignant est finalement l’auteur de son programme, il y a donc autant de « programmes », c’est-à-dire autant de façons de faire, qu’il y a d’enseignants.

Pour gérer l’incertitude qui est issue de cette réalité, il y a plusieurs façons de procéder. Celle qui prend parfois aujourd’hui des allures caricaturales, comme avec les programmes du premier degré, d’établir un « one best way », d’accroître les prescriptions, de les transformer en injonctions impératives, de transformer les professionnels en exécutants sommaires… On ne résout ainsi aucun problème. On crée de la souffrance chez les enseignants qui sont tenus de faire des programmes infaisables, qui ont le sentiment de mal faire leur métier.

Nous pensons qu’il y a une méthode bien meilleure : faire confiance aux professionnels, provoquer des échanges entre eux, animer la réflexion à partir des controverses qui les agitent. Ainsi, par les conventions que ce travail en commun permet d’établir entre eux, on assure une réflexion plus pertinente, et surtout une coordination qui permet d’établir la norme commune d’évaluation à partir d’une réflexion et d’une mobilisation collective des acteurs.

Cette construction collective nous l’avons réalisée par les allers-retours entre le groupe d’experts (GTD) et les collègues, via les stages de l’Apses rue de Vitruve, les colloques et les universités d’été de l’association. Et également par la diffusion des stages de formation continue animée par des chercheurs, dans la revue professionnelle DEES, en s’entourant sans cesse d’avis pluriels (universitaires de toutes disciplines, enseignants, chercheurs, syndicats, autres associations de spécialistes).

Un programme n’est enseignable que lorsque la profession s’en empare, y trouve et y met du sens en termes de contenus, le retravaille collectivement année après année en fonction des évolutions des questions d’actualité, des savoirs universitaires. Ce n’est pas une donnée mais un moyen pour enseigner des contenus, des méthodes qui forment un esprit critique[[Voir sur la remise en cause des contenus enseignés par le Medef « Les SES dans la tourmente » Gisèle Jean ; Cahiers pédagogiques n° 461 de mars 2008, STG, quelle rénovation ?]].

Gisèle Jean
Formatrice SES à l’IUFM Poitou Charentes, ancienne présidente de l’Apses

Daniel Rallet
Professeur de SES, ancien président de l’Apses