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Une classe pour se reconstruire

Nous avons chacune en charge des classes à petits effectifs de la 2de à la terminale, et nous nous relayons bien souvent auprès des mêmes élèves d’une année sur l’autre. Nous accueillons des adolescents brisés psychiquement, en rupture avec la scolarité ou hypermotivés par la performance, parfois jusqu’à s’en rendre malades. Habités par des représentations erronées ou fantasmées de la réussite scolaire, certains, lestés par de pesantes entraves, abordent douloureusement le passage à l’écrit. Devant la feuille, ils se figent, s’effondrent ou s’abandonnent à une profusion inadaptée. Nos classes, au fil du temps, se peuplent ainsi de défis pédagogiques.

Comme Pierre-Yves, qui échoue à commencer, et se réfugie dans des activités annexes qui court-circuitent de bonne foi la séance proposée, mais qu’il faut pourtant finir par installer dans la réalité. Comme Hélène, qui jette à la volée, fébrilement, des pensées confuses, persuadée de confiner, par cette abondance de mots, à une excellence dont il va bien falloir révéler l’illusion. Comme Laurent ou Aya, qui ne peuvent faire face aux temps morts propres à la réflexion personnelle et pour qui l’on doit imaginer des rituels compensatoires, qui pourraient leur servir de fragile architecture intérieure. Face à ces élèves qui ne peuvent pas, ou plus, le professeur doit apprendre à proposer une pédagogie de l’accueil et du renoncement : panser les plaies tout en dispersant leurs gravités, pour donner l’occasion à l’élève d’expérimenter le bonheur du juste milieu.

Portraits d’élèves brisés

Parmi les écueils qui menacent nos séances d’écrit, il y a celui de la note investie d’une manière pathologique, au point d’en devenir despotique. Enfermée dans un désir d’excellence que seule une bonne note garantit, Lise se mure dans un cercle d’injonctions aliénantes. Écrire n’étant possible qu’à condition d’avoir au moins 16/20, chaque mot, chaque phrase, chaque paragraphe deviennent cruciaux, vitaux. Cette implacable exigence paralyse la vitalité inhérente à la pensée, maintient le lien pédagogique sous haute tension. Cette exigence interdit toute remarque et tyrannise en retour la possibilité pour son enseignant de lui venir en aide.

Interrompus dans leur scolarité par la maladie, d’autres élèves doivent affronter une capacité entamée à produire un texte. Dépossédés de leur puissance créatrice, habités par le mythe d’une écriture fluide, superbement ignorante des étapes ingrates du brouillon, ces élèves attachent à l’abondance heureuse du premier jet une valeur d’autant plus grande qu’elle les relie à un passé souvent idéalisé d’élève brillant. Au premier mot qui se dérobe, s’exacerbe en Soizic le sentiment d’une perte irrémédiable dont il faut contenir la traduction en une rage aussi douloureuse que bruyante. La maladie qui fait irruption en 4e dans la vie de Ruben ruine son passé d’élève accompli. Après deux années chaotiques, il est à Dupré, en 2de. Sa parole malmène le groupe. Ruben est sur tous les fronts, se drape spectaculairement quand un autre est désigné pour lire le texte ou en éclairer les enjeux. À l’écrit, tout bascule : Ruben s’absente, esquive les exercices. Ruben obéit à un dictat intérieur de performance, qui confine à l’excitation. Prisonnière de cette tension, sa phrase s’enlise et dérape. Ruben n’est pas dupe de l’errance de son écrit, mais il s’accroche à la théâtralité d’une posture qui lui tient lieu de compétence.

Yvan est en 1re. Lecteur boulimique de livres rares et engagé depuis plusieurs années dans l’écriture d’un roman dont il semble envahi, il aspire à une excellence atypique et hors normes. Quand il produit à l’écrit, il dit être traversé par une pensée qui fuse. De fait, dans un état proche de la fureur, il ne peut porter son attention ni à l’orthographe ni à la syntaxe, ni à la ponctuation ni à la forme de ses écrits, qui débordent des cadres et des consignes scolaires, aux confins de l’illisible. À la moindre remarque formelle, il adopte une posture humiliée. Comment l’aider à ralentir sa pensée pour qu’il puisse s’exercer sereinement et accorder petit à petit une attention simultanée au fond et à la forme ? Comment l’aider à accepter qu’écrire suppose d’être lu et compris ? À l’inverse, il y a Emilio. Brisé à l’excellence au collège, il arrive à Dupré dépossédé de son écrit. Dès la première phrase, il bloque douloureusement. Il l’efface sans cesse jusqu’à ce qu’il ne reste plus, en fin d’heure, qu’une angoissante page blanche : à moins d’une première phrase parfaite et idéale, il s’enlise dans une quête impossible.

Renoncer aux mythes toxiques

On se doit alors d’envisager, pédagogiquement, ce laborieux et nécessaire travail du renoncement à des mythes de l’excellence qui s’avèrent bien plus handicapants que constructifs pour beaucoup de nos élèves. Le professeur qui s’engage à aider ses élèves à élaborer ces renoncements peut commencer par les mener vers une prise de conscience : distinguer le sentiment d’humiliation de l’humilité nécessaire à tout apprentissage élaboré dans un lien pédagogique.

Préserver le calme dans l’espace classe, poser la limite de l’autre, recueillir les qualités de ce qui a pu émerger dans le déploiement modeste de quelques lignes dramatiquement interrompues, investir Soizic d’une attente mesurée, et, par notre propre renoncement au devoir abouti, la conduire au consentement d’un juste milieu. Telles sont les étapes qui, lorsqu’elle s’en empare, peuvent l’étayer. Grâce à quelques séances individuelles qui ménagent l’image de soi, Ruben peut finir par entendre qu’il n’y a pas de menace à renoncer à l’illusion de son génie pour consentir au patient travail de reconstruction pédagogique nécessaire. Pour Emilio, notre travail auprès de lui consiste à l’aider à se satisfaire d’un « suffisamment bien » qui lui permette d’avancer et d’achever un exercice. Il comprend alors peu à peu que le mieux est l’ennemi du bien.

Il s’agit donc, pour entreprendre un travail du renoncement aux mythes toxiques de performance, de favoriser en classe des activités pédagogiques où les élèves peuvent s’essayer à penser et à s’autoriser un à-peu-près permettant d’avancer quand même jusqu’au bout de quelque chose qui serait « suffisamment bien ». Ainsi, l’erreur, l’essai ou l’échec, loin de la sanction des notes, deviennent les préalables à toute véritable progression, à la fois scolaire et psychique. Cette année, en 1re, le travail autour des poèmes en prose est précédé par une séquence où chaque élève a pu écrire, à la manière de Raymond Queneau dans L’Instant fatal, un poème sur les difficultés d’écrire un poème. Ce petit exercice d’invention métaphorique qui a donné lieu à des lectures en classe a permis de dire et de partager, par la mise en scène poétique et ses outils stylistiques précis, des douleurs profondes face à la production écrite.

Minorer et partager l’excellence

Rien d’extraordinaire certes, mais assez pour fonder une dynamique confiante de classe et pour apprendre ensemble à aborder un texte littéraire.

En terminale littéraire, les élèves arrivent souvent comme des individualités isolées, avec des problématiques scolaires très différentes. Certains, motivés par une compétitivité sans contenu, doivent réapprendre à apprendre ; d’autres, un peu hagards, après des années de déscolarisation, sont en phase de réanimation scolaire. Dans les deux cas, le mythe de l’excellence rode à plusieurs niveaux et les menace. Et puis, l’excellence elle-même repose sur le mythe de l’individualité : elle ne se partage pas, elle est arme de domination et de victoire sur l’autre.

Et si elle se partageait ? Et s’il existait une excellence collective qui, se nourrissant de la pensée de l’autre, permettait à chacun de dépasser ce qui l’entrave ? L’écriture collaborative semble permettre à certains élèves de se remettre au travail en acceptant les étapes laborieuses de l’élaboration. Ensemble on pense le sujet, on construit une problématique et un plan sur la base des propositions d’autrui. Puis, chacun s’engage à rédiger une partie de ce plan. Enfin, on lit en classe chacune des parties rédigées individuellement jusqu’à ce que, oralement, se déploie l’intégralité d’un devoir satisfaisant. Bien souvent, ces devoirs collectifs sont de très bonne facture et donnent lieu à une note partagée. Ceci permet à chacun de dédramatiser son rapport maladif à la note et de participer à son rythme, à l’élaboration méthodique d’une pensée collective de qualité, à intérioriser pour soi.

Pour aider les élèves à changer leurs représentations d’une excellence scolaire tyrannique ou paralysante, il parait nécessaire qu’au préalable, le professeur renonce à son statut de supposé savoir infaillible : on ne sait, on ne connait, on ne maitrise pas tout, on se trompe, nous sommes souvent démunis. Cet effacement du professeur tout-puissant se révèle salutaire chez les élèves. Il permet d’instaurer à terme un lien pédagogique apaisé et constructif. De fait, et même si parfois un beau cours magistral satisfait chacun, il s’agira davantage, au quotidien, de partager avec les élèves une pensée en train de se faire plutôt que toute faite.

Le professeur doit donc aussi apprendre à supporter ces limites pédagogiques, à renoncer à certaines injonctions officielles et à une identification toxique à la réussite de ses élèves qui signerait, aux yeux de tous, son efficacité et ses compétences. Face à la douleur psychique de certains élèves, l’important n’est plus la quête d’une très bonne note au bac, mais plutôt la conquête progressive d’un rapport heureux et viable au savoir et à l’apprentissage sur le long terme. Au rythme d’une aurea mediocritas, les valeurs de l’endurance et du partage l’emportent sur celles de la performance individuelle, trop menacée de déceptions irréversibles.

Laurence François et Jessica Vilarroig
Professeures de lettres à l’annexe du lycée Lakanal, Clinique Dupré, (Sceaux), Fondation santé des étudiants de France