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Une approche expérimentale de l’Histoire des Sciences – Réflexions pour une pédagogie

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La réflexion qui est proposée est issue de notre approche expérimentale de l’enseignement de l’Histoire des Sciences : apporter, via la réalisation d’expériences « historiques », un support concret ouvrant sur l’Histoire des sciences, ou venant en complément d’un enseignement d’Histoire des sciences.
Faire aborder l’Histoire des sciences à partir de vraies expériences effectuées par les « enseignés » est une démarche encore peu répandue : l’enseignement de l’Épistémologie et de l’Histoire des Sciences et des Techniques (les EHST) fait penser plutôt à un enseignement de caractère livresque, même si une participation active des enseignés peut être réalisée sous forme de recherche documentaire et de présentation d’exposés ou de posters. L’originalité de notre approche a donc consisté à partir de la répétition d’expériences historiques importantes, avec des mesures réelles effectuées dans un cadre pédagogique ouvert. Il va de soi qu’il n’est pas possible d’appliquer cette approche à toutes les expériences importantes de l’Histoire, ni d’en faire la seule approche possible de l’Histoire des sciences ; aussi notre propos se limitera-t-il à une réflexion à partir de quelque exemples de Physique – notre discipline – sur lesquels ont travaillé des étudiants de premier cycle universitaire (aujourd’hui L2), des professeurs de lycées et collèges en stages pédagogiques, ainsi que des moniteurs d’enseignement supérieur.
Cette approche, qui n’est pas apparue un jour d’un coup de magie, est issue d’une expérience plus large de pédagogie active que nous avions initiée au début de la décennie précédente, dans un enseignement optionnel de seconde année. L’enseignement des éléments de base de la Mécanique, donc de la Physique, connaît, on le sait, de nombreuses difficultés en première année d’université, voire rebute parfois une partie des étudiants. Ce n’est pas un hasard : sous des apparences élémentaires, les concepts de base -forces, champs, inertie, énergie, repérage spatio-temporel, changements de référentiel, principes de conservation – sont en réalité redoutables et, par ailleurs, inséparables de l’Histoire générale des Idées. L’expérience pédagogique que nous avons alors proposé de mener a d’abord consisté en une approche non académique (au sens usuel) de ces concepts : partir d’une expérience, dans une certaine mesure choisie par l’enseigné, et faire qu’il éprouve, souvent avec grande surprise, l’existence et la nécessité de lois physiques ; à partir de là, faire apparaître les principes. Un seul exemple situera la démarche : qui a tenu sur un seul doigt l’extrémité de l’axe d’une roue de vélo plombée qui, bien loin de tomber, précesse lentement autour de la verticale, celui-là ressent, jusque, dirions-nous, dans son corps, la force d’une loi physique qui s’impose à lui. Il est alors prêt à étudier qualitativement et quantitativement le phénomène – mesures sur gyroscopes de grande taille et autres systèmes tournants – et à assimiler le ou les principes qui le régissent (ce qui est derrière cet exemple est le théorème du moment angulaire, pratiquement jamais assimilé lors des exposés et exercices usuels) . C’est cette démarche que nous avions baptisée « la théorie au bout des doigts ». Il n’y a là nul empirisme, ni dogmatisme de l’expérience à tout prix, mais volonté de comprendre et de faire comprendre en profondeur. Cette approche a reçu un accueil enthousiaste de tous les participants, et nous avons pu créer de réelles motivations. Elle a été décrite plus en détail dans la référence (Lauginie, 2003a).
C’est dès le début de « la théorie au bout des doigts » que nous avions proposé la répétition d’une première expérience historique : la pesée de la Terre, réalisée par Cavendish en 1798, ou, formulée de manière moderne, la mesure de la constante universelle de gravitation ; d’autres expériences sont venues ensuite. Mais, dès l’acquisition d’un pendule de Foucault entretenu, il est devenu évident qu’un rapprochement, voire un couplage avec les historiens des sciences s’imposait. Aujourd’hui, un enseignement d’Histoire des sciences est partie intégrante (donc obligatoire) du cursus de licence L2 ; dans ce cadre, il est proposé aux étudiants, en travaux dirigés, de choisir un travail sur un thème pour lequel des documents sont fournis, devant aboutir à un exposé et un poster. Parmi les thèmes possibles figurent notamment nos « expériences historiques » et ceux qui les choisissent effectuent donc aussi un travail expérimental. Un point très important : l’encadrement est assuré conjointement par des historiens des sciences et par des enseignants de Physique motivés par l’Histoire. Parallèlement, notre enseignement optionnel initial est devenu « Mécanique expérimentale et historique » et les expériences y sont replacées dans leur cadre historique. Les étudiants qui choisissent cette option rencontrent donc l’Histoire à deux reprises, dont une au moins à partir d’une expérience.

Problématiques

Dans la suite de cet article, nous allons centrer la discussion sur quelques points qui nous paraissent importants :
– notre positionnement : entre réplication stricte et enseignement académique standard ;
– les bénéfices pour la formation des enseignés ;
– les relations avec la méthodologie et l’Histoire générale des Idées.
Quatre expériences viendront à l’appui de la discussion : la pesée de la Terre (1798) déjà évoquée ; la balance électrostatique de Coulomb (1785) ; le pendule de Foucault (1851) ; la mesure de la vitesse de la lumière avec le miroir tournant (1862). Pour chacune d’elles, l’un ou l’autre des aspects ci-dessus pourra être évoqué.
Nos répétitions d’expériences historiques à but pédagogique ne doivent pas être confondues avec le travail de réplication de ces expériences tel qu’il est mené par exemple par nos collègues de l’université d’Oldenburg en Allemagne. La réplication est un véritable travail de recherche qui vise, à travers la reproduction « à l’identique », à apporter à l’Histoire des sciences des éléments qui ne figurent pas dans les documents écrits – sources traditionnelles de l’historien – lesquels sont en général d’autant plus lacunaires que l’on remonte plus loin dans le passé (par exemple les « cahiers de manips » n’existaient souvent pas, ou ont disparu). Le groupe d’Oldenburg a aujourd’hui à son actif, avec plus de 80 expériences répliquées, un apport considérable à l’Histoire (Blondel, 1994). Pour fixer les idées, la réplication d’une expérience importante représente une thèse.
Une telle activité de laboratoire n’est évidemment pas à la portée d’un service d’enseignement de licence. Le but n’est d’ailleurs pas d’enrichir l’Histoire des sciences mais de former des étudiants. Alors, comment faire ? Accepter un niveau intermédiaire : reproduire en salle des expériences historiques manipulées par les étudiants, avec des contraintes réduites mais en respect complet des concepts originaux. Nous employons le terme « répétition pédagogique », faute de mieux, afin de bien le distinguer de « réplication ». Qu’entendons-nous par « contraintes réduites » et « respect des concepts » ? Nous n’hésitons pas, par exemple, à utiliser du matériel didactique commercial pourvu que le montage soit « transparent » vis-à-vis de l’original, et naturellement, le document original est fourni pour comparaison. Nous voyons donc bien les limites de nos « répétitions » : en particulier, l’étudiant ne travaille pas, en général, sur des matériaux d’époque. Ce positionnement sera particulièrement examiné dans la suite de cet article. Les bénéfices pédagogiques et les relations avec l’Histoire générale des Idées seront également évoqués à partir des quatre expériences.

Les quatre expériences historiques

Nous donnons ici une brève description des quatre expériences proposées.

La pesée de la Terre (Cavendish, 1798)
En 1798, Cavendish « pèse » la Terre à l’aide d’une balance de torsion (Cavendish, 1798). Il s’agit de déterminer directement la force d’attraction gravitationnelle entre une « balle » d’épreuve de 730 g en plomb et une grosse boule de plomb dite « poids » de 158 kg et d’un pied de diamètre. En comparant cette force au poids de la balle elle-même – résultant de l’attraction de la Terre -, et en corrigeant par l’inverse carré des distances (selon la loi de Newton), on obtient la masse de la Terre elle-même (voir détails dans les références : Lauginie, 2003b et 2007). Cavendish réalise à cet effet un formidable montage (fig. 1a) : deux « balles » identiques sont disposées aux extrémités du fléau d’une balance de torsion ; deux « poids » manipulés de l’extérieur sont approchés symétriquement des extrémités du fléau. Sous l’attraction des « poids », le fléau dévie légèrement (une fraction de degré) de sa position d’équilibre. De cette déviation, on déduit la force cherchée. Pour fixer l’échelle, la longueur du fléau est d’une toise (1,83 m) ; les masses des « balles » et des « poids » sont de 730 g et 158 kg respectivement. Impressionnant ! Et impressionnant aussi par la qualité du résultat, très proche de la valeur moderne. Ajoutons que la mesure de ladite force conduit directement à la constante universelle de gravitation ; mais, si cette dernière nous concerne aujourd’hui au plus haut point, elle n’intéressait ni Newton, ni Cavendish. Il s’agissait d’obtenir la densité moyenne de la Terre à partir de sa masse, afin avoir la première information de l’Histoire sur sa constitution interne, un souci de géologues.

La balance électrostatique (Coulomb, 1785)
En 1785, Coulomb présente à l’Académie des sciences son célèbre mémoire dans lequel il affirme avoir établi la loi d’interaction entre charges électrostatiques, en inverse carré de la distance (Coulomb, 1785). L’instrument utilisé est encore une balance de torsion (fig. 2), dont les dimensions sont beaucoup plus modestes, environ 50 cm de hauteur totale et 30 cm pour le diamètre de la cuve de verre inférieure : cette fois, une boule de moelle sureau de 5 à 6 mm de diamètre est fixée à l’une des extrémités du fléau ; elle est amenée au contact d’une boule similaire fixe et chargée électrostatiquement, introduite à proximité ; par transfert de charges, les deux boules prennent des charges de même signe et, au bout d’un « certain temps », se repoussent violemment ; on les ramène à des distances pré-établies (d, d/2, d/4) en agissant sur la torsion du fil ; des angles de torsion mesurés, on déduit la variation de la force en fonction de la distance. Une expérience légère autant que celle de Cavendish est lourde : les déviations, ici, sont de plusieurs dizaines de degrés. La publication de Coulomb, limitée à un seul triplet de valeurs publié, a suscité de nombreuses controverses, surtout depuis la réplication de l’expérience par P. Heering en 1994 (Heering, 1994), qui en a montré l’extrême difficulté – voire mis en doute la faisabilité -, et a justifié un colloque sur la réplication (Blondel & Dörries, eds, 1994).

La vitesse de la lumière (Foucault, 1862)
En 1862, Foucault mesure « dans une pièce » la vitesse de la lumière dans l’air à l’aide d’un dispositif à miroir tournant schématisé fig. 3. (Foucault, 1862a et 1862b ; Tobin, 2002, chap. 14). Un faisceau lumineux fixe est envoyé sur un petit miroir tournant rapidement (400 tours par seconde) ; le faisceau réfléchi tombe sur un miroir sphérique situé à 20 mètres, d’où il est renvoyé vers le petit miroir ; mais alors, pendant l’aller-retour de la lumière entre les deux miroirs, ce dernier a tourné, certes très légèrement, mais suffisamment pour que le faisceau final soit renvoyé, après une dernière réflexion, dans une direction différant légèrement de la direction incidente ; de cette déviation, mesurée à l’aide d’un dispositif optique adéquat, on déduit l’angle dont le miroir a tourné pendant l’aller-retour de la lumière ; connaissant la vitesse de rotation, on obtient alors le temps d’aller-retour, d’où la vitesse de la lumière. Foucault obtient ainsi 298 000 km/s. Il faut mentionner que la première mesure terrestre de la vitesse de la lumière avait été effectuée par Fizeau en 1849 par la méthode de la roue dentée sur une base de 8 km entre Suresnes et Montmartre ; auparavant, seules des méthodes astronomiques étaient utilisées (Fizeau, 1849).

Le pendule de Foucault (1851)
Le principe du pendule de Foucault est simple (mais il fallait y penser) : un pendule placé au pôle oscillerait en gardant une direction fixe par rapport aux étoiles. Pendant ce temps, la Terre tourne sous le pendule, et donc des observateurs terrestres voient le plan d’oscillation du pendule décrire un tour autour de la verticale en un jour – jour sidéral, soit 23h56mn, pour être précis (Foucault, 1851a). Hors du pôle, la durée de la rotation est divisée par le sinus de la latitude, ce qui donne, par exemple, environ 32 h à Paris, et pas de rotation du tout à l’équateur. Mais ceci est beaucoup moins simple à comprendre, et Foucault lui-même avouait ne pas pouvoir en donner une démonstration rigoureuse. Malheureusement, expérimenter au pôle n’est pas très commode. Il faut donc se contenter de faire l’expérience au lieu où l’on se trouve et montrer que le résultat (l’ensemble des résultats sur la Terre) est en accord avec une fixité au pôle relativement aux étoiles : ceci est facile à démontrer mathématiquement à partir des principes de la Mécanique, mais néanmoins d’un bon niveau pour des étudiants de licence L2, donc rien de trivial ; et c’est bien difficile à expliquer seulement « avec les mains », bien qu’il y ait eu d’intéressantes approches dès l’époque de Foucault. L’expérience originale considérée habituellement est celle du Panthéon (1851, hauteur 67 m), mais Foucault l’a réalisée également à l’Observatoire de Paris et à l’exposition universelle de 1855 (hauteur 11 m dans les deux cas), ce dernier pendule étant entretenu à l’aide d’un dispositif électromagnétique. Une ré-édition de ce pendule est visible actuellement au Musée des Arts et Métiers à Paris.

Entre réplication stricte et enseignement académique standard

Préciser notre positionnement par rapport à l’activité de réplication stricte est très important : il y va du respect de l’Histoire. Examiner, à ce titre, la situation de chacune de nos expériences est donc primordial, en particulier expliciter sur ces exemples ce que nous entendons par « contraintes réduites » respectant l’essentiel :

l’expérience de Cavendish : l’expérience est miniaturisée, conformément au point de vue de Boys qui l’a perfectionnée un siècle après Cavendish (Boys, 1897). La longueur du fléau est ramenée à 10 cm, la masse des « balles » n’est plus que de 15 g, et celle des « poids » 1,5 kg (fig. 1b). Cependant, l’essentiel est respecté : la force subie par la « balle » de la part du « poids » voisin, bien que beaucoup plus petite que dans l’original, est la deux-cent millionième partie du poids de la balle ; c’était un cinquante millionième chez Cavendish, en gros le même ordre de grandeur, autour de 10-8. Une grandeur caractéristique de l’expérience est la période d’oscillation du pendule de torsion, car elle conditionne tout le processus de mesure : elle était de 15 mn et 7 mn chez Cavendish selon le fil de torsion utilisé, elle est de 10 mn chez nous, donc tout à fait similaire. Cette période, très longue, laisse augurer de la sensibilité et de la difficulté de l’expérience et, là encore, on voit que, même avec du matériel moderne, nos étudiants travaillent dans des conditions proches de celles de Cavendish. Les éléments du montage sont d’ailleurs tous parfaitement identifiables sur la figure 1-b. Seule concession : la déviation du fléau est détectée par la méthode de Poggendorf, inventée seulement en 1826 ; un fin pinceau de lumière est envoyé sur un petit miroir solidaire du fléau (visible sur la figure 1-b) et renvoyé vers le mur de la pièce, sur lequel on peut suivre ses oscillations. Mais cette facilité n’est qu’accessoire, l’essentiel étant qu’on observe ces oscillations, d’une façon ou d’une autre, sans les perturber.

la balance électrostatique et la loi de Coulomb : cet exemple représente, à plusieurs titres, l’opposé du précédent : à la fois dans la réalisation technique – le montage est beaucoup plus robuste et plus facile à manier que l’original, tout en restant de dimensions comparables (fig. 2) – mais aussi dans la fidélité conceptuelle. En effet, les « boules », en plastique léger, sont maintenant beaucoup plus grosses (environ 4 cm de diamètre), ce qui augmente leur capacité en proportion, donc leur charge à potentiel donné ; elles sont métallisées, ce qui rend immédiat et homogène le transfert de charges ; on les charge avec une pointe reliée à une source de tension fixe de 6000 Volt (Coulomb n’obtenait qu’environ dix fois moins avec ses peaux de chats) ; les forces étant beaucoup plus grandes, le fil de torsion est beaucoup plus robuste, rendant ainsi l’expérience assez aisément manipulable par des étudiants. Au total, pour une même distance centre à centre, la force d’interaction est multipliée par un facteur de l’ordre de 4000 par rapport à celle de Coulomb (dans l’expérience de Cavendish, elle est, au contraire, environ 250 fois plus faible que dans l’original). Ces facilités ne nous choquent pas a priori, chacune prise en elle-même ; cependant, au bout du compte, l’étudiant travaille dans des conditions qui n’ont que peu à voir avec celles de Coulomb et se rend moins facilement compte de ce qu’ont été les véritables difficultés. À décharge, il faut dire, comme l’a montré P. Heering, que les balances de Coulomb dont on trouve des reproductions dans de nombreux cabinets de physique de nos lycées, sont en réalité parfaitement inutilisables en vue d’une démonstration de la loi par des élèves ou des étudiants.
Dirions-nous, en conséquence, que cet exemple est le « mauvais » exemple relativement à une démarche annoncée ? Oui et non. En effet, l’expérience n’est tout de même pas facile, ce qui permet d’imaginer les difficultés par comparaison au document original ; elle est sujette à des aléas atmosphériques (rôle ambigu de l’humidité), ce qui est en soi très instructif ; et elle donne des résultats à la fois suffisamment dispersés pour faire comprendre la nécessité d’une analyse des données, et en même temps tout à fait probants quant à la loi sous-jacente. De plus, elle pose une vraie question de démarche méthodologique – que Coulomb avait évitée – et dont nous parlerons plus loin.

la vitesse de la lumière : avec cette expérience (cf. fig. 3), nous retrouvons les caractéristiques de notre démarche originale. En effet, les aspects essentiels de l’expérience sont : les dimensions du dispositif – dimensions des miroirs et surtout distance entre eux – et vitesse de rotation du petit miroir. Notre miroir tournant est de dimensions voisines de l’original qui avait un diamètre de 1,4 cm ; la distance entre miroirs est de 13 mètres au lieu de 20 m dans l’original; la vitesse de rotation peut varier de 0 à 1300 Hz (dans les deux sens, ce qui double l’effet) alors que Foucault a utilisé 400 Hz et accessoirement 800 Hz. Les conditions physiques essentielles de l’expérience sont donc respectées. Ce qui change : le faisceau lumineux incident est produit par un petit laser, alors que Foucault utilisait un rayon de soleil piloté par un héliostat ; le miroir tournant est entraîné par un petit moteur électrique au lieu du dispositif à air comprimé fourni par un petit soufflet d’orgue – un matériel spécialement fabriqué pour Foucault par son ami, le célèbre facteur d’orgue Cavaillé-Coll, et actuellement exposé au Musée des Arts et Métiers ; la vitesse de rotation est affichée directement par le moteur, au lieu du dispositif stroboscopique exposé au musée de l’École polytechnique (non sans inconvénient, d’ailleurs : l’étalonnage de l’afficheur de fréquences semble être la cause principale d’erreur systématique). Ces facilités ne touchent qu’aux aspects accessoires de l’expérience : l’essentiel n’est-il pas qu’un rayon de lumière soit envoyé, et que le miroir tourne à bonne vitesse ?

le pendule de Foucault : il n’y a rien de plus simple qu’un pendule ; un fil, une boule pesante, un point d’accrochage. Cependant, avec un pendule entretenu de petite taille comme le notre – longueur 120 cm, boule de 230 g, fabriqué par la firme ELLWE (fig. 4) – des difficultés apparaissent. Même en supposant les réglages de centrage et de verticalité très bien réalisés, un tel pendule, du fait de sa faible inertie, est beaucoup plus sensible aux perturbations dues à l’environnement : vibrations du bâtiment, bruits divers, camions et avions, piétinements dans le couloir voisin, et surtout mouvements de convection de l’air dus à de légers écarts de température dans la cage en verre contenant le pendule. En négligeant par la pensée, pendant quelques instants, le mouvement de la Terre, on observe que le mouvement de la boule, que l’on souhaiterait quasi-rectiligne en projection horizontale, s’ovalise parfois plus ou moins ; la trajectoire est, en première approximation une ellipse très allongée. Or le pendule n’est pas un oscillateur harmonique, la force de rappel étant proportionnelle au sinus de la déviation angulaire. Il s’ensuit que les périodes longitudinale et transversale du mouvement diffèrent légèrement, ce qui entraîne une précession de l’ellipse dans son propre plan. Bien entendu, le mouvement du pendule se rapproche d’autant plus de celui d’un oscillateur harmonique que la déviation est plus faible, et nos déviations usuelles (environ 3,5 °) restent dans les limites de ce que l’on considère habituellement en enseignement comme de « petits angles ». Mais c’est bien trop pour un pendule de Foucault ! En effet, l’erreur est cumulative et, finalement, on peut montrer qu’une ovalisation de la trajectoire dépassant 1% suffit pour provoquer une précession parasite de l’ellipse aussi importante que le mouvement de la Terre que l’on cherche à mettre en évidence.
La parade est obtenue à l’aide d’un petit artifice, l’anneau de Charron, inventé en 1930 et que l’on peut voir près du point d’attache sur la figure 4 : à chaque oscillation, le fil vient heurter très légèrement le bord de l’anneau, ce qui amortit rapidement par frottement toute composante tangentielle du mouvement qui aurait pu naître. Il faut un réglage précis ! Ainsi, l’ovalisation est évitée et de vraies mesures deviennent possibles. Ceci diffère de l’expérience originale (celle de 1855, puisque notre pendule est entretenu) mais c’est à ce prix que des mesures sont possibles sur un modèle de table. En revanche, nos mesures ont porté sur des durées considérables : des jours, des semaines d’oscillation ininterrompue ! En ce sens, nous allons beaucoup plus loin que les observateurs de l’époque : de telles mesures sur des temps longs n’ont jamais été rapportées, à notre connaissance, par Foucault, ni par personne depuis. Une conclusion est qu’il est illusoire, avec un petit modèle, de prétendre à un résultat quantitatif sur des durées de l’ordre de celles des démonstrations publiques : alors que nous obtenons un accord très correct avec la valeur attendue (11,3°/heure près de Paris) en moyenne sur des temps longs, la vitesse de rotation peut se situer par moments entre 9 et 14 degrés par heure, avec des temps caractéristiques qui sont de quelques heures. Sur des temps courts, on a seulement un ordre de grandeur. Ajoutons que le système d’entretien reprend, dans son principe, le système électromagnétique de Foucault de 1855, à ceci près que le passage au point d’équilibre est détecté par une cellule photoélectrique au lieu d’un petit aimant fixé à la boule. Sur le pendule de Foucault en général, une documentation très complète se trouve dans l’excellente référence (Tobin, 2002, chap. 10).

Bénéfices pédagogiques

Ces expériences historiques de Physique ont été proposées dans un cadre pédagogique ouvert, dans lequel les étudiants ont une large initiative. Nous avons voulu réhabiliter des qualités importantes pour la formation, mais souvent peu mises en valeur dans beaucoup de nos « travaux pratiques » : l’observation, l’utilité en sciences d’une certaine habileté manuelle (cela se travaille), la patience, la rigueur, la persévérance. Nous avons voulu nous rapprocher des conditions réelles de travail en atelier ou en laboratoire : la science en marche n’est pas donnée d’avance – contrairement à une impression souvent ressentie par les élèves – et donc une expérience peut rater, cela arrive et ce n’est pas une catastrophe : l’échec est lui-même formateur. Nous refusons les montages de type « boîte noire » qui ont constitué un véritable fléau pédagogique dans un passé récent. Le montage doit être transparent, non seulement au regard de l’Histoire, mais aussi au regard de la Physique.
On aura remarqué que nos thèmes sont toujours conceptuellement très simples : mettre en évidence une force, une rotation, peser une planète. Mais leur mise en œuvre expérimentale est difficile : ce sont des expériences extrêmement délicates. Des collègues se sont parfois étonnés de cette difficulté – « le pendule de torsion, c’est difficile, il ne faut plus le faire » pouvait-on entendre, et que dire des gyroscopes ! – mais pourquoi venir dans l’enseignement supérieur si ce n’est pour y apprendre à faire des choses difficiles ? Nous renvoyons, sur ce point, à l’excellent pamphlet de Didier Nordon « Le cheval-moteur d’orgueil », lisez-le ! (Nordon, 1995). Ajoutons aussi que, à part le pendule de Foucault, la mise en œuvre de nos expériences requiert le concours fréquent de deux expérimentateurs simultanément, et qu’un travail à trois n’est pas hors de propos : entraînement au travail en équipe, c’est important. Enfin la motivation est essentielle : pensons à l’étudiant, racontant, au soir d’une journée de mesures, à sa famille et ses amis : « Aujourd’hui, j’ai pesé la Terre » !
Autre aspect : la difficulté des mesures fait que les résultats peuvent être assez fortement dispersés, et ne prendre sens qu’après un léger traitement statistique (moyenne et régression linéaire par exemple). Cela conduit à une réflexion sur ce qu’est un travail de qualité : la qualité est toujours relative au but et aux moyens disponibles, et une précision statistique de 10% peut, éventuellement, être considérée comme excellente. Cela surprend parfois !
Enfin, par la référence à l’Histoire, nous favorisons l’acquisition du réflexe de replacer, pour chacun, son propre travail dans le contexte général scientifique, philosophique voire social, de son époque. C’est de la culture, tout simplement. Nous pouvons parcourir ici quelques bénéfices pédagogiques spécifiques à la discipline, en laissant pour une prochaine section les relations avec les questions de méthodologie et les « grands problèmes ».

l’expérience de Cavendish : naturellement, c’est d’abord un travail sur le pendule de torsion, qui est donc préalablement introduit à cette occasion. Le travail consiste ensuite à relever la position angulaire du fléau au cours de plusieurs oscillations, pour chaque position des « poids » agissants (d’un côté, puis de l’autre du fléau, et en position neutre). Travail d’attention et de patience, beaucoup de temps pour régler le montage s’il est un peu déréglé, puis un relevé visuel toutes les 30 secondes pendant trois fois 45 minutes, que les professeurs en stage ont fait, comme les étudiants. Mais l’essentiel est peut-être l’entraînement à la persévérance : il arrive, pour des raisons pas toujours totalement élucidées, qu’un équilibre ne soit jamais atteint sur ce montage ultrasensible ; le « zéro » dérive, il s’enfuit ! Il est arrivé que des étudiants, après un échec, demandent de consacrer la séance suivante (une journée) à recommencer, au lieu d’entamer un autre sujet ; et nouvel échec. À la troisième tentative, tout roule parfaitement du premier coup, en deux heures tout est terminé : ceux-là ont appris de la science réelle ! Il existe une version commerciale de l’expérience de Cavendish dans laquelle les oscillations du spot, reflétant celles du fléau, sont enregistrées directement sur une sorte d’arc de cercle porteur d’une suite de diodes détectrices. Il n’y a plus qu’à laisser la pièce, dans le noir de préférence, et sortir pour ne rien perturber. Il va de soi que c’est exactement le contraire de ce que nous recherchons.
Enfin, le résultat obtenu – masse de la Terre ou constante de gravitation – permet de passer à la masse du Soleil et des planètes à satellites (Jupiter, Saturne), grâce à la troisième loi de Képler. On termine donc sur les lois de Képler et sur une véritable pesée du système solaire, suivant la voie ouverte par Newton lui-même qui avait déterminé ces masses en valeur relative. Il ne lui avait manqué, pour terminer, que la masse absolue d’au moins une planète, la Terre en l’occurrence (cf. Lauginie, 2007).

La balance électrostatique : il y a à apprendre sur les influences électrostatiques, notamment celle des charges portées par l’opérateur. Une question intéressante est celle de l’humidité dont l’influence est manifestement néfaste sur la marche de notre expérience : le pire moment est une journée orageuse d’été (tiens, pourquoi d’été ?), le meilleur une journée froide de janvier.
Cependant, nous devons ajouter que, par rapport à l’expérience de Coulomb, une importante correction est nécessaire avec notre montage. Le fait d’utiliser de grosses boules métallisées facilite grandement l’expérience, mais introduit un sérieux problème : les boules s’influencent mutuellement car leur taille n’est plus négligeable par rapport à leur distance centre à centre et les barycentres des charges s’éloignent l’un de l’autre. On touche donc là aux importants phénomènes d’influence électrique. Une correction sur la force observée est nécessaire, malheureusement calculable seulement à l’aide d’une série infinie. C’est une question difficile, et nous donnons aux étudiants la formule de correction au premier ordre d’approximation. Pour une distance de deux rayons et demie (5cm) la correction atteint environ 30%, et ne devient inférieure à 1% qu’au-delà de cinq rayons. Moyennant quoi, après traitement convenable des résultats (présentation semi-log, traitement statistique) les mesures mettent bien en évidence une loi en inverse carré. Par cette correction, nous nous éloignons encore de Coulomb, qui ne la faisait pas. En fait il n’avait pas à la faire car, selon son mémoire, la plus courte distance utilisée (environ 15 mm) est encore d’environ cinq fois le rayon des boules de moelle de sureau. Nous reviendrons sur cette question dans la prochaine section.

la vitesse de la lumière : les choses sont plus simples pour cette expérience. On y apprend essentiellement à positionner correctement les éléments d’un montage optique, cela demande certes du soin et de la patience mais ne pose pas d’autres problèmes. L’important est dans la problématique de l’expérience, dont nous parlerons plus loin.

Le pendule de Foucault : beaucoup est à retirer, pour un physicien, de l’expérience du pendule de Foucault. Il y a, en premier lieu, la question du changement de référentiel : pour un mouvement qui serait rectiligne dans le référentiel stellaire, on obtient une trajectoire « sur le sol » constituée de lobes très aplatis dans le cas réel de la Terre, mais que l’on peut mettre en évidence en fabriquant un petit pendule monté sur un plateau tournant : on « zoome » en quelque sorte, en faisant tourner la « Terre » à raison d’un tour en quelques secondes ; à cette vitesse, et pour la faible précision recherchée, les murs peuvent en effet être assimilés au référentiel stellaire. On met en évidence, sur les traces dans la semoule (fig. 5), la forme très différente des trajectoires, selon que le pendule est lâché sans vitesse initiale, d’abord par rapport au référentiel stellaire – dit « de Copernic » – puis par rapport au référentiel terrestre ; la comparaison aux trajectoires calculées (fig. 6-a et 6-b) parle d’elle-même.
Très intéressant également est le traitement mathématique du problème, qui fait appel à une utilisation astucieuse des transformations dans un plan complexe. On obtient les deux types principaux de trajectoires représentés sur la figure 6. On remarque que les deux figures, bien que différentes, obéissent aux mêmes symétries qui sont celles de l’équation différentielle du mouvement, elles-mêmes conséquences des symétries physiques du problème. Il est alors facile de montrer que, en dehors du pôle, l’équation du mouvement est formellement la même à condition de multiplier la vitesse angulaire de la Terre par le sinus de la latitude. D’où la célèbre « loi du sinus », facile à démontrer dans ce cadre, mais bien difficile à expliquer à un public non mathématicien !
Enfin, on a ici une magnifique illustration de la non-harmonicité du pendule, largement évoquée dans la section précédente et rarement prise en compte dans les enseignements. Un joli problème de Mécanique, où de petites choses finissent par avoir de grands effets : sans anneau de Charron, le mouvement de notre pendule est tout à fait erratique !

Questions de Méthodologie et relations avec l’Histoire générale des Idées

Chaque expérience se situe, bien à sa place, dans une Histoire. L’Histoire des sciences s’intègre donc naturellement dans l’Histoire générale des idées, dont elle constitue une part importante. Chaque expérience est également le produit de motivations, de besoins et de méthodologies propres à son époque. Nous allons voir comment nos expériences s’insèrent dans ce paysage général.

la question du mouvement de la Terre et de ses représentations : à l’évidence, le pendule de Foucault s’inscrit dans cette problématique. « Venez-voir tourner la Terre, venez la voir jeudi au Panthéon ! » disait-on en mars 1851. La Terre tourne-t-elle ? Et qu’est-ce que cela veut dire ? Tout a été dit, semble-t-il, mais vraiment tout bien assimilé ? Voire. Car on ne s’est pas disputé pendant deux mille ans sur le sujet sans qu’existe un réel problème. Géocentrisme, héliocentrisme et enfin a-centrisme moderne, le « grand débat », déjà présent chez les Grecs, avec Aristarque de Samos et Aristote, traverse toute l’Histoire : Ptolémée, Copernic, puis Galilée, Képler, Newton pour finir, mais seulement alors, avec Poincaré et Einstein. Aujourd’hui, nous savons que le mouvement n’est que relatif. Il faut dire par rapport à quoi on tourne, si on tourne. Et si la Terre tourne par rapport au Ciel, il est équivalent de dire que le Ciel tourne par rapport à la Terre. Et nul besoin d’un pendule de Foucault pour prouver cela, il suffit de regarder en l’air ! Alors quel est l’apport du pendule de Foucault au « grand débat » ? Justement, c’est là que notre mini-pendule sur plateau tournant apporte une réponse : à trajectoire rectiligne relativement aux murs de la salle – le Ciel – correspondent des trajectoires complexes dans la semoule. Et pourquoi ? A cause des fameuses forces d’inertie – la force de Coriolis ici, responsable de la déviation de la trajectoire et qui apparaît uniquement dans le référentiel tournant. Ce que prouve le pendule, ce n’est donc pas un mouvement, qui est à la fois évident et relatif ; il prouve que le référentiel terrestre n’est pas galiléen (ou inertiel), alors que le référentiel stellaire – celui de Copernic – l’est excellemment : les lois de Newton, et d’abord la loi de l’inertie, y sont, par exemple, très bien vérifiées par le mouvement des planètes. Il donne raison aux coperniciens, mais c’est plus subtil que de dire « la Terre tourne ». L’apport du pendule de Foucault est donc important, en tant que preuve interne, même si tout le monde, en 1851, est bien persuadé de la supériorité et de la véracité du point de vue de Copernic. Bien persuadé, mais pas toujours avec de bonnes raisons : il n’est en effet pas facile de se débarrasser de « l’espace absolu » (voir la référence très complète sur le sujet : Gapaillard, 1993).
Sur cette question, reste-t-il encore quelque chose à dire ? Nous le pensons. Par rapport à quoi peut-on dire que le plan d’oscillation d’un pendule de Foucault placé au pôle demeure fixe ? Réponse usuelle : par rapport aux étoiles lointaines de la galaxie, qui définissent un « bon » référentiel d’inertie, et cela suffit amplement à nos besoins. Mais « bon », même « très bon » ne signifie pas parfait. Aux grandes échelles de temps, les étoiles lointaines de notre galaxie effectuent une rotation d’ensemble en 250 millions d’années autour du centre galactique. Alors, strictement, par rapport à quoi le plan de notre pendule devrait-il rester fixe ? Réponse : par rapport à un référentiel constitué de galaxies choisies parmi les plus lointaines. Bien ; mais à des échelles de temps encore plus grandes, ce paysage lointain se déforme lui aussi. Alors diable, par rapport à quoi ce plan est-il fixe ? Les astrophysiciens vous diront, aujourd’hui, qu’ils n’ont pas vraiment de réponse à cette question. La vraie question qui est derrière est celle de l’origine de l’inertie, un problème redoutable, et qui demeure un problème. On voit où conduit notre ridicule petit plateau tournant.

la question de la finitude de la vitesse de la lumière : savoir si la lumière se propage « dans l’instant » ou si elle y met « du temps » est aussi un de ces grands débats qui ont traversé l’Histoire et qui n’a, lui, trouvé sa conclusion qu’au tournant des XVIIe-XVIIIe siècles. Descartes, Galilée, Newton, Roemer, Huygens, Bradley, y sont impliqués et notre expérience s’inscrit naturellement dans cette Histoire (voir les références : Lauginie, 2006 ; Rosmorduc, 1977 et 2004 ; ainsi que : Galilée, 1638 ; Römer, 1676 ; Bradley, 1728 ; Foucault, 1851b et 1862). Avec la mesure de 1862, un profond changement apparaît dans le statut de la vitesse de la lumière : sa connaissance, désormais précise par un moyen purement terrestre, donc indépendant de l’Astronomie, permet, par un renversement des anciennes méthodes astronomiques de détermination (initialement proposé par Arago), d’utiliser la vitesse de la lumière pour déterminer les distances astronomiques. Cette « méthode des physiciens » va progressivement supplanter les méthodes purement astronomiques pour « l’arpentage du système solaire » qui devient, d’un coup, indépendant de la « figure » de la Terre sur laquelle étaient jusqu’alors basées toutes les mesures de distances. Avec cette expérience, nous rendons donc nos étudiants témoins d’un formidable saut virtuel dans l’espace (Lauginie, 2006).

mesure et mesure : en 1785, Coulomb effectue avec sa balance une mesure de la variation relative de la force d’interaction électrostatique en fonction de la distance. Il a en vue d’établir la loi d’interaction en inverse carré, celle qui sera dite « loi de Coulomb ». En 1798, Cavendish « pèse » la Terre. Il y a une grande similarité entre les deux expériences : même type d’instrument, même loi d’interaction en inverse carré de la distance. Cependant, Cavendish ne prouve pas la loi en inverse carré pour l’attraction gravitationnelle ; au contraire, il se sert de cette loi, établie par Newton et bien vérifiée par le mouvement des planètes, pour déduire la masse de la Terre à partir de ses mesures. La mesure de Coulomb a une portée épistémologique : établir une loi. Celle de Cavendish est une remarquable performance de Métrologie. C’est très différent, dans les buts et dans les méthodes. Dans l’absolu, les résultats de Coulomb pourraient avoir été « inventés » ; en revanche, rien ne pouvait permettre a priori à Cavendish de tomber à moins de 1% de la valeur moderne, car en Métrologie, personne ne connaît d’avance le « bon » résultat. Il n’y a là aucun jugement de valeur à porter, mais il est profitable de faire remarquer cette distinction sur les motivations et le sens d’une mesure.
Autre exemple : nous proposons l’expérience de mesure de la vitesse de la lumière de 1862. Mais le même dispositif avait servi à Foucault, en 1850, à une comparaison qualitative de la vitesse de la lumière dans l’air et dans l’eau (Foucault, 1850 et 1851b): savoir si celle-ci se propageait plus vite, ou moins vite dans l’eau que dans l’air avait permis, à l’époque, d’invalider le modèle corpusculaire de la lumière tel qu’il était conçu depuis Newton. Invalider ce modèle et non pas tout modèle corpusculaire, puisque les corpuscules reviendront cinquante ans plus tard sous une forme inattendue et renouvelée avec le photon (Lauginie, 2006). L’expérience de 1850, visant à justifier ou invalider un modèle, est du type « Coulomb » ; celle de 1862, indéniablement expérience de Métrologie, est du type « Cavendish ». Et cette fois, c’est le même opérateur, avec le même type de dispositif.

une affaire de démarche méthodologique : nous avons évoqué la correction à apporter dans les mesures sur la balance électrostatique effectuées par les étudiants. Le but est de mettre en évidence la loi de force électrostatique en fonction de la distance, et on croit le faire sans a priori. Mais la correction, que l’enseignant « impose » en final, a été calculée en utilisant justement la loi en inverse carré que l’on se propose de prouver ! La réaction au premier degré est : « alors, on n’a rien prouvé du tout » ! Heureusement pour lui, par chance ou intuition juste, Coulomb n’avait pas eu à envisager cette correction, comme nous l’avons vu. Au second degré, cela conduit à une salutaire réflexion sur la démarche scientifique. Il est rare, en effet, de pouvoir prouver directement une loi à partir d’un ensemble de mesures. La loi de la gravitation de Newton, par exemple, n’a pas été testée directement, mais déduite de l’observation du mouvement des planètes. Nous prouvons finalement, avec les étudiants, la compatibilité ou la cohérence des résultats avec une loi en inverse carré, autrement dit avec un modèle imaginé. C’est la démarche la plus courante, et la validation du modèle, jamais terminée, implique la cohérence d’un ensemble de faits aussi grand que possible. Les méthodes dites « self-consistent », très utilisées en Physique de la matière condensée, ne procèdent pas autrement. Nous terminerons sur cette très belle définition de la science due au biologiste François Jacob et qui illustre bien le présent propos : « articuler ce qu’on observe sur ce qu’on imagine » (Jacob, 1981).

Conclusion

Nous avons effectué un large tour d’horizon, à partir de multiples points de vue, sur l’intérêt d’une approche expérimentale de l’Histoire des sciences, à la fois pour l’enseignement spécifique des disciplines scientifiques et pour l’enseignement de cette Histoire elle-même. Naturellement, cette approche est une approche parmi d’autres, et ne prétend pas à être exclusive.
Dans l’esprit du travail évoqué ci-dessus, nous tenons à souligner particulièrement l’importance d’une collaboration étroite entre, d’une part, enseignants des disciplines motivés par l’Histoire, et d’autre part, historiens des sciences professionnels. L’originalité de notre essai réside justement dans le couplage de compétences entre l’historien et la pratique expérimentale de l’enseignant physicien. L’enseignant de la discipline scientifique est guetté par l’anachronisme qui prend parfois des habits subtils ; il a par nature une vision internaliste de l’Histoire, sa formation ne lui donnant pas a priori la compétence nécessaire pour aller au-delà. De même qu’aux autres interfaces, la présence, dans l’équipe enseignante, d’un historien des sciences est essentielle. À l’inverse, l’apport des compétences disciplinaires est indispensable dans ce type d’enseignement, en particulier dès qu’il s’agit d’introduire une partie expérimentale. Nous militons donc pour des équipes enseignantes mixtes, avec la satisfaction d’avoir contribué à un essai plutôt réussi à Orsay.

Pierre Lauginie, Maître de Conférences honoraire, Physique et Histoire de la Physique.
Groupe d’Histoire et de Diffusion des Sciences d’Orsay (GHDSO), Université Paris-Sud
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Remerciements
Nous tenons à remercier particulièrement certains collègues qui ont pris une part active dans « la théorie au bout de doigts » : Fewzi Benhabib, aujourd’hui à l’université de Cergy-Pontoise ; Vincent Ezratti, indispensable technicien ; Alain Riazuelo, jeune moniteur (aujourd’hui astrophysicien à l’IAP) qui nous étonna par sa profonde culture historique. Du côté des historiens, Paul Brouzeng, alors responsable du GHDSO, qui comprit immédiatement l’intérêt de la démarche proposée ; et, pour la période récente, Hélène Gispert, directrice du GHDSO et animatrice des enseignements d’Histoire des Sciences, ainsi qu’Alain Sarfati, Maître de Conférences, qui m’a succédé dans les activités décrites plus haut.


Bibliographie
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Tobin, W. : 2002, Léon Foucault, Les Ulis, EDP-sciences.


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Fig. 1 – Balance gravitationnelle de Cavendish.
a) (en haut) : modèle original avec fléau de 1,83 m ; b) (en bas) : modèle didactique moderne (fléau de 10 cm, fabrication Leybold).

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Fig. 2 – La balance électrostatique de Coulomb (réf. : Coulomb, 1785)


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Fig. 3 – Mesure de la vitesse de la lumière par la méthode du miroir tournant. Schéma de principe (extrait de la notice d’emploi, modèle pédagogique PASCO-scientific).


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Fig. 4 – Pendule de Foucault de table entretenu (longueur 120 cm, fabrication ELLWE).


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Fig. 5 – Pendule de Foucault élémentaire monté sur un plateau tournant. Traces des trajectoires dans la semoule, selon les conditions initiales. Les formes des trajectoires calculées (fig. 6) sont aisément reconnaissables. Les irrégularités sont dues aux à-coups du système d’entraînement bricolé sur place.


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Fig. 6 – Zoom sur les trajectoires calculées du pendule de Foucault.
On suppose qu’il y a 10 oscillations du pendule par tour de « Terre ». a) Départ arrêté relativement au référentiel stellaire b) relativement au référentiel terrestre.