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Un « socle commun » qui mérite débat

Jean-Pierre Obin a tout d’abord replacé la question dans une perspective historique. L’idée n’est pas neuve : depuis 1975, avec la réforme Haby instituant le collège unique, la question des savoirs communs à enseigner à toute une classe d’âge s’est posée et n’a cessé de se poser. On sait que le choix qui a été fait est celui de l’unification des filières sur la base des programmes les plus ambitieux, récusant l’idée de programme minimum portée par Giscard, aussitôt disqualifié en « smic culturel » indigne des ambitions de la République pour ses enfants. Trente années de difficultés ont suivi, excluant, malgré les diverses tentatives de soutien, d’individualisation et autres dispositifs d’aide, entre quinze et vingt pour cent d’élèves du cursus. Beaucoup de pays ont fait des choix différents du nôtre, mettant en place une école fondamentale qui repousse après la période d’obligation scolaire la diversification des enseignements avec des maîtres spécialisés.
Le débat a d’abord fait apparaître des avis très contrastés, selon l’angle d’attaque des intervenants.

Concept flou ou bien prise en compte du scandale de l’échec scolaire ?

Guy Berger s’interroge sur le bien-fondé d’une telle appellation : le mot « socle » – dernier avatar d’une série de termes s’inscrivant dans la même problématique comme éléments, bases, fondamentaux – est connoté de bien étrange façon. Étymologiquement raccroché à « sabot », « chausson », « pied », c’est un terme essentiellement statique, étranger à ce que l’on met dessus. Au moment où l’on parle de l’engagement de l’Éducation nationale vis-à-vis du corps social, engagement multiple pour instaurer une culture commune, reconnue de chacun, et permettant une qualification de tous à la sortie, on lui substitue la notion de « socle » comme un objet lourd et délimité qui semble interdire tout chemin pluriel vers un certain nombre de fins… Il y a un danger de régression vers un modèle d’imposition, de contrainte, induit par le terme lui-même.
Jean-Pierre Astolfi montre la même réserve, craignant qu’une fois de plus les élèves en difficulté ne soient confrontés à une logique de « soutien » consistant à doubler la dose de ce dont ils ne veulent pas. Du côté des savoirs, la crainte est de voir leur « saveur » dénaturée par un processus de lyophilisation transformant en un comprimé coupe-faim ce qui devrait être une « mise en bouche » ouvrant sur la découverte du monde. Enfin, les enseignants, sauront-ils résister à la tentation de l’occupationnel, à la routine programmatique, pour vraiment faire vivre le cœur de leur discipline ?
Bernard Defrance se montre aussi agacé par l’idée de socle commun parce qu’elle suppose l’idée d’élèves a priori limités dans leurs intérêts, ce que l’expérience du pédagogue dément ; parce qu’elle transforme les outils (lire, écrire, compter) en finalités ; parce qu’elle centre la réflexion sur une problématique des contenus en omettant l’essentiel, à savoir de penser l’articulation entre les savoirs infinis et l’éthique permettant de vivre avec les autres sans violence.
Antoine Prost réagit vigoureusement à ces propos. Pour lui, le débat n’est pas là mais bien dans le constat à partir duquel la commission Thélot a travaillé : il y a trop d’élèves qui échouent à l’école. On ne doit plus accepter que vingt pour cent des élèves soient de fait mis au rebut, détruits dans l’estime d’eux-mêmes.
Il ne faut pas oublier que nos programmes sont extraordinairement prétentieux, loin de la « zone proximale de développement » de la plupart des élèves. La première nécessité est d’en rabattre un peu et de prendre garde à ne pas réduire cela à la notion de savoirs minimaux. Ce serait faire un contresens dangereux. Il est question ici d’obligation minimale de réussite à l’école définie en terme de compétences, pour pouvoir s’insérer dans la vie sociale et continuer à apprendre. Il est question de revaloriser la fonction éducative de l’école obligatoire qui doit reconnaître à chaque élève la capacité de réussir, pour peu qu’on ne dresse pas devant lui des obstacles infranchissables. Cela veut dire réfléchir sur les chemins de construction de ces compétences. L’uniformité n’est pas tenable : les trajectoires sont nécessairement différentes.
R. Guillaume (OZP) souligne le fait que les critiques émises au préalable concernent l’école dans son fonctionnement actuel, socle commun ou pas ! Pour lui, l’intérêt de la proposition de socle commun réside dans l’idée d’obligation morale pour l’institution d’instruire les élèves qui lui sont confiés dans le cadre de la scolarité obligatoire, tous les élèves… Et donc de se donner les moyens de vérifier : regarder en face les acquis de chacun, ne pas faire « comme si »…

Vers un affinement de la notion de socle commun ?

Antoine De Peretti revient sur l’étrangeté du terme pour en proposer une élucidation : le socle commun n’a de sens que si est définie pour chaque élève une voie de perfectionnement dans laquelle il pourra exceller. Il faut sans doute en finir avec la visée généraliste consistant à « être bon partout ». Nous sommes passés de huit disciplines enseignées en 1930 (pour un public trié) à quatorze ou quinze aujourd’hui. L’augmentation exponentielle des savoirs se traduit à l’école par une accumulation d’exigences, renforcée par les combats de prééminence entre disciplines. Chacun a à cœur de donner la quantité de travail jugée convenable pour maintenir l’honneur de son territoire… Comme dans les pays anglo-saxons, nous devrions pouvoir distinguer deux types de savoirs : un savoir commun dont la connaissance minimale est requise, et un savoir approfondi dans lequel l’élève est tenu de réussir pour poursuivre ses choix d’orientation. Le socle commun n’a de sens que s’il existe corrélativement, « dialogiquement » un choix d’approfondissement, à condition que ledit choix soit reconnu et honoré.
Pour Anne-Marie Drouin, il n’y a pas d’opposition entre « culture commune » et « socle commun », de même qu’il n’y a pas de compétences sans contenu culturel dans lequel les compétences s’exercent.
Francine Best privilégierait l’idée de chemins de connaissance formant une culture commune plutôt que l’idée de socle. Selon elle, Thélot reste centré sur l’école élémentaire dans une vision réduite à des compétences instrumentales : lire, écrire, compter. On voit poindre la crainte de voir évacués les contenus culturels de l’école élémentaire. Le risque de prolonger cette logique jusqu’à la fin du collège est donc vécu comme un risque de discrimination, d’exclusion de la « culture » de ceux qui ne continueront pas leur cursus au-delà du collège.
À ce moment du débat, on pourrait caricaturer la question en opposant deux façons d’envisager le socle commun :
– Dans un cas, il s’agirait d’un cadre programmatique qui se conçoit en amont des apprentissages. Le socle se conçoit comme une base de travail offrant la plus grande souplesse dans le choix des objectifs et des activités. Le but recherché est de fonder une culture commune.
– Dans l’autre, il s’agirait d’un produit à obtenir. Il est alors placé au bout du cursus et se compose d’un ensemble fermé de notions et de savoir-faire à acquérir. Le but recherché est de vérifier que tous les élèves ont acquis le minimum dans le domaine des savoirs et des compétences indispensables pour vivre en société.
Ces conceptions ont le tort d’être binaires. Elles reflètent en fait les dérives possibles inhérentes à toute action.
La première risque d’être un modèle utopique reposant sur un consensus professoral loin d’être acquis. Elle décrit peu ou prou la situation actuelle dans laquelle les programmes sont largement interprétables en fonction des besoins des élèves. Mais les faits sont têtus et l’expérience montre que la forme scolaire dominante, la formation des enseignants largement marquée par la compétition, l’élitisme – même et surtout lorsqu’il se présente paré des plumes de la démocratisation en rajoutant « pour tous » – transforment l’utopie en dangereuse illusion.
La seconde contient le risque de l’appauvrissement excessif des contenus jusqu’au point de ne plus offrir de formation du tout. Le socle commun réduit à l’utilitaire. Les possibilités de reprise d’études moins probables. La sélection sociale précoce renforcée…
L’une et l’autre sont fausses tout en contenant des parts de vérité. Notre travail de militant pédagogique consiste à ne pas partir de conceptions a priori mais bien de réexaminer, à la lumière de nos valeurs, les pratiques possibles permettant de les faire vivre.

Le maître mot est « réussir »

La valeur première, et je dirais partagée par tous – du moins dans les déclarations de principe – est de cesser de faire de l’école une machine à exclure. Le maître mot est réussir. Tirons-en les conséquences. Tous les items qui suivent sont bien entendu soumis à discussion et à critique, malgré la forme injonctive que je leur prête. Ils ont été suggérés à un moment ou l’autre du débat.
L’école obligatoire ne doit pas être conçue en fonction du plus haut niveau. Elle doit proposer une instruction commune permettant à chacun d’exercer sa liberté, de subvenir à ses besoins, de participer à la vie démocratique. Elle doit permettre de s’inscrire dans une culture commune et partagée. Le socle commun ne peut de ce fait être réduit à de seules compétences procédurales. Je citerai ici les paroles de Régis Guillaume pour tenter de définir le socle commun : « Ce qu’il est nécessaire d’avoir acquis pour ne pas être écrasé dans la vie. Cela permet de sortir du débat des disciplines. »
Les contenus programmatiques doivent être pensés et organisés en tenant compte des connaissances apportées par les sciences humaines, en particulier en psychologie cognitive.
La différenciation des voies d’accès à la maîtrise de ces contenus doit être développée. Cela fait partie de « l’obligation de moyens » dont est comptable l’institution. Il y a de multiples façons de faire travailler une classe. On n’en utilise guère que deux : le cours dialogué, les travaux de groupe. La multiplication de dispositifs comme les IDD ou les TPE doit être encouragée.
L’évaluation des acquis ne doit pas se faire en fonction d’une moyenne générale (faisant tomber le professeur et les élèves dans une obsession maladive de la note) mais par la vérification ciblée de compétences et de connaissances, les unes n’allant pas sans les autres.
Le brevet doit à ce titre jouer pleinement son rôle et sanctionner la fin de la scolarité obligatoire en vérifiant l’acquisition du socle et non en devenant un instrument de sélection.
Le socle commun ne peut exister sans des enseignements choisis où les exigences de connaissance seront plus pointues.
Pour finir, Michel Tozzi rappelle qu’il n’est pas possible de penser la question du « socle commun » sans la situer dans une réflexion sur les finalités de l’école. Cadre programmatique ou catalogue de savoirs, le « socle commun » est le résultat d’un choix politique. C’est bien là sans doute que se situe l’enjeu d’un débat national qu’aucune loi ne pourra clore.

Marie-Christine Chycki