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« Un diplôme professionnel n’est pas bradé et il se mérite grâce au travail ! »

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Qu’est-ce qui a motivé la publication d’un dossier sur l’enseignement professionnel dans les Cahiers? Et pourquoi aujourd’hui?

Nicole Priou : Notre précédent dossier sur l’enseignement professionnel datait de novembre 2010, il y a donc sept ans. Il était largement temps de faire un point d’étape, d’autant qu’à cette date la réforme de 2009 se mettait tout juste en place : nous n’avions donc pas le recul pour en mesurer les effets.

D’autre part le Cnesco a donné une actualité particulière à l’enseignement professionnel en organisant en mai 2016 une conférence de comparaisons internationales : « Orientation, formations, insertion : quel avenir pour l’enseignement professionnel 1».

Sabine Coste : Alors que les politiques éducatives s’intéressent à l’enseignement professionnel à double titre, améliorer la réussite des élèves dans le continuum bac – 3/ bac +3 et accompagner l’entrée dans l’emploi, il nous est apparu important de montrer ce qui bouge et les changements à l’œuvre. Loin d’être uniforme et homogène, la sphère de l’enseignement professionnel est remarquable par sa diversité, ses dynamiques et ses parcours : lycéen ou apprenti, à l’Éducation nationale ou dans l’Agriculture, dans le public ou le privé, les jeunes ne s’y engagent toujours pas majoritairement par choix mais y réussissent grâce à la persévérance scolaire (ré)apprise et très souvent s’y épanouissent aussi personnellement !

Quels sont les enjeux actuels et les perspectives à l’œuvre, quelles sont les évolutions et les dynamiques qui le sous-tendent?

Sabine Coste : Les enjeux sont multiples. Ils sont en premier lieu formatifs : un jeune rassuré sur ses capacités à évoluer est un futur adulte apprenant en devenir, ayant le choix de poursuivre sa formation initiale ou de la reprendre tout au long de sa vie professionnelle. Mais attention ! Intégrer une formation professionnelle n’est pas une garantie de réussite absolue, donner du sens aux apprentissages et des perspectives professionnelles est nécessaire. En somme, comprendre ce qui se joue dans l’ordinaire du travail des enseignants et des formateurs pour remettre en confiance passe par une compréhension des problématiques des jeunes.

Cette individualisation, renforcée par des dispositifs et des conditions d’enseignement, est une composante d’enjeux sociaux d’émancipation. Les jeunes de l’enseignement professionnel, majoritairement issus de milieux populaires, voient des portes s’ouvrir vers une possible promotion sociale, en plus d’une émancipation scolaire, comme l’a montré Aziz Jellab. Il s’agit d’un enjeu social comme ouverture de possibles pour lutter contre stigmatisation et discrimination.

Enfin, comme le montre nombre de contributions du dossier, la réussite en formation engage aussi le développement individuel. Ainsi pour ces jeunes orientés par défaut dans l’enseignement professionnel, la construction d’une image de soi positive engendre une affirmation de soi comme futur adulte acteur de ses choix. L’enseignement professionnel est à appréhender comme un fabuleux « couteau suisse », outil polyvalent contribuant à former des professionnels, à contribuer au développement de jeunes adultes, à intégrer des acteurs dans une société en mouvement… Et cette polyvalence comporte des limites, notamment celle de réduire l’enseignement professionnel à un simple apprentissage de savoir-faire techniques, vision réductrice et passéiste, contre laquelle il faut rester vigilant !

Ce dossier met l’accent sur l’implication des enseignants et sur la mutation de leurs pratiques: pouvez-vous nous expliquer en quoi il y a une spécificité du métier d’enseignant dans la voie professionnelle et comment se manifeste l’innovation dans leurs pratiques?

Nicole Priou : Sans doute convient-il d’être prudent face à des généralisations trop hâtives : comme le montrent bien plusieurs articles du dossier il n’y a pas une seule catégorie d’enseignants du professionnel mais une grande diversité (par les disciplines enseignées, la formation initiale, les parcours antérieurs …). Il me semble toutefois que beaucoup ont en commun un certain regard sur les élèves. Regard qui oriente leurs pratiques et influe sur leur identité professionnelle : ils ont sans doute, plus que ceux de la voie générale, fait le deuil de l’élève « idéal » parce qu’ils savent d’entrée qu’ils ont à travailler majoritairement avec des élèves en difficulté dont beaucoup se retrouvent là par défaut. Ces enseignants ont intégré que pour redonner l’envie d’apprendre à des élèves progressivement mis sur la touche par une scolarité « classique », il leur faudra inlassablement inventer de nouvelles voies d’accès aux savoirs et qu’ils auront d’autant plus de chances d’y parvenir qu’ils le feront collectivement. Mais surtout ils cherchent le déclic possible, ne désespèrent pas de leurs élèves et valorisent leurs compétences pour favoriser leurs progrès.

Sabine Coste : Ce dossier présente des expériences d’enseignants et de formateurs avec des statuts et des venues au métier différents qui partagent une dynamique, celle d’intéresser et d’apaiser les élèves pour les réinscrire dans leur propre histoire d’apprenant. « Innovateurs ordinaires », leurs gestes professionnels conjuguent activités « routinisées » des élèves avec adaptation personnalisée, ciselant avec une extrême finesse une gestion du collectif classe avec un étayage des apprentissages hautement différencié. Rejetons bien l’idée que la seule dimension « professionnelle » de la formation soit l’origine de la réussite des élèves. En effet, si la dimension pragmatique constitue une base structurante des apprentissages d’autres dimensions la complètent : la restauration de l’estime de soi face aux apprentissages, c’est-à-dire se transformer en « apprenant », terme souvent utilisé par les contributeurs ; l’acceptation de la reconnaissance du travail bien fait, et son corolaire, les remédiations nécessaires pour progresser ; l’acceptation de devenir « bon élève » ou « bon apprenti » ; la fluidité des parcours adaptés au profil de chacun. Et c’est pour développer ces compétences que les enseignants questionnent leurs activités pour intégrer l’individualité de chaque jeune, tout en faisant preuve de bienveillance et d’exigence. Un diplôme professionnel n’est pas bradé et il se mérite grâce au travail !

Quelles sont les idées-forces que vous voudriez que le lecteur retire du dossier?

Nicole Priou : Les lecteurs aborderont ce dossier à partir de leurs propres contextes d’exercice. Si ceux qui sont de la voie générale sortaient de cette lecture avec l’envie de s’autoriser à entreprendre comme le font leurs collègues du professionnel, parfois en s’affranchissant des formes scolaires qui contribuent à marginaliser les élèves les plus en difficulté, en « brisant les codes », en leur redonnant confiance, nous aurions gagné notre pari.

Si beaucoup d’enseignants qui s’expriment dans notre dossier montrent la nécessité et l’urgence de commencer par prendre les élèves en considération pour avoir quelque chance de les réconcilier avec l’école et les savoirs, cette « prise en considération » vaut pour tous, tout particulièrement sans doute pour ceux de la voie générale qui n’y trouvent pas spontanément leur place.

La voie professionnelle souffre encore d’une image trop négative. Si le développement de lycées polyvalents semble prometteur parce qu’il modifie le regard sur la voie professionnelle et contribue à un fonctionnement moins ségrégatif du système éducatif, leur généralisation supposerait une réelle volonté politique …qui tarde à se manifester.

Sabine Coste : La seule création du lycée polyvalent ne peut être considérée comme le modèle idéal de lutte contre la ségrégation scolaire, des lycées polyvalents existent déjà. Une simple réorganisation administrative ne peut prétendre à la valorisation de l’enseignement professionnel. Ce sont bien des collaborations entre enseignants de différents statuts ou des partenariats entre formateurs/enseignants et tuteurs de stage pour construire des regards distanciés afin d’interroger l’activité des élèves en situation d’apprentissage ainsi que la nature et l’efficacité des interactions enseignant-élève. Ce regard porté de façon bienveillante sur les apprentissages nécessite aussi de dépasser la seule dimension académique. Ainsi ce que révèle ce dossier c’est bien que la logique curriculaire des apprentissages à l’œuvre dans l’enseignement professionnel est une gageure de réussite. Gageons donc que ce dossier sera une source d’interrogation des pratiques pédagogiques pour que l’enseignement professionnel souvent assimilé à un laboratoire pédagogique essaime enfin !

Propos recueillis par Laurence Cohen