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Tous premiers !

Stéphanie Cheng, toute menue et très droite, lève le doigt. Dans cette classe de latin de 4e, les filles se sont toutes regroupées, sans doute parce qu’elles sont minoritaires, et que les garçons monopolisent souvent l’attention du professeur. On en a déjà parlé. Elles font des efforts pour participer et les garçons pour les écouter. J’interroge Stéphanie, elle répond avec sa petite voix flutée qui oblige à tendre l’oreille. C’est juste, et même très pertinent, et je le dis. Comme d’habitude. C’est alors que Youssef éclate : «Moi, ma mère, elle veut que je sois premier de la classe !» Il me montre Stéphanie de la main : «Mais comment voulez-vous, avec des gens comme ça !» Il a vraiment l’air sincère et désespéré : «Vous voyez, madame, c’est pas possible ! On n’a pas le même cerveau que les filles !» Et Karim de renchérir : «Moi aussi, ma mère elle veut que je sois premier de la classe ! Tu vois bien que c’est n’importe quoi, on peut pas être tous premiers !»

Ce dialogue me touche : on y voit s’entremêler l’attente de mères qui aiment leur fils, la force des stéréotypes de genre concernant l’intelligence, mais aussi le bon sens pas loin de justifier les inégalités, sur fond de différences culturelles et d’habitudes scolaires de classement. Quoi faire avec cette pelote de questions, si brulantes, si cruciales, pour eux et pour l’école ? Peut-être commencer par m’interroger moi-même, à partir de ce que mes élèves me renvoient, sur ce que j’attends d’eux en tant qu’enseignante :

  • qu’ils soient « tous premiers » ? Ça me semble difficile (ils sont si différents) et pas souhaitable : j’aurais l’air de quoi ? Non, non ;
  • plutôt qu’ils soient « tous premiers » en quelque chose ? Mais il faudrait que j’aie un regard pluridisciplinaire ou bien que je n’évalue que ce qu’ils savent faire ;
  • ou alors, qu’ils tendent vers un « idéal de premier ». Un idéal que je les aiderais à se forger (et qui me ressemblerait forcément un peu) ? Un idéal susceptible d’en motiver quelques-uns, mais les autres ne seraient-ils pas écrasés ?
  • ou, au moins, qu’ils grandissent ! Et, chemin faisant, qu’ils s’approprient intelligemment (avec un esprit critique et un minimum de gout de la vie) un morceau de l’héritage des connaissances et des compétences humaines, quel que soit le canal par lequel il leur arrive : télé, internet, les potes, la famille, la rue, etc. Et là, c’est mon métier qui change !

Qu’ils se conforment à des comportements socialement acceptables : pas seulement ! Il faut bien l’avouer, ça me faciliterait la tâche pour faire cours plus tranquillement. Je n’ai rien dit à Youssef cette fois-là : en fait, j’aimerais bien lui répondre avec des pratiques, pas avec un discours de plus. Que l’expérience déconstruise les croyances qui l’empêchent d’avancer !

Agnès Berthe est professeure de français en Seine-Saint-Denis