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Les neurosciences diraient que nos lobes frontaux, notre cerveau, se mettent en mode réactionnel : maintenant, on ne pense pas, on se défend, on se protège de ce qu’on a vu, de ce qui est impensable et indicible, on ne réfléchit pas ; d’abord la pensée dogmatique, celle qui essaye de faire survivre. Pas simple d’en sortir, il faut faire des efforts considérables, et la meilleure solution, pour ne pas devenir fou, c’est penser et réfléchir. Mais comment le faire, alors que l’esprit est saturé, sidéré ?

Insomnie, j’ai lu la presse vers trois heures du matin, découvert ce qui s’était passé et j’ai rapidement écouté et regardé la télévision. Un message passait en boucle sur une chaîne d’information : «On ne sait rien, on nous a dit de descendre.» Les journalistes, impuissants, essayaient de faire, pensaient-ils, leur métier. L’un d’entre-eux a fait parler un témoin qui affirmait avoir vu trois hommes – il finit par dire peut-être un, seulement – tirer sur la foule du hayon arrière du véhicule en marche. Déjà les témoins hagards réécrivaient l’histoire vécue, essayant de lui donner sinon un sens, pour le moins une cohérence. Une telle terreur ne peut pas avoir émergé du simple fait d’un camion fonçant à « tombeau ouvert », il fallait que ce soit encore plus grave. Le journaliste commenta en disant que cette affirmation allait devoir être vérifiée, avouant ainsi qu’il n’avait pas été professionnel. Mais pouvait-il seulement penser ?

Cette nuit affreuse, des journalistes ont choisi, au prétexte de faire leur métier, d’interviewer des victimes, des témoins, des personnes qui ne pouvaient ni penser, ni réfléchir, sidérées.

Terroriste?

Et le Président est apparu, il se voulait ferme pour être rassurant : le caractère de l’attaque était indubitablement de nature terroriste ! Monsieur le Président, permettez-moi d’en douter, permettez-moi, dans l’état des connaissances de ce tragique évènement de ne pas y croire, de ne pas savoir. Le conducteur était tunisien. Dans vos propos, c’est sa part tunisienne qui l’emporte, il est surtout tunisien, et donc musulman, certainement islamiste, puisque délinquant, enfin, petit délinquant. Il est terroriste parce qu’il est tunisien alors qu’il n’avait même pas fait l’effort, dans les semaines et les mois qui ont précédé sa folie, de se radicaliser, de faire le ramadan, de se laisser pousser la barbe. Serait-il berrichon-picard, anglo-belge ou italo-suisse, aurait on parlé de terrorisme ? Quelle part de lui-même aurait-on ignorée ?

Andreas Lubitz, pilote de la Germanwings, a tué 150 personnes en conduisant son avion contre le flanc d’une montagne ; il était allemand et dépressif. Il s’est suicidé.
Mohamed Lahouaiej Bouhlel, lui, conduisait un poids lourd, c’est moins noble. Il a tué plus de 80 personnes, était tunisien, français, dépressif. C’est un terroriste.

Relisons ces deux derniers paragraphes en inversant les noms des auteurs de ces massacres, la nature des tragédies change aussi.

Mais de quoi avons-nous peur ? Rien ne montre, dans le moment où j’écris ces lignes, qu’un attentat s’est produit, rien ne dit que l’auteur était affilié à une groupe terroriste, même s’il choisit de mourir sur un mode que n’aurait pas renié un assassin, et qu’il conduisait une action politique sanguinaire. Tout semble montrer qu’il était déjà mort bien avant la tragédie, mort dans sa tête et son âme, comme Lubitz, et qu’il a voulu entrainer dans sa folie le plus de personnes possibles.

Il était tunisien, mais il était surtout humain. Il n’était peut-être pas terroriste, il est simplement terrifiant car il est le témoin de ce que la société a été capable de construire.

Terroriste, nous le mettons à distance et nous cessons de penser, ouvrant nos esprits à des discours dogmatiques et extrémistes ; terrifiant, il devient, en partie, nous-même, et nous oblige à réfléchir.

Jean-Charles Léon
Professeur d’éducation musicale en collège