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Tension dans l’éducation prioritaire

Depuis l’origine, les territoires de l’éducation prioritaire ont toujours eu la difficulté scolaire comme objet principal de préoccupation, difficulté scolaire affrontée dans toute son ampleur ainsi que dans son lien direct avec les inégalités socioéconomiques. L’approche globale et partenariale autour d’un projet collectif est, dès le début, l’essence même de cette politique. Dans ces territoires — mais pas seulement là… — , l’école rencontre un public qui, bien plus qu’un lieu de vie, partage massivement des caractéristiques sociales, économiques, culturelles. Cette rencontre inégale va malheureusement produire un nombre important de difficultés nées de la perception que beaucoup d’élèves de ZEP ont de l’école, de ce qu’on y fait, de ce qu’il s’agit d’apprendre ; cette représentation socialement construite du travail scolaire, du savoir, du langage, que l’école a tant de peine à prendre en compte, ces élèves la partagent avec beaucoup de leurs camarades…
Dans ces territoires, où parfois toute mixité sociale a disparu, les difficultés scolaires sont trop massivement partagées pour que l’on puisse regarder le problème autrement que dans ce qu’il a de collectif.
L’absolue nécessité de trouver des solutions s’impose ; les projets, les actions éducatives, les organisations pédagogiques tentent de prendre en compte l’ensemble des élèves, parce que le problème est plus général que particulier.

Considérer l’individu plutôt que le territoire ?

Les réussites de cette politique ont été et sont encore très diverses. On a beaucoup écrit, et à juste titre, que certains réseaux se sont enlisés dans du « traitement » social, dans de l’animation socioculturelle ou dans une pédagogie qui s’est parfois perdue dans ses détours. Peinant à comprendre précisément ce qui se joue entre ces élèves et l’école, les enseignants ne savent pas toujours faire évoluer individuellement et collectivement leurs pratiques pédagogiques. Toutefois les travaux de recherche, en sociologie, sciences de l’éducation, psychologie cognitive[[On pense bien sûr aux recherches de l’équipe Escol-Université de Paris VIII (Élisabeth Bautier, Jean-Yves Rochex ou Stéphane Bonnéry) aux travaux de Jean-Louis Paour (Université de Provence), Sylvie Cèbe et Roland Goigoux, mais aussi dans le domaine des mathématiques par exemple à Denis Butlen, Marie-Lise Peltier et Monique Pezard.]], émanant de disciplines diverses, apportent de plus en plus de précisions sur la nature du malentendu scolaire en œuvre dans nos classes. Ils désignent avec de plus en plus de précision et de propositions alternatives les implicites de l’école, ce qui doit être l’objet de notre vigilance.
Pourtant, une approche différente s’est imposée fortement depuis quelques années par la mise en place de dispositifs, internes à l’Éducation nationale ou interministériels, qui privilégient « l’individu » au « territoire »  : dispositifs scolaires (PPRE, aide personnalisée), et extra-scolaires (Dispositifs de Réussite éducative), mesures liées au plan espoir banlieue, accès aux filières d’excellence, cordées de la réussite, internats d’excellence, lutte contre l’absentéisme, bourses au mérite, etc.
Tous ces dispositifs ont en commun de prendre en compte l’élève dans son individualité avec ses difficultés ou ses aptitudes particulières, de lui proposer un parcours, un accompagnement « sur mesure », spécifique. L’analyse des difficultés (des aptitudes) ainsi que les solutions apportées se veulent fines, individuelles, personnelles.

Les risques de l’individualisation

Les écoles et collèges en Réseau Ambition Réussite, particulièrement concernés par beaucoup de ces dispositifs, ont été les témoins et les acteurs privilégiés de cette approche individualisée. L’arrivée de professeurs référents et assistants pédagogiques en nombre important a renforcé puissamment les équipes, donnant la souplesse pédagogique nécessaire à des prises en charge différentes et diversifiées. Les RAR ont essayé, expérimenté et, rapidement, certains risques liés à cette individualisation se sont précisés :
– danger très vite identifié de voir le traitement de la difficulté s’« externaliser » (c’est-à-dire être renvoyé hors de la classe ou du cours), devenant soit l’affaire d’enseignants spécialistes ou au contraire de non-enseignants sans expérience (dans certains RAR, au début, ce sont les assistants pédagogiques qui ont pris en charge les élèves en difficulté) ;
– multiplication des adultes qui interagissent autour de l’élève avec plus ou moins de bonheur et de cohérence ;
– alourdissement considérable des emplois du temps (des élèves comme ceux des enseignants) ;
– progrès constatés chez les élèves dans le cadre de travaux en petits groupes sans pour autant être perceptibles et utiles dans l’apprentissage collectif en groupe classe ;
– manque d’enthousiasme d’élèves en difficulté supportant parfois mal d’être « si visibles » (stigmatisés ?) en petits groupes face aux adultes qui leur apportent aide et soutien (sentiment présent surtout chez les élèves plus âgés) ;
– découragement parfois face à des dispositifs lourds dont on attend beaucoup et qui déçoivent souvent, lassant professionnels et élèves.

On peut vouloir dans un consensus confortable ne pas opposer ces deux approches (individu/territoire, individuel/collectif), mais les installer dans une complémentarité constructive. Pas si simple en réalité, car miser sur des solutions individuelles peut signifier écarter rapidement l’hypothèse que la source de la difficulté peut se trouver dans la rencontre entre un certain type d’élève et une façon d’enseigner ; la « faute » est rejetée sur l’élève qui n’est pas assez attentif, motivé, travailleur, qui a de grosses lacunes, qui est « limité » dans ses possibilités cognitives… Développer l’approche individuelle peut donc être interprété comme un coup d’arrêt aux efforts déployés à convaincre que la solution se trouve surtout dans la boite noire de la classe, dans la relation qui se noue dans le secret des quatre murs…

Le rapport de l’Inspection générale en 2006[[Anne Armand et Béatrice Gille, La contribution de l’éducation prioritaire à l’égalité des chances des élèves, Rapport de l’Inspection générale, octobre 2006, pp. 46-47. Télécharger le rapport (format PDF.]] qui avait placé le pédagogique au cœur de son analyse était pourtant éclairant : « Telles que les décrivent les rapports d’inspection de professeurs observés dans leur classe, les pratiques pédagogiques, les choix de conduite de cours, le traitement des programmes posent des questions spécifiques dans l’Éducation prioritaire, conduisent à des critiques récurrentes, mais témoignent également de nombreuses réussites obtenues dans les lieux mêmes où les difficultés existent, avec les mêmes élèves que ceux dont on dit parfois qu’“avec ceux-là on ne peut rien faire”. La très grande disparité des résultats des élèves aux évaluations nationales, des réussites remarquables aux faiblesses inquiétantes, leurs caractères sociodémographiques pouvant apparaitre comme étant identiques, permettent d’assurer qu’il n’y a pas de fatalité de l’échec. »

Faire évoluer les pratiques pédagogiques

Mais l’évolution des pratiques pédagogiques, dans ce métier encore si solitaire, est difficile. Des prises de conscience sont nécessaires : il faut croire dans la capacité de progrès de tous les élèves, croire dans le rôle décisif des gestes pédagogiques de l’enseignant, comprendre les difficultés récurrentes des élèves et être persuadé qu’elles se traitent prioritairement (même si non exclusivement) dans la classe.
Pourtant, dans certaines écoles et certains établissements, le paradoxe entre approche individuelle et difficulté collectivement partagée semble pourtant pouvoir être dépassé. Des expériences et pistes empruntées en témoignent :
– les expériences de « co-intervention » qui se développent et s’enrichissent : deux adultes, en présence simultanée ou non, qui agissent ensemble pour permettre au groupe classe de progresser ensemble ;
– des aides en petits groupes ou individuelles qui anticipent les cours à venir permettant ainsi aux élèves les plus fragiles de ne pas décrocher, mais au contraire de suivre la construction collective du savoir ;
– des expérimentations en équipes vers une évaluation par compétences qui va jusqu’à faire disparaitre la note traditionnelle et, petit à petit, modifient les pratiques et le regard sur les élèves.

Certains enseignants disent faire cours différemment depuis qu’ils animent des groupes réduits de « soutien », intégrant dans leurs pratiques quotidiennes des explicitations qui ne leur semblaient pas nécessaires auparavant : explicitation des objectifs poursuivis, explicitation des méthodes de travail, explicitation des processus intellectuels à mettre en œuvre.
Il se peut donc que l’aide individualisée permette aux enseignants de progresser ! Progresser vers une meilleure connaissance de ce qui fait obstacle aux apprentissages, à condition que cette connaissance puisse être mise au service de l’évolution des pratiques ordinaires et collectives. C’est à cette condition que l’aide individualisée ne se révèlera pas être une impasse pour améliorer à long terme la réussite de tous les élèves.
Mais ce transfert ne se fera pas sans accompagnement. Dans les écoles ou établissements où la synergie semble s’opérer entre mise en place de dispositif d’aide individualisée et évolution des pratiques pédagogiques en classe il est fort à parier qu’il y a un pilotage pédagogique du chef d’établissement, du directeur, d’un inspecteur qui permet de faire ce lien entre ces dispositifs de soutien et le quotidien des classes, pour que l’un entraine l’évolution de l’autre et ne lui reste pas étranger.

Michèle Coulon, CAREP Reims.