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« Si, ça existe les pièces de 7 euros… »

Magali n’a pas tout à fait six ans lorsqu’elle entre au CP. Lors de la concertation de début d’année, son enseignante semble désemparée : « Elle ne fait pas ce qui est demandé, elle est têtue, obstinée. Elle ne tient pas compte de mes remarques. Elle s’enferme, boude, détruit son travail. Elle est allée chez l’orthophoniste pour quelques séances et c’est elle qui a décidé d’arrêter. Elle est en difficulté sur les nombres, elle n’entre pas dans la lecture ».
Au vu des éléments d’immaturité, d’opposition, de toute-puissance, un bilan rééducatif est proposé. Un objectif immédiat se dessine : créer un lien avec l’enseignante, servir de tiers afin d’améliorer l’image que l’enseignante a  de son élève… ce qui se produit très rapidement.
Lors des trois séances préliminaires émerge un aspect du symptôme de Magali : la résistance à abandonner ses certitudes, ainsi sa conviction erronée à propos de la position de la grande aiguille à l’heure de la récréation, ou de l’existence des pièces de 7 euros. Magali se passionne pour des petites figurines qui représentent une famille ordinaire (grands-parents, parents, fils, fille, bébé). Elle joue seule sous mon regard, elle se projette dans un bébé (fille) qui maltraite le grand frère avec la complicité de la grande sœur. Dans ces moments et les échanges qui suivent, Magali est très différente de l’enfant décrite par l’enseignante : souriante, malicieuse, pertinente. Elle dépose une partie de son monde personnel en séance : sa rivalité vis-à-vis du grand frère, l’ambivalence par rapport à sa petite sœur (alliance ou jalousie), les aléas du désir et de l’attente de reconnaissance vis-à-vis de ses parents. L’aide rééducative est bien indiquée : elle peut jouer des préoccupations intimes qui l’encombrent et gênent l’accès aux apprentissages. Mes objectifs seront de lui permettre de poursuivre, dans le jeu de fiction, le travail de distanciation qu’elle a commencé durant les séances d’observation, de la rassurer sur ses propres compétences, de lui rappeler à l’occasion des éléments de la réalité et de l’aider à accepter de ne pas toujours savoir. Lors de l’entretien avec la famille, la maman prend conscience de cette difficulté de sa fille à accepter ses propres remarques ou celles de son mari. Elle comprend en quoi cela peut nuire à la réussite de sa fille à l’école.
Cette façon de s’accrocher à des certitudes personnelles imaginées, créées, inventées, renvoie à des restes de sentiment de toute-puissance. Magali s’illusionne sur certains points, certaines croyances et en fait sa vérité. Elle accepte difficilement d’avoir tort. On imagine l’impact négatif que cette forme de pensée peut avoir sur les apprentissages : remise en cause de la parole et du savoir de l’enseignant, difficulté à abandonner des savoirs erronés, refus des règles de la classe, de la lecture, des mathématiques, etc.
Magali assiste à l’entretien, elle est très proche de sa mère. Elles vont reparler de tout cela à la maison.
À ce stade, deux hypothèses de travail guident les séances, la rivalité par rapport au frère ainé et la peur de grandir, de perdre l’amour maternel. Est-ce que ça vaut vraiment le coup d’apprendre à lire ? Sur le plan affectif, qu’est-ce que j’y gagne ? Qu’est-ce que j’y perds ?
Après les séances préliminaires, Magali reprend les petites figurines en me demandant de jouer avec elle, ce qui est nouveau. Elle me confie le papa, le grand-père, la « tatie ». Elle choisit la mère, la sœur, le frère et le bébé (son univers de base). Mes personnages ont un rôle minime. Le frère et la sœur se chamaillent, ils se traitent de menteurs, la mère punit immanquablement la grande sœur qui se console auprès de la petite sœur. Il me semble que ce qui est mis en avant ce jour-là,  c’est le ressenti d’injustice de la punition par la mère et le soulagement que peut apporter la coalition des sœurs.
Dans les séances suivantes, Magali joue une maman qui reste au foyer à s’occuper de son enfant puis une maman qui part au travail avec son mari et laisse son enfant en garde.
Magali souhaite-t-elle « inconsciemment » que sa maman prenne quelques distances vis-à-vis de sa petite sœur ?
Dans cette histoire, un moment semble important pour elle : celui du coucher. La mère, le père et le bébé dorment tous les trois dans le même lit. Elle en reparle lors de la reprise verbale de la séance.
Est-elle jalouse de la place privilégiée de la petite sœur qui dort peut-être dans la chambre des parents ? Se pose-t-elle des questions sur ce qui passe entre ses parents la nuit, sur la naissance et tout ce qui touche à la sexualité. Qu’est-ce qu’une fille ? Qu’est-ce qu’un garçon ? D’où je viens ? Le questionnement de Magali renvoie sans doute à deux notions essentielles élaborées par Freud ; le complexe d’Œdipe et les fantasmes de l’enfant autour de la scène primitive.
Il est probable que les préoccupations sexuelles de Magali, mêlées à celles du conflit oedipien, ont à voir avec le fantasme de la scène primitive, un cheminement qui l’amène progressivement à construire son identité selon la distinction fille/garçon et adulte/enfant.
Tant que l’enfant n’a pas résolu le complexe d’Œdipe et que son esprit est encombré par la curiosité sexuelle et sa place dans la famille, il ne peut avoir de curiosité culturelle, ni s’investir dans les apprentissages.
De nouveaux déplacements dans le jeu de fiction montrent que le processus rééducatif évolue. Avec les marionnettes, c’est l’histoire de petits d’animaux qui partent à la recherche de leur mère qu’elle met en scène, puis celle d’une jeune fille qui attend un bébé. L’inquiétude à conserver l’amour de la maman persiste et le questionnement autour de la sexualité et de la naissance la hante.
Cette problématique émerge à nouveau dans les séances suivantes lorsqu’elle parle des « doudounes » et qu’elle raconte qu’elle s’est heurtée à la réaction immuable d’un ordinateur qui refusait dans un jeu d’habillage de laisser le soutien-gorge au-dessus de la robe. Elle enchaine en racontant qu’avec une copine, elle a joué  « au papa et à la maman, qu’elles se sont embrassées sur la bouche et que la maman était enceinte ».
Le thème de la rivalité fraternelle et des punitions est travaillé une dernière fois à la cinquième séance. L’estime de soi, fondamentale pour apprendre reste fragile et soumise à la concurrence du frère ou de la sœur. Jouer cette fragilité, c’est commencer à en prendre conscience pour s’en déprendre par la suite. En cela, le jeu de fiction est une médiation essentielle au travail rééducatif. Il permet à l’enfant de mettre à distance ses affects douloureux, comme ce ressenti d’infériorité, puis d’en prendre plus ou moins conscience dans l’échange de fin de séance.
Notons que Magali peut jouer des scénarios du point de vue des parents, l’empathie est possible. Elle se décentre un peu du pur ressenti d’injustice et peut évoquer la souffrance de ses parents.
Lors de la sixième séance, elle joue au basket et à « Qui est-ce ? », elle perd. Pour le basket, elle transformera son échec par l’humour en inscrivant avec le sourire, sous mon nom et le sien des scores tout à fait fantaisistes mais croissants, ce qui est un apport de la classe qu’elle réintroduit en séance. À la fin du jeu de société, elle se renferme. Le ressenti de perte la touche. J’énonce quelques paroles rassurantes. Elle retrouve le chemin de la parole. Accepter de perdre, de ne pas tout savoir, de se tromper, est capital pour apprendre en classe.
             
À la septième séance, le père n’est plus celui qui fait peur, celui à qui il faut cacher les punitions. Il est présenté comme un référent sur lequel elle peut s’appuyer pour se construire et intégrer la loi. « Mon papa dit que faut pas dire chiant mais embêtant ».
 
Lors de la séance suivante, les trois dimensions du processus rééducatif apparaissent :
L’aide à la personne de l’enfant ; Magali exprime son agressivité vis-à-vis d’une figure maternelle en utilisant des personnages du Moyen-âge.
L’aide à l’être social : elle fait une partie de tennis selon ses propres règles et s’y tient.
L’aide à l’élève : elle va écrire les scores au tableau et ce geste en appelant un autre, elle écrit sa première phrase « je fait le lainp en mange » qu’elle lit de la façon suivante « Je fais le lapin en mangeant ». À partir de ce jour, elle décide de faire un livre ; « le livre des faurmes » et le poursuivra à la fin de chaque séance.
Cette séance présente aussi l’intérêt de se questionner sur un processus de symbolisation en cours. Ces « faurmes » dessinées géométriquement, ne sont-elles pas des métaphores des formes humaines (différences garçons/filles et différences enfant/adulte) ?
Lors de la neuvième séance, Magali grimpe sur une structure d’escalade haute de 2 m et saute sur le tapis de réception. Elle dit : « j’avais l’impression que j’allais mourir, j’avais la chair de poule, j’ai eu peur dans mon ventre ». Après cette prise de risque, et cet exploit, elle est radieuse.
À la onzième séance, l’agressivité souvent dirigée vers la mère est dirigée vers une figure paternelle : le papi. L’histoire s’arrête brutalement sur le refus du papi (que je joue) à céder, dans le jeu, aux désirs (boire du coca au petit déjeuner) de la grande fille. Le renoncement à la toute-puissance du désir reste encore difficile à accepter.
 
De la séance 12 à 17, Magali utilisera encore la médiation du jeu de fiction. Elle acceptera sur mes propositions des changements de rôle tout en gardant un élément féminin. Les clans sont moins marqués, les histoires sont plus riches et peuvent bien se terminer, la réparation est possible.
Elle utilisera de plus en plus les jeux de société, se montre performante pour calculer ce que la banque lui doit (Monopoly). Elle n’a plus de réaction extrême quand elle perd, elle ne cherche plus à tricher. Elle terminera son livre en dessinant une famille, la sienne, où le père n’est pas mis à l’écart et où les proportions de chacun sont réalistes, ainsi que de nombreuses petites phrases ou mots, fruits de son imagination. Elle aura envie de me montrer ses progrès en lecture. En avril, elle a une lecture fluide sur un album de jeunesse qu’elle découvre.
La rééducation a commencé fin octobre pour se terminer début mai, une rééducation rapide somme toute qui s’explique, je pense par la conjonction de plusieurs facteurs :
– une collaboration étroite autour du projet d’aide spécialisé (enfant, enseignante, parents, rééducateur) ;
– un changement de regard provoqué par les rencontres avec l’enseignante et la famille (l’enseignante qui comprend que l’attitude rebelle de Magali n’est pas dirigée contre elle, les parents qui comprennent l’importance de la parole et de la loi) ;
– l’investissement du cadre rééducatif par Magali, la possibilité de mettre en scène dans les jeux de fiction des questions qui l’envahissent et l’empêchent d’être disponible en classe, sa capacité à les symboliser ;
– l’intégration progressive des règles qui vont l’aider à accepter toutes celles de la classe et des apprentissages.

L’aide rééducative : lien et séparation avec la classe

Dans le récit de l’aide que nous venons de lire, Magali est une élève qui est empêchée d’apprendre. Cet empêchement s’impose à elle ; sa volonté, comme celle de son enseignante, n’a pas prise sur ce phénomène. On comprend qu’en classe, les apprentissages, les connaissances à acquérir par la voix de « celui qui sait », le maitre, mettent en jeu, comme le souligne la récente circulaire de 2009, le « rapport au savoir » de l’enfant. Au-delà de sa particularité, l’exemple de Magali indique que le rapport au savoir a partie liée avec les préoccupations souvent insues de l’enfant, concernant la différence des sexes, la place dans la famille (différence générationnelle, rang dans la fratrie), la perte, le manque (perte de la maitrise : ne pas savoir), le désir (désir de savoir)… En classe tout s’emmêle alors et la capacité à apprendre est inhibée. L’enfant est tout à fait compétent mais trop peu performant. On conçoit dès lors que la relation à l’enseignant et la classe puissent être le théâtre d’un appel à l’autre lancé par l’enfant, d’un appel à l’aide. Il est en souffrance de pas pour pouvoir élaborer ces questions fondatrices du sujet chez l’enfant ; symboligènes, comme le disait Françoise Dolto, dans la mesure où elles soutiennent la possibilité de penser la séparation, la différenciation et la construction de l’identité indispensables pour se lancer dans le voyage que représentent les apprentissages (Michel Serres, Le Tiers instruit, Folio, 1991). L’appel est parfois bruyant ou au contraire silencieux, mais à chaque fois il est à entendre et à écouter. L’aide rééducative est alors indiquée.
Il est proposé à l’enfant un lieu d’expression où mettre en représentation sa problématique. Il s’agit de lui permettre d’élaborer ses questions, ses préoccupations, ses inquiétudes, ses peurs en leur donnant une forme communicable dans un espace partagé et dans une adresse au rééducateur du RASED, se présentant donc comme une personne pouvant « aider les élèves en difficulté ».
Pour qu’un enfant (re)trouve sa place d’élève, il faut que les adultes autour de lui tiennent la leur. C’est donc, avec la collaboration de l’enseignant de la classe, garant des apprentissages à l’origine de la demande d’aide, des parents autorisant leur enfant à faire un travail par le jeu pour dépasser les difficultés qu’il rencontre dans les apprentissages, que le(a) rééducateur(rice) (avec ses collègues de RASED) construit un autre pôle ; la salle de rééducation. Le travail qui s’y mène suppose en effet un lieu séparé de la classe puisqu’il s’agit de se pencher sur l’émergence d’une parole adressée de façon singulière, ce qui suppose de pouvoir mettre en suspend la pression de l’institution et des exigences qu’elle pose. Le rééducateur ne prévoit pas, ne juge pas ; il donne du temps pour l’expression et les constructions créatives à partir de l’imaginaire de l’enfant. L’exemple du travail de Magali en rééducation le souligne bien : le rééducateur suit le cheminement imprévisible de l’enfant ; ses interventions ne portent pas sur le contenu, mais sur la nécessité de le mettre en représentation en se saisissant des systèmes symboliques et culturels qu’utilise l’école. Ce travail nécessite un cadre protecteur. Les rééducateurs savent avec quelle détermination les enfants s’assurent de la fiabilité et de la solidité du cadre rééducatif avant d’oser s’engager dans ce processus de changement qui les amènera à dépasser leur difficulté en classe. N’oublions pas que les difficultés qu’ils rencontrent, cet empêchement à apprendre les protège justement du mouvement anxiogène qu’impulse l’apprentissage. Ils ont donc besoin de la protection du cadre rééducatif pour oser bouger.
La salle de rééducation est un lieu séparé de la classe, mais dans l’école ; ce qui revient à dire qu’il a nécessairement un lien avec la classe, fondé sur la différenciation des espaces. C’est le 2e centre du dispositif d’aide, le 1er étant la classe. Deux centres et un mouvement d’aller-retour entre les deux de sorte que, ce qui se passe dans aux abords d’un centre soit mis en résonance avec la situation dans l’autre centre. Ce que l’enfant joue dans la salle de rééducation est en lien avec ce qui fait problème pour lui en classe et ses évolutions y sont ainsi transférables.
Deux centres et un mouvement : une séparation possible parce qu’il y a un lien. L’aide rééducative à l’école repose sur la construction institutionnelle d’une figure de l’ellipse,  celle que propose Michel Serres pour se représenter le mouvement de l’apprentissage, liant et séparant le savoir du sujet et les connaissances universelles !

Francis Jauset, rééducateur, président de la FNAREN.
Corinne Moy, formatrice ASH à l’IUFM de Paris.