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Sens du travail et travail du sens à l’école

Si je devais dresser la liste des dix mots que j’aime le moins, « motivation » y figurerait sans doute ! Lorsque je veux dire quelque chose de précis autour des mobiles des élèves, de leur investissement dans le travail scolaire et les apprentissages, de leur rapport au savoir, ce n’est pas le mot qui me vient :

1. Il est creux. Dire de quelqu’un qu’il est motivé suggère qu’il a de bonnes raisons de faire ce qu’il fait. Pourquoi le fait-il ? Le mystère reste entier. « La sociologie de l’intérêt est-elle intéressante ? » se demandait Caillé (1981). Non, parce qu’elle n’explique rien. Sans doute chaque acteur engagé dans une pratique ou une décision y trouve-t-il quelque intérêt. Reiser disait « Quand on sait ce qu’on sait et qu’on voit ce qu’on voit, on ne peut s’empêcher de penser ce qu’on pense » Ni, ajouterai-je, de faire ce qu’on fait. Mais pourquoi sait-on ce qu’on sait et voit-on ce qu’on voit ? Dans une perspective constructiviste, là est l’essentiel.

2. A l’école, et souvent dans la vie, la motivation est généralement invoquée lorsqu’elle fait défaut ; on se trouve dans le registre du manque, des carences, du handicap, de la privation ; il suffit de lire quelques bulletins scolaires pour constater que « le manque de motivation » est un lieu commun qui participe du constat d’échec, de la stigmatisation de l’élève qui ne joue pas le jeu, de la recherche d’une « explication » qui dispense l’école de chercher plus loin, voire du rejet des responsabilités sur les familles. Quand on ne sait pas que dire d’un élève peu actif, on dit qu’il « n’est pas motivé » Que peuvent faire les parents d’un tel message ? Est-ce que ça se soigne, le manque de motivation ? De qui est-ce la faute ?

3. On suggère souvent que la motivation est une caractéristique de la personne ou de la personnalité, quelque chose de durable ; on est « motivé pour les langues étrangères » à la manière dont on aurait « la bosse des maths » comme si on était né comme ça… Je résiste à cette analyse, en plaidant plutôt pour une approche qui lie la motivation, non pas seulement à la personne, mais à la relation, à l’interaction, à la situation.

4. La motivation est un concept qui s’enracine avant tout dans la psychologie. Or les besoins, les désirs, les envies, les intérêts relèvent tout autant d’une approche anthropologique et sociologique, en termes d’appartenance à une communauté, à une culture, à une classe sociale, à une organisation, en termes aussi de stratégies d’acteurs, de rapports de pouvoir, de conformisme.

5. La motivation semble échapper au sujet, il paraît en être le jouet, alors qu’elle relève à mon sens, pour une part, de ses stratégies (Perrenoud, 1988). Tout acteur un peu expérimenté dose son investissement dans l’action, par exemple le travail scolaire, en fonction des besoins qu’il éprouve et des buts qu’il se fixe. Il n’est pas toujours nécessaire d’être « motivé « pour s’en tirer. Certes, être motivé empêche de s’ennuyer, mais c’est en même temps une dépense d’énergie, voire une prise de risques. Chacun pèse avantages et inconvénients. Il peut jusqu’à un certain point « choisir « d’être ou de paraître passif ou actif, ennuyé ou intéressé. Il peut se persuader de faire quelque chose qui le rebutait cinq minutes avant, ou se dégoûter activement de quelque chose qui le passionnait. Chacun navigue à vue, de façon assez opportuniste, en fonction de l’énergie qu’il a et de ce que son attitude peut lui valoir. La paresse et le désintérêt scolaire sont, pour certains élèves, des stratégies parfaitement adéquates, parce qu’être « motivés » ne leur apporterait guère de bénéfices, alors que d’autres « se défoncent » dans n’importe quelle activité juste pour conserver l’estime ou les faveurs de l’enseignant !


Pour ces diverses raisons, je suggère une option de méthode : tenter de se « désengluer « des images toutes faites associées au concept de motivation et essayer de trouver un autre langage et une approche moins normative, plus constructiviste et interdisciplinaire.

Je propose de parler du sens du travail, des savoirs, des situations et des apprentissages scolaires, en esquissant trois thèses :

  1. Le sens se construit ; il n’est pas donné d’avance ;
  2. Il se construit à partir d’une culture, d’un ensemble de valeurs et de représentations ;
  3. Il se construit en situation, dans une interaction et une relation.

Face à la machine scolaire, à l’omniprésente intention des adultes d’instruire les enfants et les adolescents pour leur bien (Perrenoud, 1984, 1986), les élèves n’ont pas la vie facile. Dans un système aussi contraignant que l’éducation obligatoire, ils sont condamnés à des stratégies d’acteurs dominés, face à un système qui leur laisse extrêmement peu de choix, qui leur impose un nombre impressionnant de choses absurdes, incompréhensibles ou pénibles, ou qui, en tous les cas, ne correspondent pas à leurs envies du moment. Dans l’institution scolaire, on apprend à jouer avec les normes et les apparences, même si les professeurs ont du mal à l’accepter !

C’est pourquoi la construction du sens est à la fois vitale – pour survivre d’aussi longues années – et difficile. Elle passe par un véritable travail mental, que nul ne peut faire à la place de l’élève, car le sens tient à sa vision de la réalité, à sa définition de ce qui est cohérent, utile, amusant, juste, ennuyeux, supportable, nécessaire, arbitraire…

Ce travail, on peut cependant tenter de le faciliter, en laissant à l’apprenant un espace d’initiative, d’autonomie, de négociation, d’indécision, de rêve. Qu’elles le sachent ou non, les pédagogies actives, coopératives, différenciées n’ont de force que si elles permettent une autre construction du sens dans l’esprit des élèves, et peut-être dans celui des maîtres…

I. Le sens se construit

Peu d’êtres humains se résignent volontiers au non-sens. Chacun tente de dire et de faire en priorité ce qui a le plus de sens pour lui ; lorsqu’il est pris dans une situation dont il n’est pas maître, il cherche à fuir, ou à s’impliquer le moins possible. S’il n’y parvient pas, il essaye de construire du sens, en justifiant à ses propres yeux sa soumission ou sa révolte. Face à l’école, l’élève est rarement maître du jeu et il ne lui est guère facile de se soustraire aux situations dans lesquels on le place. Il est donc souvent contraint à s’engager dans un travail, la recherche d’un compromis entre ses préférences et les contraintes qu’il subit.

On ne peut enfermer le sens du travail et le travail du sens dans un seul registre disciplinaire, qu’il soit psychanalytique, psychopédagogique ou sociologique, ou dans un seul type d’explication. Le sens des savoirs, des situations, des apprentissages scolaires a de multiples sources, qui se conjuguent ou se compensent diversement d’une situation ou d’une personne à une autre. Le sens dépend des envies qu’il satisfait, des besoins qu’il comble, des projets qu’il sert, des obligations qu’il honore. Chacun cherche à allier nécessité et vertu, raison et sentiments, devoir et envie. Le travail du sens participe à la fois des tactiques à court terme et des stratégies de longue haleine, du principe de plaisir et du principe de réalité.

Dans l’espèce humaine, la plupart des envies, des désirs, des besoins sont construits, certains à partir d’une base biologique, voire génétique, d’autres en fonction de la seule histoire de vie du sujet, donc notamment de son appartenance à une famille et diverses communautés, avec leurs cultures. D’où une extrême variabilité, un grand arbitraire et une certaine instabilité des besoins et des intérêts. C’est ainsi qu’il n’y a guère de raison de postuler chez les enfants ou les adolescents l’existence d’un besoin permanent et général d’apprendre. Chacun n’a que des envies et des besoins singuliers, souvent flous ou éphémères : l’envie ou le besoin d’apprendre ceci ou cela à tel moment de sa vie, pour des raisons qui peuvent disparaître ou se renforcer. Plutôt que de voir dans la « motivation à apprendre » la manifestation d’un appétit de savoir indifférencié, il vaudrait mieux essayer de saisir les investissements dans le travail scolaire dans une perspective constructiviste et stratégique.

Pourquoi un individu particulier s’intéresse-t-il au football à un certain moment de sa vie ? Il ne suffit pas de connaître son sexe et sa classe sociale pour l’expliquer. En retire-t-il des satisfactions narcissiques ? Trouve-t-il de la sorte une place dans un groupe ? Est-ce un terrain de dialogue avec son père ? Sa seule façon d’être bon élève ? Les six élèves qui, ce jour-là, en éducation physique, lèvent la main pour demander qu’on joue au football, ont sans doute six raisons différentes de s’y intéresser, de la plus banale – c’est ce qu’il y a de moins fatiguant, de plus ludique -, à la plus « psychanalytique » : assumer les attentes d’un père sportif qui veut que son enfant suive son exemple et lui fasse honneur.

Ne faisons pas comme si l’intéressé n’avait rien à dire sur le sens qu’il donne à son activité. Chaque acteur a une « théorie « de ce qui « le fait courir » Il peut parler de ses mobiles, en prendre acte, y travailler. Ils ne relèvent pas totalement d’un inconscient qui parlerait à son insu, de quelque chose qui lui échapperait radicalement ; c’est une part de soi qu’il contrôle partiellement. Un élève au travail sait souvent. au moins confusément, pourquoi il fait ou ne fait pas ce qu’on attend de lui… Il sait aussi que moins il dévoilera ses stratégies, plus il conservera une part d’autonomie. Il n’a pas intérêt à expliquer pourquoi il « se ménage » aujourd’hui, pourquoi il feint de ne pas être dans le coup alors que d’habitude il est un partenaire privilégié dans les leçons de mathématique, pourquoi il n’a pas fait ses devoirs ou achevé son exercice. Une explication passe-partout, fût-elle banale, peu crédible, voire ridicule, préservera mieux sa liberté d’acteur.

Dire que le sens se construit n’est pas dire seulement que c’est une affaire de représentations, une affaire subjective. C’est dire aussi que cette construction est une activité mentale complexe, réflexive, dans laquelle l’acteur investit une part de sa liberté et de sa distance au monde : je sais que j’ai besoin de sens et je prends parfois la mesure de mes efforts, plus ou moins dérisoires, pour le maintenir ou l’inventer contre vents et marées…

II. Le sens s’ancre dans une culture

La construction du sens d’un savoir, d’une tâche, d’un projet, d’un exercice, d’un problème à résoudre s’ancre dans la culture de l’acteur : aucun élève ne réinvente constamment l’ensemble des valeurs et des schèmes grâce auxquels il donne du sens aux situations scolaires et aux efforts qu’on lui demande. Il puise dans un héritage, c’est-à-dire dans un habitus, un capital culturel qui l’aident à penser l’effort, le but, les récompenses, les risques, à évaluer ce qu’il en coûte de se donner du mal face à une tâche scolaire et ce qu’on peut attendre de cet investissement.

Nul n’est jamais seul dans la construction du sens. Chacun est juché notamment sur les épaules des générations précédentes et entouré de ses condisciples. Un milieu d’élèves ou d’étudiants, c’est d’abord un ensemble partagé de stéréotypes sur le travail scolaire, sur les « profs intéressants » les « trucs pas fatigants » les exercices qu’on peut faire à moitié. Les élèves exercent à leur façon un « métier » (Perrenoud, 1984) qui, comme n’importe quel autre, est au principe d’une culture des gens de métier qui permet d’identifier les gestes professionnels et les règles de l’art, de repérer les critères du conformisme et de l’excellence, d’apprivoiser le stress, la fatigue, les tensions.

Les élèves puisent aussi dans leur culture familiale. Or leurs héritages sont fort divers : les enfants d’enseignants ou de cadres mobilisent dans les situations pédagogiques une capacité de construire du sens sans commune mesure avec celle des enfants de travailleurs immigrés. Le sens n’échappe pas aux différences culturelles et aux inégalités sociales quant aux ressources dont disposent les uns et les autres pour penser et maîtriser l’expérience, pour s’approprier des informations, pour négocier les normes ou les tâches, pour s’impliquer à leur avantage dans des situations didactiques. Quand, pour la première fois de sa vie, un élève doit faire une dissertation, une composition, un texte libre « Inventez un récit, parlez de votre week-end, faites un portrait de votre grand-mère », aucun ne comprend bien le sens de l’exercice. Seulement, cinq minutes plus tard, certains ont interprété la situation de sorte à se trouver engagés dans une tâche mobilisatrice, alors que d’autres, quatre ans plus tard, ne comprennent toujours pas pourquoi on les met régulièrement devant une feuille en leur demandant d’écrire sur des sujets qui ne les inspirent aucunement, auxquels ils n’ont jamais pensé et ne repenseront jamais, des sujets qui n’existent dans leur vie que le temps d’une composition.

Les individus issus de classes sociales différentes sont très inégaux devant la construction du sens, notamment, parce que l’école privilégie des codes et des tâches qui correspondent mieux à la vision du réel, au langage, à la pratique de l’abstraction des classes instruites ; et aussi parce que les familles et les cultures de classes préparent diversement à se débrouiller devant des situations déconcertantes, nouvelles ou artificielles.

Ces banalités sont aujourd’hui censées être dans tous les esprits, mais nous avons parfois la mémoire courte… La culture est une ressource face aux tâches scolaires, de mille manières, mais peut-être d’abord parce qu’elle permet de construire du sens et de trouver la « bonne distance « face aux attentes de l’école. Le cynisme ou l’utilitarisme participent de l’héritage culturel, de même que la façon de doser ses investissements et son énergie. « Qui veut voyager loin… » En partance pour les études longues, chacun est sa propre monture. Qui le dit à ses enfants ? Certainement pas les parents des classes populaires. Ce sont les cadres (sauf ceux qui sont névrotiquement attachés à la réussite de leurs enfants), ceux qui ont traversé ce système et qui en connaissent la loi : « N’en fais pas trop, fais juste ce qu’il faut pour durer, réussis, les moyens n’importent pas, passe plus loin ! »

III. Le sens se négocie en situation

Le sens se construit pour une part sur le vif, en situation. Il se construit certes dans le cadre d’une relation interpersonnelle durable, la Relation pédagogique avec un R majuscule : on peut détester ou aimer l’anglais ou l’allemand simplement parce qu’on ne supporte pas ou qu’on adore le professeur. Si c’était la seule source du sens, on serait voué à une sorte d’utopie relationnelle pour l’ensemble de l’éducation nationale : comment espérer que s’établissent des relations fortes et positives entre tous les élèves et tous les professeurs ?

Le sens ne dépend qu’en partie de la relation intellectuelle et affective de base entre l’apprenant et l’enseignant. Il dépend aussi de ce qui se passe ici et maintenant. Le sens se construit dans la conversation, dans la façon de présenter les choses, de donner de la place à l’autre, d’en tenir compte, de négocier. Un professeur de français débarque dans un lycée et affirme « Valéry, c’est très beau, je vais vous en lire un poème et si vous ne comprenez pas la splendeur de ce texte, c’est que vous êtes nuls et que vous n’êtes pas à votre place. » Ce professeur ne négocie rien quant au sens du travail scolaire : ni le niveau, ni les normes, ni l’approche, ni la nature du plaisir, ni les alternatives possibles à cette activité. Il se prive donc de la marge de manœuvre qui lui permettrait peut-être de gagner l’adhésion de cinq ou neuf élèves de plus à son cours de français. Plus on accepte de négocier le niveau d’exigence, la structuration de la situation didactique, la différenciation des tâches, le rythme de travail, plus on se donne de chances d’impliquer les élèves qui oscillent entre l’adhésion et l’opposition, l’implication ou l’indifférence. Pour cela, il faut que le professeur sache que le sens n’est pas donné une fois pour toutes, pas attaché définitivement à la personne ou à l’origine de l’élève, et qu’on peut l’infléchir, le renforcer en transformant la situation ou la relation, en prenant en compte non seulement les besoins, l’identité, les possibilités des élèves, mais aussi leur capacité de construire du sens dans un dialogue. Qu’il se négocie en situation, entre acteurs ayant des raisons de coexister, voire de coopérer (Garcia-Debanc, 1991 ; Marc & Piccard, 1991). Encore faut-il ne pas confondre négociation et propagande unilatérale… Négocier, ce n’est pas amener l’apprenant au sens préconstruit par l’enseignant, c’est chercher un compromis !

Bien entendu, aucun acteur engagé dans une situation ne s’affranchit de sa culture, de ses alliances et allégeances, et du système de pouvoir et de travail qui sous-tend la situation. Entre le sens donné d’avance et le sens construit sur le vif, il faut faire la part du contrat pédagogique et didactique, de la culture commune élaborée entre le maître et ses élèves à propos du travail scolaire, des savoirs, de l’erreur, de la recherche, du débat, de l’argumentation, de l’excellence. Et plus globalement du climat, du mode d’autorité et de coopération, de l’organisation du travail, de la communication, de l’évaluation. La négociation est toujours à recommencer, mais dans des conditions plus ou moins favorables selon le degré d’accord préalable qui lui sert de toile de fond.

IV. Que faire ?

Que peut-on faire si on prend au sérieux le fait que le sens se construit à partir de cultures diverses et dans une interaction qui le module ?

a. Prendre le temps de métacommuniquer

L’école pourrait œuvrer beaucoup plus ouvertement et intensivement au travail du sens du travail scolaire et des apprentissages si elle accordait à cette construction collective davantage de temps, de légitimité, de rigueur méthodologique. En classe, on ne prend en général guère le temps de réfléchir sur les paresses et les enthousiasmes, les passages à vide et les débordements d’énergie des uns et des autres, sur ce qui ennuie, amuse, agace, révolte, fait peur, etc. L’école tient avant tout un discours normatif sur le rapport au savoir : il « faut » être intéressé, actif, participatif, curieux, autonome, créatif. Et si l’on reconnaissait que même pour le professeur, le sens est toujours à reconstruire, jamais assuré ? Et si l’on admettait que c’est encore plus difficile pour les élèves, qui n’ont pas « embrassé la culture » Dès que le professeur admet qu’il n’est pas toujours « motivé » qu’il lui arrive aussi de s’ennuyer, d’avoir envie d’être ailleurs, de se demander « A quoi ça rime tout ça ? » on voit certains blocages se lever du côté des élèves, tout simplement parce que cet aveu donne un statut au refus, au doute, à l’ennui, au non-sens. On voit en même temps se développer une certaine capacité à se penser soi-même comme une personne qui n’est pas toujours motivée, qui d’ailleurs n’a pas à l’être, mais qui a prise sur soi, qui parvient à se situer.

On pourrait à ce propos parler de métacommunication ou de métacognition appliquées à la dynamique de l’apprentissage plutôt qu’aux erreurs ou aux aspects purement cognitifs. Je ne voudrais pas transposer de façon trop hardie le concept de métacognition au domaine de l’énergétique, mais il n’est pas absurde de considérer que la construction du sens ne relève pas purement de l’inconscient, du non-dit, de l’ineffable, mais qu’on peut en parler, objectiver des processus. Ainsi, lorsqu’au cours d’un débat, on s’aperçoit que sur vingt-trois élèves, huit ou treize n’ont rien dit et n’ont pas eu l’air d’écouter, il serait élémentaire de ne pas laisser passer l’événement sans chercher à comprendre. Est-ce que ce sont toujours les mêmes qui ne participent pas ? Ou le groupe des élèves passifs varie-t-il en nombre et en composition ? Quels sont les mécanismes en jeu : désintérêt, fuite, peur, résistance, hésitation ? Il s’agit de dialoguer avec les élèves qui sont les moins actifs, les moins présents dans la situation pédagogique, sans les punir pour autant, même symboliquement. Il importe donc de créer une sorte d’intérêt, de curiosité pour ce qui se passe. Ce qui ne va pas sans reconnaître la diversité des attitudes et les fluctuations de chacun face aux attentes de l’école.

b. Construire une culture commune et un contrat clair

L’école dépend fortement, souvent sans le reconnaître, de l’héritage culturel des élèves, celui qui vient de leur famille et de leur classe sociale et celui qu’ils reçoivent de leurs pairs, les autres élèves du même âge. L’héritage social et familial est extrêmement diversifié et inégalitaire. L’héritage du groupe des pairs est avant tout cynique et utilitariste : des autres élèves, on hérite un rapport défensif, un rapport tactique, un rapport compétitif, bref un rapport assez négatif au travail scolaire.

Plutôt que d’ignorer ces représentations, qui sous-tendent les attitudes et les conduites de ses élèves, l’école ferait mieux d’investir plus intensivement dans une contre-culture, à l’échelle de l’établissement et du groupe-classe, autour du statut du travail et du savoir. Non pas en réaffirmant des normes et des idéaux très éloignés des apprenants, mais en partant de leurs représentations préalables. Il ne suffit pas de dire rituellement ou dans les moments de crise « Vous savez que cette année scolaire est très importante pour vous, que vous jouez votre carrière, votre réussite dans la vie. » Créer une culture commune, c’est prendre ici encore le temps de l’échange à propos de tout ce qui se joue dans le rapport pédagogique. Le discours professoral entretient volontiers le mythe qu’un « bon élève » est toujours disposé à travailler. Tous les autres auraient donc quelque chose à se reprocher. Construire une culture commune et un contrat clair, c’est prendre le contre-pied de cette attitude normative, c’est essayer d’expliquer plutôt que de prescrire. C’est sortir du mythe, adopter une attitude curieuse, proche de celle des sciences humaines, en se demandant « Comment ça marche ? Pourquoi tel ou tel n’a-t-il rien dit aujourd’hui ? Pourquoi telle activité a-t-elle fonctionné tout à l’heure alors que la dernière fois elle a lamentablement échoué ? Pourquoi tel groupe entre-t-il de plain pied dans une tâche alors qu’un autre la refuse ? » Si l’on adopte, à propos de la communication, du rapport au savoir, du travail, des différences, des peurs, des préférences, des tactiques des uns et des autres, la même curiosité qu’à l’endroit des phénomènes naturels – la foudre, le cycle de l’eau, les loups, etc. -, on observe que les élèves de huit ou dix ans ont beaucoup de choses à dire, qu’ils observent très finement les processus psychosociaux, qu’ils en ont des théories subjectives, qui gagneraient à être explicitées et confrontées.

c. Négocier

Négocier, cela veut dire inscrire dans la situation didactique, du temps pour analyser et aménager la situation en fonction des réactions des uns et des autres. Avec l’hypothèse que le sens du travail scolaire relève rarement du « tout ou rien » : on peut toujours accroître le sens d’une activité à condition de l’inscrire dans un projet concerté, d’alléger un peu les attentes, de donner plus de temps, de transformer la consigne, d’introduire un peu plus de diversité dans les cheminements. Souvent, avec de petites variations, de petits ajustements qui ne modifient pas la pédagogie du tout au tout, on peut abaisser le seuil à partir duquel l’activité prend du sens, donc touche un plus grand nombre d’élèves. Négocier les situations didactiques, dans cet esprit, ce n’est pas seulement tenir compte de la réalité, du niveau, des attitudes des élèves en planifiant son enseignement. C’est avoir une sorte de capacité de régulation de l’activité en temps réel, pour la proportionner non seulement au public, mais à l’humeur, à l’énergie, à la dynamique du moment. Les enseignants les plus consciencieux investissent souvent beaucoup de forces dans la création d’activités didactiques censées captiver les élèves par leur substance ou la façon dont elles sont amenées, mais ils accordent moins d’importance à la régulation, à l’animation, à la relance, à la gestion de projet, à la prise de décisions collectives, à la façon de négocier tout en maintenant un cap. Sans doute faut-il renforcer dans ce sens la formation des enseignants, et donc leur donner l’occasion d’acquérir une pratique de la négociation et de fortes capacités d’improvisation. En commençant par donner un statut légitime à ces pratiques : aussi longtemps qu’il entend suivre son scénario quoi qu’il arrive, à moins d’être éjecté de la salle de classe, aussi longtemps qu’il associe l’idée même de négocier à une perte de pouvoir, le professeur condamne une fraction de ses élèves au non-sens…

d. Multiplier les entrées et les moteurs

Il y a maintes façons de donner du sens à la même activité. Certes, il serait gratifiant pour le professeur que tous les élèves soient mus par l’intérêt intrinsèque des tâches et des savoirs qu’on leur propose. C’est la définition même d’un enseignement élitiste, qui présuppose une immense complicité culturelle préalable à tout travail pédagogique. Ou d’un enseignement narcissique et séducteur qui n’a qu’un enjeu : gagner l’élève aux valeurs ou à la personne du maître.

Si l’on veut optimiser les chances de chacun de trouver du sens dans la situation, mieux vaudrait au contraire accepter la diversité des fonctionnements. Certains trouveront un intérêt obsessionnel à faire certaines opérations arithmétiques là ou d’autres seront portés par la magie du raisonnement. Certains se lanceront des défis personnels, d’autres chercheront constamment à se mesurer constamment à leurs camarades. Certains seront sensibles au contenu des tâches, d’autres au climat, à la relation. Certains voudront plaire au maître, d’autres se faire plaisir sans concession au jugement d’autrui. Certains seront à l’aise dans des tâches structurées, d’autres navigueront avec bonheur dans le flou. Certains seront totalement pragmatiques, ne s’intéressant qu’aux savoirs utiles pour l’action, d’autres seront séduits pas la connaissance gratuite. Certains auront le goût du jeu, d’autres n’accorderont d’attention qu’aux choses sérieuses. Nul n’ignore cette diversité. Pourtant, l’enseignant censure ou hiérarchises ces mobiles : s’il n’aime pas la compétition, il renoncera à ce moteur ; s’il adore jouer, il comprendra mal les élèves que le jeu met sur la défensive ; s’il a le goût de la recherche, il démobilisera ceux qui ne fonctionnent que dans un cadre rigide ; s’il croit au travail solitaire, il découragera ceux qui ne réfléchissent que dans l’interaction.

Il y a donc un premier pas à faire vers l’acceptation des différences et la relativisation des jugements de valeurs. Et un second vers la diversification des tâches proposées, des styles et des fonctionnements cognitifs valorisés. Bref, c’est une autre conception du curriculum réel (Perrenoud, 1993) et de la didactique qu’il faut esquisser, en se souciant moins de définir les démarches et les contenus idéaux qu’en offrant davantage d’espace à la diversité des rapports au savoir et des modes de construction du sens.

V. Le travail du sens

Pour conclure, j’insisterai sur l’omniprésence de ce travail dans toute expérience. Certes, en classe, on « manipule » des personnes, des tâches, des relations, des choses, des jugements. Mais on manipule surtout du sens : s’il se construit, au moins provisoirement et partiellement, l’apprentissage devient possible ; sinon, on perpétue la comédie du savoir !

Philippe Perrenoud, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, Université de Genève,1996.


Références

Caillé, A. (1981) La sociologie de l’intérêt est-elle intéressante ?, Sociologie du travail, n° 3, pp. 257-274.
Garcia-Debanc, C. (1991) Interaction et construction de la signification dans des discussions orales, Connexions, 57, n° 1, pp. 97-106.
Marc, E. & Picard, D. (1991) Interaction et production du sens en situation de groupe, Connexions, 57, n° 1, pp. 119-131.
Perrenoud, Ph. (1984) La fabrication de l’excellence scolaire : du curriculum aux pratiques d’évaluation. Genève, Droz (2e éd. augmentée 1995).
Perrenoud, Ph. (1985) Scolarisation et sens des savoirs.De l’obsession d’instruire la jeunesse pour son bien, Revue suisse de sociologie, n° 2, pp. 213-226.
Perrenoud, Ph. (1988) Nouvelles didactiques et stratégies des élèves face au travail scolaire, in Perrenoud, Ph. et Montandon, C. (dir.) Qui maîtrise l’école ? Politiques d’institutions et pratiques des acteurs, Lausanne, Réalités sociales, pp. 175-195 (repris dans Perrenoud, Ph., Métier d’élève et sens du travail scolaire, Paris, ESF, 1994, 3e éd. 1996, chapitre 5, pp. 99-114).
Perrenoud, Ph. (1990) Vouloir être premier de classe, est-ce bien raisonnable ?, Éducateur, n° 1, pp. 14-17.
Perrenoud, Ph. (1991) Ambiguïtés et paradoxes de la communication en classe. Toute interaction ne contribue pas à la régulation des apprentissages, in Weiss, J. (dir.) L’évaluation : problème de communication, Cousset, DelVal-IRDP, pp. 9-33.
Perrenoud, Ph. (1992) Regards sociologiques sur la communication en classe, in Actes du Colloque Éducation et communication, Université de Lausanne, Institut des sciences sociales et pédagogiques, pp. 37-48 (repris dans Perrenoud, Ph., Métier d’élève et sens du travail scolaire, Paris, ESF, 1994, 3e éd. 1996, chapitre 9, pp. 145-159).
Perrenoud, Ph. (1993) Curriculum : le réel, le formel, le caché, in Houssaye, J. (dir.) La pédagogie : une encyclopédie pour aujourd’hui, Paris, ESF, 2e édition 1994, pp. 61-76.


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