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Se mettre d’accord autour d’une table ronde

Le thème des « Chevaliers de la Table ronde » a suscité notre enthousiasme à tous les deux. Les idées ne manquent pas pour éveiller celui des élèves : on commencera par des extraits du film de Boorman, Excalibur ; on les initiera à la lecture de quelques phrases d’ancien français ; on créera du décalage avec les cours habituels. Pour l’heure, le décalage n’est peut être pas là où nous le pensions et le moment de mise au point des thèmes est plutôt celui de la confrontation :
Karine : Il y a un thème auquel je tiens beaucoup, c’est celui de la beauté. Les conceptions de la beauté au Moyen Âge et dans les extraits des romans de la Table ronde que nous proposerons aux élèves.
Dominique : Oui, mais moi, je ne vois pas ce que je peux en faire de « ta beauté ».
Karine : Ca peut être l’occasion d’aborder les costumes…
Dominique : Le costume, ce n’est pas central dans le programme d’histoire, tu sais. Il faudrait élargir à d’autres aspects de la vie quotidienne…
Karine : Les costumes peuvent être un biais pour aborder les catégories sociales, les modes de vie en fonction des catégories sociales au Moyen Âge, la condition des femmes… C’est un thème très riche au contraire, même d’un point de vue historique…Je suis sûre que tu t’en sortiras ! Il y a aussi « la forêt » que tu as mise, là dans la liste des thèmes de travaux de groupe possibles. J’ai cherché dans les textes, je n’ai pas trouvé grand chose. Il y a bien la forêt de Brocéliande, mais je n’ai pas trouvé beaucoup de descriptions utilisables… Tu es sûr qu’on garde ça ?
Dominique : Oui, la forêt, c’est important. Il faut évoquer les défrichements. On peut leur donner des listes de toponymes du coin : « Villeneuve », « les Essarts »…
Karine : D’accord, mais à condition que je puisse la peupler de bêtes, « ta » forêt, travailler sur le bestiaire imaginaire : les lions, les licornes…
Dominique : De toute façon, je vais la réduire à rien « ta » forêt. Avec les défrichements, le biotope de la licorne va vite se réduire à néant…
L’articulation des deux disciplines concernées implique qu’aucune des deux ne soit sacrifiée, ni instrumentalisée – si ce n’est ponctuellement – par l’autre, ni concernée de façon marginale par un point qui ne serait pas réellement au programme. Il ne s’agit pas là, malgré l’allure que peut prendre parfois la confrontation des deux points de vue, d’une question d’amour propre. La transversalité n’est pas l’abolition des spécificités disciplinaires[[Dans le numéro 408 des Cahiers Pédagogiques, « Savoir, c’est pouvoir transférer ? », Jean-Pierre Astolfi insiste sur cet aspect : « Ce n’est qu’une fois posée la spécificité de chaque champ de la connaissance, et l’impossibilité de passer sans rupture de l’un à l’autre, que l’on peut alors interroger sans confusion les savoirs, d’une manière transversale et métacognitive. » ]]. Travailler simultanément ou presque sur les aspects historiques et sur l’imaginaire du Moyen Âge, cela ne signifie pas qu’il faille aller à une synthèse hasardeuse : non, le roi Arthur n’est pas parti, accompagné de Lancelot et de Godefroi de Bouillon, pour chercher le Graal à Jérusalem, lors de la première croisade !
Notons que la situation est déstabilisante : travailler en équipe n’est pas si fréquent dans les collèges. Se laisser instrumentaliser par l’autre discipline, c’est voir nier l’essence de ce qu’on veut enseigner aux élèves ; vouloir à tout prix maintenir de façon figée la référence au programme, c’est risquer de ne pas aboutir à un travail commun.
Et si c’est difficile pour nous, qu’en sera-t-il pour les élèves, qui ne rentrent pas dans nos logiques d’experts, avec lesquels il faudra gérer les risques de confusion des genres ? L’écart entre leurs représentations de la tâche et des contenus et la nôtre est parfois vertigineux. Beaucoup ne perçoivent pas la dualité sous-tendue par les thèmes de travail. Alexandre et Mickaël ne s’intéressent à l’armement des chevaliers que par goût de la castagne et ont bien du mal à se saisir de l’épée mythique Excalibur. Elodie et Rachida, lancées à corps perdu derrière les bêtes mythiques de la forêt de Brocéliande, rechignent à retrouver la réalité terre-à-terre des bœufs de labour et des chevaux de trait.
Pourtant, c’est sans doute la clarté que nous mettons à monter la garde autour de nos spécificités disciplinaires, lors de la préparation de l’IDD, qui nous permettra d’aider les élèves à passer d’un mode de pensée à un autre.

Karine Ansart, Dominique Natanson