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S’étonner pour apprendre

L’intérêt pour la revue – ou la curiosité pour le thème ? – avait déplacé 400 participants et mobilisé 13 intervenants et non des moindres : Pierre Caspar, Guy Jobert, Jean-Paul Bronckart, Jean-Pierre Boutinet, Daniel Marcelli pour n’en citer que quelques-uns.
Pourquoi nous étonnons-nous ? En quoi l’étonnement provoque ou génère-t-il l’apprentissage ? Peut-on encourager et accompagner l’étonnement ? Peut-on former à l’étonnement ? Est-ce souhaitable ?…

La lecture des dix-neuf contributions du dossier (qui existe en version numérique  : www.education-permanente.fr/public/articles/articles.php?id_revue= 1730) fournit des ressources diversifiées, éclairantes et passionnantes sur une notion « faiblement conceptualisée » et « restée longtemps à l’écart des préoccupations de la formation des adultes » comme le rappelle l’éditorial.

Quelques échos de la journée pourront donner un aperçu de l’intérêt du thème abordé et de la pertinence de certains apports.

Dans une conférence introductive Pierre Caspar situe l’étonnement par rapport à ce qu’il nomme ses « cousins ». Il en repère quatre : les histoires de vie où « quelque chose se passe », qui surgit ; les formations informelles, caractérisées par l’absence d’une volonté explicite de transmission de savoir ; la sérendipité définie comme « faculté de découvrir par hasard et sagacité ce qu’on ne cherchait pas » ; les neurosciences, dans ce qu’elles permettent de découvrir du côté de la plasticité du cerveau, de ce qui est lié à la mémoire, aux inhibitions et au traitement de l’erreur. En conclusion de son intervention il invite à la vigilance par rapport à tout ce qui pourrait ressembler à une instrumentalisation de l’étonnement.

Pour Guy Jobert « l’étonnement nait de l’expérience vécue d’un écart d’une différence entre l’attendu, le déjà là et le réel, réel qui résiste ». « C’est l’expérience tout d’un coup que se dérobent les savoirs tenus pour vrais sur la marche du monde ; sur la consistance et le fonctionnement des objets et des autruis » Et il insiste fortement sur le fait qu’« Il n’y a pas d’étonnement s’il n’y a pas de déjà là, s’il n’y a pas des savoirs bien présents qui sont censés permettre d’anticiper ce vers quoi on va, les objets sur lesquels on intervient, les objets du monde d’une manière générale . « Pas de savoir pas d’étonnement. L’étonnement n’est pas le fait de l’ignorant. Celui qui ne s’étonne de rien est en fait non pas celui qui sait tout mais celui qui ne sait rien et, donc, il ne fait jamais l’expérience de l’écart, de la béance, du manque ». « Ce déjà c’est ce qui, d’un point de vue neuronal, va frayer des chemins, des circuits plus ou moins stabilisés qui sont immédiatement disponibles pour connaître le monde et pour agir à partir des expériences passées ».
Jobert insiste beaucoup sur cette image des « frayages » : « C’est parce que ces frayages sont déjà réalisés qu’il y a une telle fulgurance à réagir pour transformer et agir. Nous avons tous en mémoire nos expériences passées qu’on va mobiliser ».

La perte de repères liée à l’étonnement déclenche ce sentiment d’effondrement du familier, du connu, et c’est une expérience douloureuse. Selon Guy Jobert « les neurobiologistes sont déjà capables de rendre compte de ce qui se passe dans le cerveau à propos de l’étonnement. Dans la mesure où des configurations sont déjà frayées et disponibles dans la vie ordinaire pour connaître le monde et agir sur lui, l’étonnement apparaît comme un perturbateur de ces fonctionnements. L’étonnement va obliger le cerveau à frayer de nouvelles configurations pour faire face à ce qui n’est pas déjà attendu. L’étonnement empêche le cerveau de fonctionner à l’identique. L’étonnement est une rupture dans cette possibilité de prédire le futur ». Et il conclut « l’étonnement instaure l’inconnu et son inquiétude. Le gout d’apprendre, le gout de comprendre pourraient correspondre à la volonté de combler cette béance ouverte par l’étonnement pour faire cesser ce sentiment de malaise, pour rétablir du confort et se retrouver dans du familier, du connu. »

Une première table ronde succède à ces deux conférences. Introduite par André Robert elle donne la parole à Jean-Paul Bronckart et Daniel Marcelli.
Bronckart appelle à la vigilance face à notre « incurable besoin de certitude immédiate ». Il plaide pour une science humble, consciente de ses limites et rappelle non sans humour que si « le dogmatisme on le voit bien chez les autres, chez soi-même c’est plus difficile ! »

Il souligne enfin que « Pour être étonné il faut avoir un certain savoir, c’est évident, mais au fond il faut aussi savoir que le savoir est extrêmement limité. Pas seulement notre propre savoir mais aussi le savoir collectif. Savoir que c’est limité et en même temps en avoir ». « Pour que l’étonnement soit efficace et positif, qu’il nous mette en mouvement, il faut quand même mieux d’abord être assis », ajoute-t-il en provoquant les rires de l’auditoire. « Si on n’est pas solidement assis l’étonnement va nous foutre par terre et si on n’a pas une petite assise on ne peut pas donner de sens à ce qui nous arrive parce que l’étonnement n’est efficace que si derrière le hasard perturbateur on a réussi à lui redonner une signification en instaurant un autre niveau de connaissances »

L’intervention de Daniel Marcelli a été l’un des moments forts de la journée. Commençant son intervention par le rappel que Zeus avait deux femmes, Themis, divinité de la régularité, de la prévision, de la règle, de la stabilité, et Métis, la divinité de l’imprévisibilité, de la surprise, de l’exception, de la nouveauté, le pédopsychiatre enchaîne sur les résultats de ses recherches sur les interactions mère/bébé. Il souligne que – selon lui « pour toute mère son enfant est un Zeus, un dieu, et tout enfant a besoin de deux mères : une mère prévisible et une mère imprévisible et il faut que cet accordage de ces deux mères arrive à un niveau très subtil où l’une n’empiète pas sur l’autre » ?
Et il ajoute : « Travaillant avec des enfants autistes j’entendais des discussions où l’on soulignait combien il était important que l’environnement soit prévisible et stable pour faciliter l’anticipation de ces enfants Et en même temps je voyais des enfants autistes qui étaient malades d’immuabilité, malades de stabilité, malades d’incapacité à la moindre surprise. L’excès de stabilité produit aussi de la pathologie. C’est ce qui m’a conduit à m’intéresser à la surprise dans les interactions entre mère et bébé où se joue quelque chose de l’ordre de la surprise. […]. Sans cet écart fondamental [crée par la surprise] il ne peut y avoir de pensée : on est dans la répétition du même […] Il y a toujours une tension entre la répétition nécessaire pour mémoriser et ce qui est nécessaire pour maintenir l’attention : le surgissement de la nouveauté. La surprise c’est la structure antisismique de la personnalité et de la cognition. C’est la structure qui permet l’ébranlement et évite l’écroulement et favorise la relance. Ce qui est fondamental c’est l’investissement de plaisir de l’écart. S’il n’est pas investi de plaisir il devient persécuteur et s’il devient persécuteur il est source de dogmatisme pour chasser l’inconfort lié au surgissement de cet écart […]
Et il conclut  L’essentiel dans la connaissance c’est l’amour des règles et la passion des exceptions. »

Invité à répondre à la question « Qui est donc cet adulte qui s’étonne ? » Jean-Pierre Boutinet rapproche deux dates 1969, date de la parution du premier numéro d’Éducation permanente et 2014, date de la sortie du n° 200. Quelles figures de l’adulte correspondent à ces deux dates ?

Boutinet choisit quatre livres emblématiques pour illustrer son propos. Pour les années 69  Liberté pour apprendre   de Carl Rogers et L’entrée dans la vie de Georges Lapassade. « En 1969 on est en présence d’un adulte en perspective soucieux d’une quête d’émancipation conférant à l’avenir des lendemains optimistes, qui n’a pas peur d’anticiper. Un adulte qui donne l’impression de peu s’étonner, tout pris par son ambition de devenir, d’arriver et aussi de participer à une grande aventure ; l’aventure progressiste qui lui fait croire que demain sera meilleur qu’aujourd’hui »

L’intervenant ajoute « En 2014 nous sommes face à un adulte dont l’image est presque inversée par rapport à celle de 1969. Je l’appellerai l’adulte à problèmes : il y a toujours quelque chose qui manque : c’est l’emploi, c’est la formation ; c’est un espace familial satisfaisant, c’est la santé… Cet adulte de 2014 ne sort jamais seul dans la rue : il se fait accompagner. L’accompagnement est coextensif à son existence. L’autonomie rêvée en 1969 n’est pas à l’arrivée en 2014. » Les deux ouvrages (parus en 1995) qui lui semblent donner le ton de cette période sont Individus en friches  de Patrick Boulte et L’individu incertain  d’Alain Ehrenberg.

Et il termine « Nous cherchons à quitter l’adulte à problèmes et essayons de redonner à l’adulte sa consistance. Nous découvrons l’intérêt d’une manifestation de soi sur le mode pluriel et non pas sur le mode unitaire (appartenance à des réseaux, bilan de compétences, VAE) La thématique de ce numéro me semble une tentative pour élaborer ce modèle de l’adulte pluriel. » L’étonnement favoriserait « une rupture dans la répétition », dans le « cela va de soi » pour « créer du vide dans le trop plein et à partir de ce vide essayer de penser autre chose pour sortir de son inconfort existentiel ».

Une deuxième table ronde donne la parole à une autre série de chercheurs. Nadine Faingold s’appuie sur les travaux de Pierre Vermersch sur la mémoire passive « Nous avons en nous des trésors qui sont là sans que nous le sachions et qui peuvent ré-émerger. La plupart du temps ils ré-émergent à l’occasion d’un déclencheur sensoriel que nous rencontrons par hasard (exemple de la petite madeleine de Proust). » Une des visées de l’entretien d’explicitation est « de provoquer le re-souvenir » « la réémergence de ce qui s’est passé ».

Évoquant l’ouvrage de Daniel Arasse On n’y voit rien , Patrick Mayen souligne que « pour y voir quelque chose il y a toute une démarche, il y a toujours quelque chose à y voir qu’on n’a pas l’habitude de voir ; il me semble qu’on ne voit pas grand-chose à grand-chose dans beaucoup de circonstances de la vie et du travail, il y a énormément d’éléments sur lesquels on reste totalement aveugles ou qui sont tellement présents qu’on ne les voit plus ».

En conclusion Philippe Astier reprend quelques questions dont la formation des adultes aurait intérêt à se préoccuper. On retiendra la nécessité d’articuler – à l’image de Thémis et Métis – stabilité et surprise, régularité et nouveauté – voire étrangeté. On gardera aussi à l’esprit la question posée par Pierre Caspar, reprise par Patrick Mayen et reformulée par Philippe Astier : faut-il conserver l’étonnement comme événement sauvage et fragile ? Un tel processus a-t-il intérêt à être l’objet d’une domestication didactique ?

De multiples pistes de réflexion et de travail ont été ouvertes par cette journée que la lecture du dossier n° 200 de la revue (sous la direction de Joris Thievenaz, un jeune universitaire dont il faut saluer le travail) peut encore enrichir.

Un regret (ou un étonnement ?) : sur les 13 intervenants de la journée on comptait une seule femme ; sur les vingt auteurs du dossier on en compte seulement deux !

Nicole Priou