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Le curriculum et les compétences

Québec. Entretien avec Claude Lessard, président du Conseil supérieur de l’éducation du Québec, qui vient de diriger un rapport sur l’état et les besoins de l’éducation au Québec, rapport destiné à aider les acteurs de l’éducation et de la société civile à converger sur une vision commune des priorités.
Quelle importance ont dans votre pays de tels rapports et quelle est leur fonction ?

Conformément à la Loi, ils sont rédigés tous les deux ans et remis aux députés. Ils doivent contribuer à cerner les enjeux et à aider les acteurs de l’éducation et de la société civile à faire entendre leur voix et à converger sur une vision commune des priorités afin de participer à la mise à l’agenda politique de questions éducatives importantes.

Le « curriculum » est au centre du rapport. Que proposez-vous pour vaincre les obstacles que vous avez pointés dans sa mise en œuvre effective ?

En Amérique du Nord, la notion de curriculum, entendu comme projet d’instruction et d’éducation global, comprenant les finalités, l’architecture d’ensemble des matières et des contenus, l’évaluation des apprentissages et des orientations pédagogiques suggérées, est relativement acceptée. Mais si les enseignants acceptent l’autorité de l’état en matière de détermination des contenus, ils refusent toute intervention sur le terrain de leur autonomie pédagogique traditionnelle.
D’ailleurs, on peut dire que 15 ans plus tard, deux questions demeurent objets de préoccupation : le lien entre compétences et connaissances ou comment remonter des compétences valorisées (profil de sortie) aux savoirs des grands champs disciplinaires (profil de formation) et le lien entre compétences et pédagogie ou quelles situations pédagogiques contribuent au développement de quelles compétences. Ces deux questions avaient déjà été identifiées par le conseil à la fin des années 90, donc avant la mise en œuvre de la réforme. Le conseil avait suggéré alors que l’on prenne le temps de bien valider, dans le cadre d’expériences pilotes sérieuses auprès des enseignants les nouveaux programmes. Mais des impératifs politiques en ont décidé autrement.
Cette réforme du curriculum a accaparé beaucoup d’énergies et différents acteurs (enseignants, directions, conseillers pédagogiques, parents), elle a été et est toujours objet de vives controverses qui bien qu’apaisées, couvent toujours, et le conseil s’estimait bien placé pour tenter de produire une analyse distancée de cette mise en oeuvre. De plus, il constatait que des impasses bloquaient toute évolution et il lui a semblé important de nommer ces impasses et d’en appeler à l’autorité ministérielle pour mettre en branle des processus susceptibles de faire évoluer la situation. Il a réfléchi aux conditions qui rendent difficile toute grande réforme systémique en éducation, ce qui l’a amené à proposer pour l’avenir une approche plus gradualiste, construite avec les acteurs enseignants et parents.

En France, dans les milieux pédagogiques, on a tendance peut-être à mythifier le Québec qui aurait réussi sa « réforme tranquille » de son système éducatif, avec de bons résultats. Alors qu’à lire le rapport, on se retrouve bien souvent en terrain (hélas ?) familier : résistances aux changements, tentation du retour en arrière, doute sur le slogan de la réussite de tous, conception étroite de l’égalité qui conduit à rejeter les pédagogies différenciées par certains, attachement à la centralisation étatique de la part des syndicats… Qu’en est-il ?

Le Québec a sans doute réussi sa réforme des années 60, celle qui a modernisé et démocratisé son système d’éducation public, comme l’a montré Denis Meuret. Mais, notre réforme curriculaire, s’est heurté à un contexte autrement plus difficile : une société pluraliste, hétérogène et fortement individualiste, divisée en matière d’orientations éducatives ; réformer ou rénover est toujours plus difficile que construire, car il faut prendre acte des contraintes existantes et faire avec ; des problématiques sociales, culturelles et éducatives à la fois anciennes (pauvreté et inégalités) et nouvelles (diversité culturelle issue de l’immigration, nouvelles technologies de communication et leur impact sur la culture des jeunes et leur rapport au savoir ; explosion des connaissances) ; la réponse des réformateurs, du moins un certain discours de légitimation a trop mis l’accent sur un virage à 180 degrés – le fameux « changement de paradigme » — qui disqualifiait implicitement les enseignants et déstabilisait les parents –. Au total, le lien entre la réforme proposée et les problématiques sociales, culturelles et éducatives n’était pas clair. Les réformes échouent souvent parce que les acteurs perçoivent mal le lien causal entre la problématique à l’origine de la réforme et les « solutions » proposées ou les injonctions faites aux acteurs de changer leurs représentations et leurs pratiques.

On entend parler d’abandon de l’évaluation par compétences, du retour aux notes chiffrées et au bulletin traditionnel. Alors même que le Québec n’obtient pas de mauvais résultats à PISA. Pouvez-vous nous éclairer ?

L’évaluation des apprentissages est une des impasses que le conseil a nommée. À ses débuts, la réforme proposait une évaluation formative, intégrée à l’apprentissage, critériée et qualitative ; pas de chiffres, pas de moyennes, pas de note finale combinant toutes les notes de toutes les épreuves, seulement une qualification de la progression de l’élève vers la maîtrise des compétences requises. Mais les grilles d’évaluation ont tardé à être produite et remise entre les mains des enseignants ; elles étaient complexes et exigeaient un important travail collectif d’appropriation ; en soi, cette question est difficile et on peut penser qu’on a sous estimé la réelle difficulté de l’évaluation des compétences ; les parents ont aussi été fortement déstabilisés, et ont exigé un retour à l’évaluation traditionnelle. Alors, nous nous retrouvons présentement avec des programmes qui enjoignent les enseignants de se soucier du développement des compétences et un bulletin traditionnel qui les mesurent quantitativement et remet les connaissances à l’avant plan. C’est un dossier politiquement chargé. Dans son rapport, le conseil a analysé les situations belge, française et suisse romande. Toute évolution de l’un ou l’autre de ces systèmes en matière d’évaluation des apprentissages nous intéresse grandement !
Les résultats du Québec au PISA montrent que l’enseignement dispensé dans les écoles permet, malgré notre politique évaluative incohérente, le développement des compétences dont se soucie le programme PISA.

Propos recueillis par Jean-Michel Zakhartchouk