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Radiographie du peuple lycéen

On se souvient du fameux questionnaire adressé à tous les lycéens de France lors de la consultation nationale lancée par Claude Allègre (janvier 1998) et qui devait aboutir à une réforme des lycées… dont il ne reste que peu de choses aujourd’hui, hélas ! Roger Establet, comme nombre de sociologues, était sceptique : comment des questions ouvertes, et alors même qu’on ne demandait même pas aux élèves leur origine sociale (profession des parents), auraient-elles pu être dépouillées de manière sérieuse et donner lieu à une « radiographie », au contraire d’une enquête rigoureuse, faite selon les règles de l’art, à travers un échantillon représentatif ?

Mais en regardant de près avec son équipe une dizaine de milliers de réponses, prises dans trois académies, sur près de trois millions de lycéens interrogés, R. Establet a finalement été convaincu de l’intérêt de cette prise de parole, partant de l’idée que « les règles de la consultation démocratique ne sont pas celles de la méthodologie » et que le processus même de cette enquête était intéressant et irremplaçable.

Ce livre qui parait avec quelques années de distance nous en apprend beaucoup sur ce que pensent les lycéens, lesquels ont répondu avec sérieux et en évitant les réponses convenues pour l’essentiel, même si beaucoup de détracteurs ont du mal à l’admettre. Les synthèses de fin de chapitres rendent ce livre clair et agréable à lire, le qualitatif l’emportant largement sur les quelques éléments quantitatifs qui sont très réduits (et peut-être un peu insuffisants).

Les lycéens ont en fait surtout évoqué leur expérience de lycéens, leurs espoirs, leurs souhaits, leur vision de l’avenir plus qu’ils n’ont parlé des « savoirs » qui étaient pourtant l’objet numéro 1 de la consultation.

On notera quelques points saillants :
– Il existe beaucoup de points communs à tous les lycéens, même professionnels. Peu de différences d’une région à l’autre, mais bien sûr des sensibilités différentes en fonction des filières, même si l’avenir professionnel préoccupe chacun. De même, les différences entre garçons et filles ont tendance à se réduire. Il faut dire que dans l’échantillon étudié, il n’y avait pas les élèves des lycées les plus prestigieux, mais un mélange très hétérogène d’établissements.
– Un aspect qui ne manque pas d’inquiéter : les sciences (sauf peut-être les SVT) ne sont jamais citées dans les savoirs ayant une valeur de formation éthique ou personnelle. « Instruments stratégiques, sans pour autant être porteuses de sens. » Voilà qui devrait faire réfléchir !
– Les lycéens professionnels, tout en souhaitant un renforcement des liens avec le monde du travail, ne rejettent pas pour autant la culture générale (un clivage existe entre CAP, BEP et bac pro – les élèves qui vont jusque-là se rapprochent des autres lycéens).
– À mesure que les lycéens avancent vers la terminale, les rapports aux disciplines changent. Encore proches du collège, ils les envisagent comme des coquilles vides et en parlent de manière très stéréotypée. Les lycéens des sections ES trouvent un équilibre assez intéressant entre les savoirs qui leur sont proposés, la filière ES étant « le lieu géométrique de l’humanisme moderne, où les intérêts personnel et professionnel se rejoignent ».
– Les enseignants sont appréciés lorsqu’ils sont des éveilleurs, lorsqu’ils « aident à grandir » (on note là aussi une nette évolution par rapport au collège et au début de 2de où existe davantage la scission entre le monde des profs et celui des élèves. Mais la relation pédagogique doit se fonder sur le dialogue et le respect mutuel (l’autorité que donne au maître le savoir n’est pas contestée, elle).
– Dans les propositions qui sont faites, on note cet appétit de débats, d’ouverture sur le monde, qui coexiste avec le pragmatisme et l’utilitarisme. Cela s’était d’ailleurs traduit par l’instauration d’heures de vie de classe et de l’ECJS, qui sont loin cependant d’être au cœur du lycée d’aujourd’hui.

À travers cette radiographie donc, une vision nuancée du « peuple lycéen », à la fois pragmatique et à la recherche de sens, conjuguant individualisme et éthique civique, peu révolutionnaire, mais moins désabusé qu’on ne le dit. On pourra trouver rapides quelques conclusions de l’auteur (sur les différences collège-lycée par exemple, on reste un peu sur sa faim). On pourra aussi toujours dire que ces réponses (anonymes, rappelons-le) ont été rédigées soit pour faire plaisir aux profs, soit pour donner une « bonne image » conformiste ; on notera cependant l’absence d’agressivité, la longueur de nombreuses réponses, la variété des formulations, qui donnent de la crédibilité et l’intérêt noté par beaucoup d’entre eux pour cette consultation. Comment ne pas souscrire aux propos de Philippe Meirieu au début de l’ouvrage : « Ces résultats ne portent pas en eux-mêmes de solutions. Mais il n’y aura jamais de solution durable pour notre école si l’on n’écoute pas attentivement ce qu’ils nous disent. »

Jean-Michel Zakhartchouk