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Quels usages de ressources vidéos pour la formation ?

Luc Ria, Patrick Rayou, Frédéric Saujat, vous êtes tous les trois à l’image sur la page d’accueil du site neopass@ction lancé par l’INRP pour cette rentrée : est-ce que d’un contexte délétère – la liquidation de la formation professionnelle des enseignants – peuvent naitre une bonne idée et un bon site ?

Le contexte actuel est effectivement très problématique, notamment pour les enseignants débutants. Tout le monde s’accorde à reconnaitre au plan international la difficulté croissante du travail enseignant. Les changements profonds du rapport à l’autorité, du rapport à l’école expliquent en grande partie la difficulté à enseigner à des adolescents peu enclins au travail scolaire. Les enseignants débutants en France risquent d’être encore plus en difficulté puisque leur année de stage professionnel a été supprimée. Enseigner nécessite bien davantage que de l’expertise scientifique, même si celle-ci est indispensable. Leurs premières heures de classe peuvent devenir de véritables épreuves, sans solutions concrètes, non pas uniquement dans les établissements des quartiers défavorisés, mais plus généralement dans toutes les classes hétérogènes de France.
Notre projet consiste à dédier aux enseignants débutants des ressources de formation, d’accompagnement, construites à partir de travaux de recherche en éducation pour éviter qu’ils arpentent seuls la sphère professionnelle pour laquelle les chercheurs ou les formateurs ont pu identifier les principaux obstacles et les gestes professionnels pour s’en sortir. Profitant des nouvelles technologies aujourd’hui disponibles par Internet, cette plateforme intitulée neopass@ction« NéoPass@ction », a été développée à l’Institut national de recherche pédagogique (INRP) pour mettre à la disposition des enseignants débutants et de leurs formateurs à l’échelle nationale, un ensemble de ressources vidéo et d’analyses en ligne, produites à partir des recherches provenant d’un collectif de chercheurs spécialistes du travail de plusieurs laboratoires français.
Concrètement, l’accès en parcours libre pour une formation individuelle ou en parcours organisé à un niveau académique permet de visionner une centaine d’extraits vidéos pour le premier thème proposé (l’accueil et la mise au travail des élèves) pour identifier les caractéristiques de chacune des activités des débutants et leurs effets sur les élèves, comprendre la dynamique de transformation de leur activité, apprendre de l’expérience d’autres débutants et de celle d’enseignants plus chevronnés qui décrivent les gestes professionnels employés pour dépasser ces situations critiques. De nombreux autres extraits vidéos présentent sans compassion ni misérabilisme les analyses des chercheurs au sujet du travail ordinaire des débutants, mais en prenant très au sérieux leurs difficultés réelles d’exercice professionnel au quotidien.

Un site – quelle que soit la qualité des ressources mises en ligne – peut-il participer à une véritable « formation » des enseignants ? Ne manque-t-il pas l’élément essentiel que représentent les échanges, les interactions, le travail d’élaboration et de problématisation qui s’opère dans le groupe de pairs et grâce au groupe de pairs ? Que deviennent les modalités de formation que vous avez chacun à votre manière cherché à promouvoir : co-observations, autoconfrontations croisées, entretiens d’explicitation, etc. ?

Participer à une formation, oui, très certainement, s’y substituer, en aucune manière. Le risque en effet, aggravé par la légitimité que lui confère le cadre institutionnel de cette plateforme, est de laisser penser que nous montrons de bonnes ou de mauvaises pratiques et qu’il suffirait d’éviter les unes et de copier les autres pour se former. Si nous offrons ces vidéos et les débats qu’elles nourrissent, c’est parce que nous avons puisé nous-mêmes à des situations réelles dont nous proposons des aspects typiques de manière à aider ceux qui les découvrent à réduire une partie de la complexité des situations d’enseignement et à s’y préparer. Mais ce n’est là qu’un chainon intermédiaire, car il est absolument nécessaire que les utilisateurs les contextualisent, les mettent à l’épreuve, seuls et, selon nous de manière plus féconde, à plusieurs, entre pairs, entre pairs et confirmés, avec des chercheurs…
C’est pourquoi nous avons proposé ce triple regard, qui ne donne jamais l’interprétation unique de la situation, mais qui, parce qu’il se veut réflexif, ouvre des angles d’attaque en prise avec les diverses préoccupations des jeunes praticiens. Un des risques de ce genre de matériau est l’identification immédiate qu’il facilite chez de jeunes praticiens découvrant, dans la réassurance ou dans l’inquiétude, des images qui mettent en scène des aspects saillants du métier. Nous espérons que le fait de montrer le même débutant à divers moments de l’année scolaire, le croisement de regards sur son activité et, surtout, la mise en débat dans les collectifs qui utiliseront la plateforme créeront l’effet de distanciation nécessaire à toute formation qui se veut autre chose que le mime de gestes empruntés à d’autres et vidés de leur sens.
Si ces images proviennent très largement de situations réelles d’entrée dans le métier, elles constituent, aussi, pour les jeunes en formation, de possibles raccourcis d’expériences. La raréfaction regrettable des stages rend aujourd’hui encore plus souhaitable la projection de soi dans des situations qu’on ne connaitra que dans l’urgence de l’immersion non préparée. Espérons que les débutants qui ont accepté d’être filmés aideront leurs successeurs à traverser avec plus de sérénité les premières épreuves du métier.

Vos références théoriques sont clairement affichées : ergonomie, psychologie du travail. Vous pariez sur la complexité face aux réponses simplistes que d’autres proposent : pensez-vous que vous serez suivis ? Entendus ? Un site peut-il réussir à promouvoir une conception du métier, de la formation là où d’autres – les IUFM notamment – n’y sont pas souvent parvenus ?

En effet les références théoriques que nous partageons nous conduisent à mettre en avant la complexité du travail réel des débutants, qui doivent organiser l’apprentissage de leurs élèves tout en organisant leur propre apprentissage du métier. De multiples conflits de critères résultent de cette double orientation de leur activité, qu’ils s’efforcent de résoudre en arbitrant entre « ce qu’on leur demande » et « ce que ça leur demande ». Dès lors que l’on appréhende leur activité à travers les compromis issus de ces arbitrages, et non en termes d’écarts aux prescriptions et aux bonnes pratiques, les ressources propres à les aider à modifier les équilibres fragiles sur lesquels reposent ces compromis, tournent nécessairement le dos aux réponses simplistes. On pourrait même soutenir que c’est parce que les réponses proposées ne mutilent pas la complexité de l’activité des enseignants débutants que ces derniers comme leurs formateurs peuvent les reconnaitre et s’y reconnaitre.
C’est précisément la validité de ce point de vue qui était en passe d’être avérée au sein des IUFM, au sein desquels se multipliaient les expériences autour de scénarios de formation ascendants, fondés sur des dispositifs de co-analyse de l’activité des débutants afin d’accroitre leur pouvoir d’agir. Il s’agit donc pour nous d’une conception du métier et de la formation qui a de l’avenir, parce qu’elle est à la hauteur des difficultés et des enjeux que les transformations contemporaines du travail enseignant véhiculent avec elles. Ce site n’est qu’un instrument au service d’une telle conception. L’efficacité de cet instrument sera finalement attestée par l’appropriation dont il fera l’objet de la part des différents acteurs concernés.

Disposez-vous de soutiens institutionnels ?

Cette plateforme de formation constitue une des ressources du programme national de formation inauguré par le ministre de l’Éducation nationale Luc Chatel à la rentrée scolaire 2010/11. Elle va être diffusée dans tous les établissements scolaires de l’hexagone ainsi qu’au niveau des rectorats devant impulser de nouvelles modalités de formation des enseignants débutants. Elle a pour ambition de se développer au cours des prochains mois pour proposer aux débutants de nouveaux thèmes professionnels dans le premier degré et second degré et de nouvelles analyses. Une dizaine de laboratoires français et étrangers, spécialistes du travail enseignant, piloteront ce projet ambitieux et innovant de l’INRP consistant à produire des ressources en ligne pour la formation des enseignants, pour garantir la rigueur scientifique nécessaire au dépassement des discours idéologiques sur l’enseignement.

Luc Ria
professeur des universités en sciences de l’éducation, INRP et laboratoire Paedi, Clermont universités.

Patrick Rayou
professeur des universités en sciences de l’éducation, laboratoire Circef-Escol de l’université Paris 8

Frédéric Saujat
maitre de conférences HDR en sciences de l’éducation, laboratoire UMR-INRP-Adef, université de Provence.

Propos recueillis par Nicole Priou