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Quelle école aimons-nous ?

Luc Ferry nous propose un grand débat sur l’école. Nous aurions mauvaise grâce à le refuser dès lors que, parmi dix réformes prioritaires, sont annoncés les grands chantiers que sont la lutte contre l’illettrisme, contre la violence, et pour une meilleure formation des maîtres.

Malheureusement, il suffit de parcourir le préambule de la Lettre qu’il envoie aux enseignants pour commencer à avoir des inquiétudes. Si l’école est en crise, laisse en effet entendre Luc Ferry, c’est parce que l’esprit de Mai 68 a trouvé son couronnement dans la loi d’orientation de 1989 [[Laquelle avait pourtant créé le Conseil national des programmes ! ]]. Ainsi, en plaçant l’élève au centre du système, on aurait entraîné l’école dans l’abandon de l’effort, dans la spontanéité d’une expression libérée de toute norme, dans un jeunisme délétère. Et Xavier Darcos de surenchérir sans nuances : « Une certaine démagogie a voulu faire de l’école un lieu de vie, un espace ludique qui bannirait tout effort de l’élève en même temps que disparaîtraient toutes les formes d’acquisition d’un savoir solide, grammaire, dictées, calcul mental. » Voilà qui est expédié ! Nous avons le diagnostic et le remède… Et voilà pourquoi votre enfant ne sait pas lire et pourquoi, de surcroît, il insulte ses maîtres. Revenons aux bons exercices d’autrefois et l’école sera bien gardée…

Passe que des pamphlétaires s’amusent à jongler avec ces slogans simplificateurs. Mais de telles affirmations sous la plume des ministres consterneront plus d’un enseignant. Car, à vrai dire, que signifie « mettre l’élève au centre » sinon que c’est l’élève qui doit apprendre, même si c’est le maître qui enseigne ? S’il est capital de donner aux élèves la possibilité de faire état de leurs connaissances et de leurs représentations, c’est pour leur permettre de les faire évoluer et d’en acquérir de nouvelles. Qui a sérieusement prétendu que le savoir de l’élève devait se substituer à celui du professeur ?

Les « idées simples » qui accréditent l’idée selon laquelle « l’école nouvelle » opposerait l’esprit critique à l’autorité ne peuvent mener qu’à l’impasse. Ce simplisme conforte en effet ceux qui, croyant devoir choisir entre les deux, attribuent aux uns le savoir, aux autres l’ignorance, et qui entérinent ainsi les situations d’échec scolaire.

Enfin, les accusations de capitulation devant l’effort et devant les impératifs de l’apprentissage ne peuvent qu’être ressenties comme injurieuses par tous les enseignants pour qui la prise en compte de tous les élèves tels qu’ils sont est une nécessité si l’on veut que ces derniers apprennent vraiment.

La loi d’orientation en question

Le quotidien des collèges et des lycées est un démenti à ces étranges affirmations selon lesquelles la pédagogie « nouvelle » aurait trahi les valeurs républicaines et ne penserait qu’à détruire l’enseignement en ruinant « les lettres » et « les mathématiques ». Les établissements expérimentaux, que certains considèrent comme les pires exemples du laxisme post-soixante-huitard, sont souvent au contraire des lieux de forte exigence intellectuelle malgré le fait qu’ils accueillent des jeunes en rupture scolaire. Dans nombre d’établissements sensibles, des équipes réussissent à mettre en place des dynamiques d’apprentissage souvent exemplaires. On aurait aimé que le ministre le rappelle ! Comme on aurait aimé qu’il évoque en termes plus positifs toute la richesse du travail effectué à travers des dispositifs nouveaux comme les « travaux personnels encadrés » en lycée ou les « itinéraires de découverte » en collège. Mais le ministre laisse penser qu’au lieu d’innover il suffirait de décréter les vertus de l’autorité et du travail afin de résoudre une crise qu’il croit pouvoir régler en lui trouvant un bouc émissaire !

Enfin, la partie la plus importante de la loi d’orientation de 1989 concernait la définition des missions de l’école ; elle invitait chaque enseignant à s’insérer dans un établissement et dans une équipe de telle sorte que le travail dans sa « matière » prenne sens par rapport à la complexité du savoir aussi bien que par rapport à la prise en compte de l’élève dans la réalité de ses appartenances, des voies de son accession à l’autonomie et de son devenir. Il est clair que le recentrage « sur le savoir » tend à ramener les enseignants à l’intérieur des limites étroites des contenus disciplinaires, ravalant le travail d’équipe, les tentatives de décloisonnement et la pédagogie au rang d’épiphénomènes aussi peu importants que les élèves eux-mêmes.

Le doute au centre du système

Messieurs Ferry et Darcos craignent que l’école doute de ses capacités à relever le défi de l’école en ce début du xxie siècle. En réalité ce sont leurs propres doutes qu’ils mettent au centre du système, et la contre-réforme qu’ils imaginent est un considérable retour en arrière. Les ministres semblent se faire les porte-parole d’un clan crispé sur la représentation passéiste du maître légitimé par son seul savoir. Mais les élèves se chargeront de rappeler, comme l’avait fait Antoine Prost dans son Éloge des pédagogues [[Seuil, 1985.]]), ce que comporte de naïf et d’irréaliste l’expression usuelle « transmettre un savoir » si l’on ne prend pas en compte les conditions de cette transmission. Quand on se contente de faire savoir ce que l’on sait, l’élève apprend seulement qu’il est ignorant. Il y a d’autres perspectives plus motivantes et des méthodes plus efficaces. C’est justement parce que, malgré la loi de 1989, ces perspectives n’ont pas encore été adoptées pleinement que l’école n’a pas réussi aussi bien qu’elle aurait dû.

En tentant d’évacuer la loi d’orientation de 1989, Messieurs Ferry et Darcos coupent court au débat. Est-ce vraiment ce qu’ils souhaitent ?

Le bureau du CRAP, le 12 mai 2003.