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Quand ils parlent de vengeance

Depuis la rentrée je demande chaque soir aux élèves de tenir une sorte de journal de bord : ce qu’ils ont appris pendant la journée d’école. Il est aussi possible de parler d’autres choses importantes de leur vie s’ils le souhaitent. Ils savent que des extraits de ce journal seront parfois lus aux autres, avec leur accord bien sûr. En ce début d’année, ils énumèrent les disciplines sans expliciter leurs apprentissages : on a fait des maths, du français, du kayak… quelques-uns racontent leurs jeux ou goûters.

Jeudi 13 septembre, ils écrivent ce qu’ils ont vu, entendu. Je leur demande d’écrire ce qu’ils en pensent. Le lendemain ils continuent d’écrire et nous prenons le temps de lire : je pense que ça craint, je pense qu’il y a plusieurs morts, je pense qu’il y avait des méchants qu’ont mis une balle dans la tête du pilote et ont pris le contrôle du Boeing et ont foncé dans la grande tour de 109 étages, je pense que c’est pas bien de faire des attentats, je pense qu’il faut pas faire ça… Ces réflexions sur les attentats sont entrecoupées du récit de leurs activités scolaires : on a fait des additions, de la grammaire…

La semaine suivante ils veulent lire et éventuellement recopier des extraits d’un journal pour enfant qui est en plusieurs exemplaires dans la BCD où l’on travaille. Ils continuent d’écrire ce qu’ils pensent : les infos ont dit que le coupable était Oussama Ben Laden (ils mentionnent toujours son prénom), les tours jumelles font 110 étages (la hauteur des tours les préoccupe beaucoup, ils en discutent souvent entre eux), je pense que les États- Unis vont faire la guerre, celui qui conduisait l’avion voulait tuer ceux qui étaient dans l’avion et se tuer lui-même, je pense que c’est les États-Unis qui sont derrière tout ça, ceux qui se sont suicidés sont contents pour leur pays. Mardi, les propos évoluent encore : moi je dis que c’est les Américains qui ont commencé, c’est bien fait pour les États-Unis parce que eux aussi ils ont fait exploser l’Irak et ils ont fait exploser les hôpitaux d’Afghanistan. D’autres s’interrogent toujours : pourquoi les avions ont foncé ou expriment des points de vue différents : ça craint que les Américains meurent, en plus ils ont rien fait, j’aime pas les Palestiniens, ils tuent les Américains dans les tours qui font 110 étages et les Américains peuvent pas se dépêcher, les ascenseurs sont lents…

Cette idée de vengeance présentée par certains comme légitime me choque, je voudrais qu’ils s’interrogent sur ce qui leur apparaît comme si évident, j’organise un débat pour qu’ils puissent confronter leurs points de vue et les faire évoluer. En fait l’affirmation de la légitimité des actions terroristes devient quasi unanime, ceux qui ne l’avaient pas écrit le pensent et le disent. Je suis atterrée. Je me dis que c’est peut-être parce que certains n’avaient jamais participé à un débat, parce que celui-ci a été mal organisé, mal conduit, parce que la question était mal posée… Le surlendemain nous allons dans une autre salle où l’on est mieux installé pour débattre. Je commence par exposer clairement les règles et le sens du débat. J’ai apporté une sourate du Coran pour lancer la discussion, chacun en a le texte imprimé. Durant cette heure, je n’arrive pas à contenir le chahut : ils s’apostrophent, s’invectivent, se menacent, s’insultent pour rien… quand quelques propos se font entendre ils vont dans le même sens : c’est bien fait pour les Américains, ils ont commencé, eux aussi ont tué des innocents, il faut bien se défendre… Aucun échange, aucun débat aucune confrontation d’idée n’est possible. Violence dans les propos, violence dans les comportements, insolence, arrogance, insultes…

Je suis totalement démunie, je crie, je punis… Pourtant j’ai l’habitude du débat, j’ai l’habitude de ces élèves, je les connais parfois depuis plusieurs années (certains ont été mes élèves dès deux ans à la maternelle), je connais quelques-unes de leurs familles avec lesquelles j’ai de bonnes relations, j’ai souvent travaillé avec eux et avec leurs enseignants habituels dans des projets divers, dans la cour de récréation ils viennent facilement et souvent parler avec moi, ils demandent à participer à cette étude. Bien sûr avec eux les problèmes de disciplines sont fréquents, j’en ai l’expérience et j’en ai déjà parlé mais là c’est pire que tout. Je n’arrive pas à comprendre. Certains ont de bons résultats scolaires, plusieurs sont en échec et surtout en refus d’apprendre. Je me demande vraiment quel est le sens de mon métier avec eux. Quel genre d’hommes et de femmes vont-ils devenir ? Quelles valeurs seront les leurs ? Les aurai-je aidés à se construire comme humains ?

Françoise Carraud, institutrice, animatrice ZEP à Chalon-sur-Saône.