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Protéger les œuvres, protéger leur diffusion à l’école : que préparent les lois votées en ce moment ?

Quelle est cette directive européenne de mai 2001 sur les droits d’auteurs ?
C’est un texte qui vise à protéger les droits des auteurs mais aussi ceux des interprètes, des producteurs et des éditeurs (les droits voisins) dans le cadre de la société de l’information (numérique, Internet…). « La présente directive doit promouvoir la diffusion du savoir et de la culture par la protection des œuvres et autres objets protégés, tout en prévoyant des exceptions ou limitations dans l’intérêt du public à des fins d’éducation et d’enseignement. » En quelque sorte, protéger plus pour mieux diffuser… Les limitations sont les suivantes (extraits de l’article 5) :
lorsqu’il s’agit d’actes de reproductions spécifiques effectués par des bibliothèques accessibles au public, des établissements d’enseignement ou des musées ou par des archives, qui ne recherchent aucun avantage commercial ou économique direct ou indirect ;
– lorsqu’il s’agit d’une utilisation à des fins exclusives d’illustration dans le cadre de l’enseignement et de la recherche scientifique, sous réserve d’indiquer, à moins que cela s’avère impossible, la source, y compris le nom de l’auteur, dans la mesure justifiée par le but non commercial poursuivi.

En quoi consistent les amendements proposés ?
Le projet de loi français reprend quelques exceptions prévues dans la directive européenne comme l’accès aux contenus par les personnes handicapées, et, après un travail intense de sensibilisation mené par l’interassociation Archives-bibliothèques-documentation, la possibilité pour ces structures d’effectuer des reproductions spécifiques d’œuvres numériques protégées, mais pas de les diffuser en libre accès. Mais rien pour l’enseignement et la recherche. De nombreux députés de tous bords ont questionné par écrit le ministre sur l’absence d’exception dans ce domaine. Plusieurs amendements ont ensuite été proposés. Deux, rédigés de manière quasi identique, ont été rejetés en décembre dernier. Ils reprenaient l’esprit de la directive mais en limitant l’exception aux œuvres qui n’ont pas « été spécialement créées à destination des établissements d’enseignement et de recherche ». En mars, un amendement socialiste reprenant le texte de décembre et ajoutant le paiement d’une compensation équitable à verser aux ayants droit a également été refusé. Tout comme celui de la députée vert Martine Billard, dont l’amendement reprenait le libellé de la directive, beaucoup plus ouvert.

Pourquoi les amendements ont-ils été rejetés ?
Voici quelques éléments d’argumentation du ministère (compte rendu de séance de décembre 2005, disponible sur le site de l’Assemblée nationale) :
Volonté d’« encadrer les modalités d’utilisation des œuvres dans le cadre pédagogique sans complètement spolier les auteurs et les maisons d’édition ».
« Il faut trouver un équilibre entre le coût que cela peut représenter pour les établissements scolaires et les universités, et les contraintes que le monde de l’édition, dans sa diversité et sa fragilité, est susceptible de supporter. »
« Une loi ne me paraît pas pouvoir répondre avec suffisamment de précision à ces situations extrêmement variées. »
« Une exception très large, incluant tous les modes d’exploitation en ligne sans rémunération serait incompatible avec la directive et les traités internationaux, qui interdisent toute exception de nature à porter atteinte à l’exploitation normale des œuvres ou à causer un préjudice injustifié aux intérêts légitimes des ayants droit. »
« Un principe de gratuité pour tout usage d’illustration de l’enseignement et de la recherche laisserait penser que la création n’a pas de valeur. »

À la place d’une exception, est donc préférée la voie contractuelle.

Que contiennent les accords sectoriels Éducation – ayants droit prévus pour remplacer les exceptions proposées par les amendements ?
Précisons tout d’abord qu’il a fallu attendre le dernier moment pour que les députés aient pu avoir connaissance du contenu de ces textes, dont la rédaction avait pourtant débuté en 2003. En décembre 2005, lors du rejet des premiers amendements, les députés n’en avaient toujours pas eu connaissance. En mars 2006, seule la députée Martine Billard les avait en main[[ [ Voir le compte-rendu des débats de l’Assemblée ] ]].
Pour un montant total de 2 millions d’euros par an, l’ensemble des cinq accords prévoit d’autoriser quelques usages en classe, pour les examens et concours et lors de colloques, mais ils :
Interdisent aux enseignants de créer des bases de données d’œuvres protégées. Ces bases permettraient pourtant de prolonger le cours, de faciliter le travail de recherche des élèves, et favoriseraient les échanges interdisciplinaires que les programmes réclament.
Limitent l’usage de documents audiovisuels à ceux que diffusent les chaînes hertziennes non-payantes, donc n’autorisent pas l’utilisation de supports édités du commerce (DVD, VHS) ou les enregistrements issus de chaînes payantes.
Autorisent des agents assermentés de l’Ava[[Société des arts visuels associés.]] et de la Seam[[Société des éditeurs et auteurs de musique.]] à venir inspecter le contenu des réseaux informatiques des établissements pour vérifier la conformité de leurs contenus avec les accords sur les arts visuels et la musique imprimée, ceux de la Procirep[[Société des producteurs de cinéma et de télévision.]] à vérifier la conformité des usages aux accords sur l’audiovisuel, ceux de la Sacem[[Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique]] dans le secteur de la musique enregistrée, ceux du CFC[[Centre français d’exploitation du droit de copie]] dans le cas de la reprographie. Ceci est une intrusion inadmissible.
Limitent à vingt le nombre de reproductions d’œuvres des arts visuels que les travaux pédagogiques ou de recherche peuvent incorporer s’ils sont diffusés en intranet ou en extranet. Ces reproductions devront avoir une résolution maximale de 400 x 400 pixels et 72 dpi. Cela devrait parer toute volonté de création de bases de données pour les arts visuels et les articles de presse… Il est notable que les accords n’aient pas prévu un dispositif semblable pour les œuvres musicales enregistrées ni pour les œuvres cinématographiques et audiovisuelles. Pourtant la perspective de faire des travaux pédagogiques ou de recherches incluant des fichiers multimédias (MP 3 et MPEG4 par exemple) semble proche.
Interdisent la reproduction d’œuvres ou d’extraits d’œuvres à destination des élèves autres que par la reprographie, ce qui interdit de faire travailler plus efficacement les élèves chez eux. Alors que, de plus en plus, les jeunes générations possèdent des outils de communication qui peuvent lire des fichiers multimédias, ces accords ratent ici une opportunité unique.
Limitent à 30 secondes et à moins du dixième de la durée totale d’une œuvre musicale enregistrée ou d’une vidéo musique les extraits utilisables dans les sujets d’examen, les concours, les colloques et les séminaires. À titre d’exemple, tous les extraits utilisés pour le baccalauréat option musique (option facultative ou option lourde des séries littéraires), pour les épreuves du Capes ou de l’agrégation vont bien au-delà de cette limite. Pour ces usages, les extraits d’œuvres cinématographiques ou audiovisuelles ne doivent pas excéder 6 minutes et durer moins du dixième de la durée intégrale de l’œuvre.
Excluent la formation continue, alors qu’une des missions de l’université et un des objectifs européens est de développer l’apprentissage tout au long de la vie.
Engagent le ministère de l’Éducation nationale à mettre en place, au moins une fois par an, « des actions de sensibilisation à la création à la propriété littéraire et artistique et au respect de celle-ci », en concertation avec les représentants des ayants droit. Déjà l’opposition suscitée par la distribution du guide « Adopte la net attitude » élaboré et financé en mars 2005 par le ministère de la Culture et Vivendi Universal entre autres[[ [Télécharger le guide en pdf] ]], puis celle de députés de tous bords contestant l’aspect répressif du texte voté en mars soulèvent ici la question de l’équité, de l’honnêteté intellectuelle qui devraient guider la sensibilisation des élèves à ces problèmes.
Les accords couvrent une période de deux ans à partir de janvier 2007. Ils ne constituent donc pas une sécurité juridique pour le travail des enseignants, ce que permettrait la loi.
Il ne faudra pas s’étonner si l’usage de l’audiovisuel et des nouvelles technologies ne se développe pas aussi vite qu’il faudrait. À titre de repère, signalons que seulement 34,2 % des professeurs du secondaire ont regardé un document audiovisuel en classe au moins une fois par mois.
Ces accords sectoriels s’inscrivent dans la logique de ce qui a été fait avec le Centre français de la copie. Ils limitent les usages pédagogiques. Par exemple, pour ce qui concerne les œuvres musicales visées par l’accord (partitions), à défaut d’accord particulier sur la longueur de l’extrait, celui-ci ne pourra pas « excéder 20 % de l’œuvre musicale concernée (paroles et/ou musique) par travail pédagogique ou de recherche, par classe et par an, dans la limite maximale de 3 pages consécutives d’une même œuvre musicale visée par l’accord ». On imagine mal chaque enseignant tenir cette comptabilité. Que faire enfin avec 20 % de la partition des « Copains d’abord » de Brassens, deux notes sur 10 ?
Pour ce qui concerne les œuvres visées par l’accord autres que les œuvres musicales (livres) : « à défaut d’accord particulier sur la longueur de l’extrait, il ne pourra excéder “5 pages d’un livre, sans coupure, avec reproduction en intégralité des œuvres des arts visuels qui y figurent, dans la limite maximum de 20 % de la pagination de l’ouvrage” » (…) etc. Voilà encore une autre comptabilité à tenir…
Cet accord a rapporté 8,2 millions d’euros aux éditeurs dans le secteur du secondaire en 2005[[ [Source CFC] ]]. Il en coûtera 1,146 million d’euros en 2007 et autant en 2008, et cette somme évoluera en hausse en cas d’augmentation significative des reprographies d’œuvres.

Quelles conséquences pour les enseignants ?
Chacun pourra mesurer les limitations que ces dispositifs imposeront à ses pratiques pédagogiques, sans parler de la complexité de leur mise en œuvre sur le terrain. On peut toujours répondre qu’on ne risque pas plus qu’avant à continuer dans son cours ses pratiques pédagogiques illicites. Mais pourquoi accepter que quelques-uns d’entre nous soient condamnés à des amendes pour avoir utilisé des œuvres protégées dans un cadre pédagogique ? Personne ne peut se prévaloir de la « légitimité » supposée de ses actes en n’agissant pas dans un but lucratif. Cette attitude passive nuit beaucoup à la possibilité de faire entendre la voix de ceux qui croient qu’un environnement juridique moins contraignant favoriserait durablement la transmission des clés d’accès aux œuvres et à la culture. Des bases numériques d’œuvres ou d’extraits d’œuvres (image, son, vidéo), faites par les enseignants et enrichies par le travail des élèves, faciliteraient le travail des enfants dans chaque cours, représenteraient une source privilégiée pour le travail à la maison en adéquation avec lui, et enfin constitueraient une référence pour les échanges interdisciplinaires, si nécessaires pour la compréhension du sens. L’environnement juridique tel qu’il est conçu dans le texte de loi limitera la marge de manœuvre pédagogique et empêchera ce type de projet.
Tout n’est pas encore arrêté. Il est encore possible de réagir en signant des pétitions en ligne :
http://exception.politechnicart.net/
http://droitauteur.levillage.org
On peut aussi se manifester auprès des sénateurs, se renseigner et trouver des liens ici :
http://arsmusicae.club-blog.fr/exception_enseignement/
L’enjeu est de taille.

Yves Hulot, ancien chargé d’études au ministère de la Culture.