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Professionnaliser le métier d’enseignant

Autant le dire tout de suite, j’éprouvai une grosse colère en découvrant le titre du dernier ouvrage d’Anne Jorro. Non que j’aie quelque ressentiment contre la personne qui mène depuis des années des travaux passionnants et proches des intérêts des lecteurs des Cahiers pédagogiques. Ce qui me choque, c’est l’injonction misérable que j’entends de plus en plus dans le verbe employé : professionnaliser, c’est reprocher à quelqu’un de n’être qu’un dilettante. Depuis longtemps, Raymond Bourdoncle, qui est cité, et Claude Lessard, qui ne l’est pas, ont fait justice d’une entreprise dont les quelques mérites sont contrebalancés par les graves inconvénients du dernier avatar du libéralisme ambiant : c’est le modèle des professions libérales que l’on voudrait imposer aux enseignants après avoir compris que l’on ne pouvait enfermer une profession aussi créative dans le carcan des référentiels de compétences.
J’avais tort, car le titre ne traduit pas la richesse de l’analyse du travail des enseignants qui s’appuie sur leurs gestes quotidiens, entre « bricolage » et « braconnage ». Cette étude initie l’ébauche d’un conservatoire des gestes de la profession enseignante. Et là, c’est un plaisir de (re) découvrir les fondamentaux d’un métier fait de ruse et d’artefacts comme les fameux « moutonsss » chers à Marcel Pagnol et à sa créature, Topaze. Les valeurs de référence sont énoncées et l’observation permet de constater la pertinence du recours aux gestes dans cette occasion. En revanche, les évolutions sociales rendent de plus en plus impossible la mission de l’enseignant qui ne se trouve plus aussi facilement en connivence avec des élèves toujours plus éloignés de ses origines culturelles et sociales. Son institution et ses formateurs vont chercher de nouveaux modèles à lui proposer ou à lui imposer pour dépasser la crise : c’est le recours au « praticien situé » qui est révélateur. L’identité de l’enseignant se dilue dans un balancement entre un rôle d’instructeur, d’entraîneur, de didacticien et de passeur. Guetté par l’épuisement et miné par sa mauvaise conscience, l’enseignant ne sait plus qui il est. Pour reprendre l’initiative et connaître à nouveau le « bonheur d’enseigner », il lui faut reprendre le chemin du faire, de l’autopoièse. Ce qui permet de souligner l’importance de « l’intuition de l’instant » (p. 80) et de dégonfler la baudruche du grand planificateur omniscient que les tenants de l’ingénierie essaient encore de gonfler sans voir qu’ils s’essoufflent. C’est qu’on est passé, sans qu’Anne Jorro ne l’explicite toujours avec clarté, du domaine de l’enseignant normé par son administration à celui de sa formation elle-même radicalement changée. La formation devient un enjeu primordial, un domaine délicat et un sujet d’intérêt parfaitement illustré par l’analyse d’une situation de lecture en grande section où « l’épaisseur symbolique de l’agir » est étudiée dans la gestuelle de l’enseignante (p. 92-93).
On peut alors se demander si l’utilisation du terme de geste se justifie encore dans la mesure où il s’agit d’une abstraction et si les « gestes professionnels » ne constituent pas un monstre chimérique puisqu’ils sont toujours singuliers. Là, nous suivons parfaitement l’auteur, enseignants et formateurs sont de plus en plus contraints de se situer dans la gestion a posteriori de ce qu’ils ont fait ou fait faire alors que l’image fantasmatique de leur intervention a pendant des siècles privilégié la maîtrise et la planification. Anne Jorro rejoint Jean-Pierre Boutinet qui affirme que le « savoir devenir » devient primordial en concluant sur les « savoirs d’accomplissement » qui vont bien au-delà des compétences, certes nécessaires pour transmettre des connaissances mais insuffisantes pour expliquer pourquoi et comment beaucoup d’enseignants et de formateurs réussissent là où quelques-uns échouent, même s’ils ont été longuement « formés pour ça ».
Bien sûr, en raison de sa taille, cet ouvrage ne clôt pas le débat sur la crise identitaire du monde (des mondes ?) enseignant mais il a le mérite de la clarté, de la cohérence, et surtout, il engage les enseignants et leurs formateurs à se poser la question des valeurs qu’ils servent dans leur action, maintenant qu’ils sont clairement placés devant leurs responsabilités : « il est temps d’incarner, même grandement temps, de singulariser l’agir professionnel ! » (p. 119). Jamais, la professionnalité des enseignants ne pourra se résumer à un référentiel. Toujours, ce métier sera créatif, donc poétique ! Reste à trouver le moyen de coordonner nos actions de poètes ! À bon entendeur salut !

Richard Étienne