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Pratiques éducatives : la ruse est-elle compatible avec une visée démocratique ?

Aussi vieille que le monde …

La ruse a généralement une connotation fortement négative (voire diabolique) dans le domaine de l’éducation. Il est vrai qu’elle désigne communément un artifice pour tromper et qu’on voit mal comment un enseignant pourrait construire son action sur la base du mensonge et de la tromperie (sévèrement prohibés par notre vieux fond de morale chrétienne). Cependant, la ruse n’est pas systématiquement malveillante, il en existe aussi une forme bienveillante qui ne vise pas à flouer l’élève mais cherche à susciter le désir d’apprendre et à faciliter la coopération pédagogique. On peut penser à Rousseau qui dans l’Emile encourage le « gouverneur » à diriger son élève selon ses fins, mais sans les donner à voir d’emblée.
De même, l’effet Pygmalion s’appuie sur la ruse et la dissimulation : dire à des enseignants (dans le but de créer une dynamique de succès) qu’une enquête à révélé que 20% de leurs élèves sont surdoués, alors qu’il n’en est rien, relève de la tromperie. Dans ce genre d’expérience, on admet que la fin éducative justifie des moyens mensongers. Certes, les bonnes intentions ne garantissent pas toujours les bons résultats et la ruse peut occasionner des dérapages condamnables et des effets boomerang (mais ni plus ni moins que l’autorité).
La ruse est utilisée par tout un chacun (Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne) dans tous les domaines : politique, économique, professionnel, amoureux, sportif…. C’est une pratique immémoriale dans le monde humain (la mètis chez les Grecs) comme dans le monde animal (ruses de camouflage pour l’attaque ou la fuite, ruses ostentatoires au service de la séduction). Tout le monde ruse, même les végétaux (avec les couleurs, les odeurs…).

Accepter d’aller y voir

Cependant l’espace de légitimité de la ruse éducative est étroit : elle n’est acceptable que quand la transparence et l’authenticité se révèlent inopérantes. Pour parvenir à enthousiasmer des élèves démotivés par exemple, chacun sait que l’autorité ou le discours rationnel trouvent vite leurs limites et que les ruses pédagogiques sont un précieux recours pour contourner les blocages et autres difficultés d’activation cérébrale de la classe.
Il reste que pour de nombreux enseignants, même lorsqu’elle est bienveillante, la ruse est largement suspecte et indigne. Elle semble suspecte parce que le mythe de la transparence communicationnelle (et donc pédagogique) garde encore une certaine vigueur dans les images d’Epinal éducatives. Elle semble indigne car c’est l’arme des faibles et des inférieurs confrontés au pouvoir officiel (c’est par excellence l’arme des élèves). Avoir recours à la ruse peut ainsi apparaître comme un signe de perte de pouvoir pour qui a le sentiment de représenter la légitimité institutionnelle.
C’est sans doute pour ces raisons qu’on parle si peu de la ruse alors que tout le monde l’utilise nécessairement. Elle fait partie de ces techniques inavouables qu’on occulte et qu’on théorise peu. Ce qui est particulièrement fâcheux car ce sont justement les pratiques occultes qui mériteraient d’être davantage passées au crible de l’analyse critique afin de faire la part de l’acceptable et de l’inacceptable. Comment, sans cela, donner des repères aux jeunes enseignants qui doivent se débrouiller seuls et improviser face à des élèves rusés, experts à débusquer les menues défaillances tactiques dont aucun adulte n’est à l’abri ? L’exemple qui suit a pour ambition de contribuer à cette analyse.

L’écoute des récriminations de la classe : un exemple de ruse ?

La ruse est particulièrement positive pour gérer les affrontements ponctuels avec la classe (mais pas les conflits permanents). La tactique consiste à organiser l’écoute des récriminations des élèves dans le but avoué d’engager le dialogue et dans le but masqué de les désamorcer (faire avec pour aller contre, comme au judo) : il s’agit d’une technique paradoxale qui vise à obtenir la coopération en s’appuyant sur la contestation.
On inscrit au tableau toutes les remarques des élèves. Ce point est important car l’écrit, dans ce contexte, présente l’avantage de témoigner aux yeux de tous de la prise en considération des propos de chacun. Tout ce qui est inscrit n’a plus à être répété et on réfrène ainsi la pagaille des surenchères ; l’écrit garde la trace de ce qui se dit et donc on réfléchit à deux fois avant de s’exprimer et on s’oblige à plus de circonspection ; enfin, le désir de s’affirmer en s’opposant aboutit, pour certains, à contester les critiques émises par les autres et donc à se positionner en allié objectif de l’enseignant.
L’enseignant s’abstient de commenter les remarques, sauf en cas de nécessité : par exemple, il doit recadrer l’exercice face à des débordements inacceptables (appel à la violence, racisme…). Mais son attitude globale est la neutralité : non-directivité sur le fond, non-jugement, non-censure (sauf cas extrême). Il est en position d’écoute active : reformulations, relances, demandes de précisions. L’expérience montre que cette liberté accordée aux élèves n’est pas un prétexte à débordements mais débouche généralement sur un dialogue constructif.

L’analyse de cet exercice témoigne d’une véritable demande d’écoute de la part des élèves. Il y a généralement peu d’outrances et ils participent sérieusement à l’échange. Les reproches personnels, faits à tel ou tel enseignant sont facilement gérables : il suffit de rappeler la règle (pas de règlement de compte).
L’enseignant va recueillir des récriminations contre l’autorité, des plaintes sur les difficultés de compréhension, des reproches sur le manque de considération et de respect de la part des adultes… Ces critiques ne supposent pas de réponses immédiates. Leur intérêt majeur est qu’elles expriment une véritable demande : ce n’est plus l’enseignant qui cherche à motiver les élèves sur ce qu’il propose (ou impose). Mais ceux-ci manifestent, chose relativement précieuse, un désir sur lequel il est possible de s’appuyer. Il n’est pas souhaitable pour autant de répondre trop vite à ce désir, sous peine de l’éteindre. Il vaut mieux faire trouver les solutions par les élèves eux-mêmes, en renvoyant des questions. Par exemple : « Quelles sont vos propositions pour que vous compreniez mieux ? pour que le cours soit moins ennuyeux ? pour améliorer les relations ?… »
Ainsi, une ruse initiale pour contrer le défoulement critique ou le freinage peut déboucher sur une négociation positive. Elle favorise l’expression libre et substitue la relation d’alliance à la contestation. C’est paradoxalement un outil démocratique.

Pour un usage éclairé de la ruse

C’est dans le respect de l’éthique que la ruse peut s’inscrire comme pratique démocratique. On peut ainsi considérer que la dissimulation tactique est légitime lorsque l’enseignant poursuit une finalité éducative. C’est le cas pour l’exemple cité. En revanche, toute manipulation des élèves dans le but de maintenir la domination hiérarchique comme finalité principale est par nature illégitime.
Outre l’éthique, un deuxième critère d’utilisation conditionne la légitimité de la ruse : sa fréquence d’utilisation. Car on ne saurait recourir à la ruse que de façon ponctuelle, pour dénouer des situations bloquées ou déjouer occasionnellement des logiques d’affrontement ou d’échec. En effet tout usage systématique se révélerait vite pervers car on ne peut construire une relation d’alliance avec les élèves et instituer une véritable coopération pédagogique sans une certaine transparence et sans authenticité relationnelle.
Ce caractère ponctuel fait de la ruse une technique accessoire. On peut certes avoir recours à la ruse bienveillante, mais à titre de dérogation aux principes qui fondent le gouvernement démocratique de la classe : respect du droit et partage contrôlé du pouvoir (le principe représentatif n’étant pas applicable à la classe).

Yves Guégan, Sociologue, Auteur de L’usage légitime du pouvoir dans la classe, Hachette 2004.