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Pour une diététique de l’information

C.P. : Dans l’Homme Symbiotique, vous nous invitez à modifier notre conception de l’évolution du monde selon des principes systémiques.
J.d.R. : La nouvelle vision du monde issue des travaux sur la complexité permet de rapprocher la méthode analytique et l’approche systémique. L’analyse cartésienne a conduit l’essor de la science, de la technique et de la société. Mais elle a des effets pervers. Elle sépare et isole, disperse et émiette. Bien que fondatrice de la science, la méthode analytique ne suffit plus pour expliquer la dynamique et l’évolution des systèmes complexes. La systémique au contraire, n’envisage jamais un élément isolé, mais toujours en relation avec le niveau qui le précède, celui qui le suit et son environnement global. Elle considère également les réseaux de régulation au sein desquels des informations sont renvoyées au système pour lui permettre d’adapter son fonctionnement aux contraintes. C’est la complexité et c’est un des grands défis de demain.

C.P. : En quoi les nouvelles technologies de l’information jouent un rôle dans cette perspective ?
J.d.R. : L’hybridation des technologies est un facteur d’accélération de la coévolution entre l’homme et les machines à traiter l’information. Par l’essor du multimédia, des autoroutes électroniques, de la télévision interactive, des réseaux interpersonnels de communication informatisée planétaire, nous sommes en train d’assister à la construction du système nerveux et cerveau planétaire du macro-organisme sociétal. Internet, par exemple, est un réseau spontané, émergent, en coévolution accélérée avec son environnement humain. Il est chaotique, anarchique, totalement décentralisé. Aucune administration centrale ne le dirige, personne ne le possède et plus personne ne peut arrêter son développement.

C.P. : Quelle peut être dès lors, la fonction de l’Education ?
J.d.R. L’éducation est au centre de toutes les stratégies de construction de l’avenir. Sans information pertinente à la disposition de chaque acteur du changement et des régulations, il ne peut y avoir de rétroaction sociétale efficace. Le temps de l’éducation classique est linéaire, et cette forme d’éducation ne tient pas compte des densités différentes du temps, des respirations, des périodes de calme ou de plus grande intensité. Apprendre à apprendre, c’est non seulement préparer un terrain fertile pour que germent et fleurissent les connaissances, c’est surtout gérer et hiérarchiser ce que l’on sait déjà pour donner du sens à ses actes.

C.P. : C’est ce que vous appelez l’Education fractale ?
J.d.R. De même qu’une image fractale se construit progressivement par itération successive à partir d’une équation simple, la nouvelle éducation devra aider chacun à reconstruire les relations entre les différents niveaux hiérarchiques de la connaissance. L’éducation fractale fournit des opérateurs, les clés, les modules, les germes de la complexification. Elle peut ainsi se poursuivre en d’autres lieux que l’école. La télévision est le principal concurrent de l’enseignement linéaire traditionnel. Le conflit entre temps long de l’éducation et temps court de l’actualité apparaît dans toute sa force. L’école est frappée de plein fouet par le changement de paradigme entre analytique et systémique.

C.P. : Avec l’Education en temps fractal, vous insistez sur les méthodes.
J.d.R. On ne doit plus enseigner des techniques mais des méthodes pour apprendre à apprendre. Avec l’abondance de l’information qui sera bientôt disponible grâce aux réseaux, il faudra enseigner la diététique de l’information qui nous permette de choisir les ingrédients qui donnent sens à notre vie. C’est la raison pour laquelle, je préconise l’éducation en temps fractal. L’éducation est encore taylorienne aujourd’hui. On se contente de prendre un programme et de le diviser en heures par semaines et de l’étaler sur l’année. Ce qui rend impossible l’ajout de nouvelles matières parce qu’il y aurait trop de cours. Pour changer, il faudra adopter la méthode systémique, c’est-à-dire fondre plusieurs matières dans un même espace et ainsi décloisonner les connaissances. La télé-éducation par CD et réseaux va déstabiliser l’école traditionnelle. Le conflit entre temps court (actualité, clips, zapping, jeux interactifs) et temps longs (éducation, formation, évolution, réflexion) va s’exacerber. Une reconfiguration de la classe s’imposera, comme elle s’impose pour l’entreprise. Faute d’une telle approche, l’école risque de se transformer en une grande garderie d’enfants, la vraie éducation s’effectuant ailleurs.

C.P. : Mais n’est-ce pas le vertige qui nous attend ?
J.d.R.Brasser de l’information n’est pas acquérir des savoirs. Brasser de l’information sur Internet conduit à une sorte de vertige : l’information finit par tuer l’information. Il y en a trop. Et trop d’information tue l’information. C’est une nouvelle forme de pollution des cerveaux par l’excès d’information. Et cette pollution nous donne l’impression que nous sommes face à un océan infini d’information sur lequel il va nous falloir « naviguer ». Ce terme est important. Il est très utilisé par les éducateurs d’aujourd’hui, par ceux qui surfent sur les réseaux. Naviguer veut dire tenir un cap, tenir compte des courants, des vents, savoir hisser la voile au bon moment, savoir lire une carte, un sonar, un radar. Et aujourd’hui tous ceux qui surfent sur les réseaux d’information sont face à un risque d’info-pollution parce qu’on ne sait pas hiérarchiser l’information, on ne sait pas naviguer. Notre rôle est donc d’apprendre à lire des cartes, à tenir des caps et à hiérarchiser l’information en pratiquant une « diététique de l’information ».
L’important est d’intégrer ces informations dans des savoirs et ces savoirs dans des cultures. C’est-à-dire dans des pratiques qui donnent du sens à ce que l’on fait dans sa vie et dans sa profession. C’est tout l’art de l’enseignant de demain : aider le navigateur de ces nouveaux espaces à intégrer des savoirs dans des cultures et des cultures dans des pratiques. Sinon l’information n’est que zappable et donc inutile.

C.P. : Quelle place le professeur préservera-t-il ?
J.d.R. L’éducation fractale est la base de l’enseignement, de la transmission de germes de connaissance complexifiables selon les besoins, chacun allant à son rythme. Le professeur est un médiateur, un catalyseur, un animateur. Son rôle est socratique : il montre des chemins d’accès aux connaissances. La classe ainsi reconfigurée sera un relais, un noeud d’un réseau plus vaste impliquant d’autres formes complémentaires de transmission de culture. L’éducation fractale de l’avenir sera le résultat d’une symbiose entre plusieurs systèmes et réseaux.

C.P. : N’y a-t-il pas un risque d’éparpillement ?
J.d.R. Quand le livre est arrivé, on a pu dire « On va s’enfermer dans le livre. On ne se parlera plus puisque les gens vont s’enfermer entre deux feuilles de papier. » Et on a vu que le livre a ouvert un nouvel espace de l’imaginaire. Je pense qu’il en est de même de ces techniques. Elles ouvrent de nouveaux espaces. Il faut les maîtriser pour mieux les comprendre. Vivre en symbiose en certains cas et offrir une résistance forte dans d’autres. Je pense que ces technologies ne doivent pas envahir la classe par effet de mode. Il faut les rationaliser pour les utiliser de manière à faire passer la rigueur et la logique qui sont l’essentiel de la formation pédagogique. On peut ou résister en évitant de se laisser submerger par elle ou nager, naviguer. Je reprends ce que j’ai dit tout à l’heure. L’information n’est rien si elle n’est pas intégrée dans des savoirs, dans des connaissances, dans des cultures.
Je vais vous donner un exemple : prenez un point. Un point n’a pas de dimension dans un espace. C’est une donnée. Plusieurs points reliés entre eux, c’est une information : cela fait une ligne. Plusieurs lignes reliées entre elles, cela fait un plan. Ce plan est la relation des informations entre elles ; c’est un savoir. Et plusieurs plans reliés entre eux dans trois dimensions forment un cube. Ce cube est l’équivalent des connaissances. Cela veut dire que l’intégration des données dans les informations, des informations dans des savoirs et des savoirs dans de la connaissance, constitue un ensemble, un processus qui permet d’éviter qu’on ne se noie dans l’information. Sinon, la révolution de l’information ne sert à rien si c’est pour ajouter de l’information à de l’information et du temps à du temps déjà mal géré. Cela ne sert à rien. Si cela ne crée pas du sens par intégration dans des cultures, c’est inutile et on n’a en face de soi que des gadgets technologiques à communiquer qui vont encore plus enfermer les gens dans des bulles électroniques.

Joel de Rosnay, directeur de la stratégie à la Cité des Sciences.
Propos recueillis par Alain Jaillet.