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Philosopher, tous capables

Au moment où le ministre de l’Éducation nationale déclare qu’il faut « revenir sur l’idéologie selon laquelle l’élève doit construire lui-même ses savoirs » (Le Monde du 13/03/2006),il est réconfortant de lire un ouvrage qui montre concrètement ce que signifie « construire ses savoirs » dans une discipline où ce principe pédagogique n’est pas habituellement à l’honneur, et où règne plutôt l’idéologie mimétique du « penser devant les élèves pour les faire penser ».
De ce point de vue, cet ouvrage collectif permet de mesurer le chemin parcouru depuis le début des années quatre-vingt-dix, lorsqu’un petit ouvrage réalisé par un groupe d’enseignants autour de Michel Tozzi, Apprendre à philosopher dans les lycées d’aujourd’hui, suscitait un choc dans la corporation des « profs de philo » et déclenchait des polémiques qui sont loin d’être apaisées.
Or, ce qui frappe ici, c’est l’assurance tranquille des très nombreuses contributions. L’idée qu’une réflexion didactique est nécessaire pour permettre aux élèves d’entrer dans la philosophie et s’en approprier les démarches ; que l’approche des questions philosophiques doit partir d’une mobilisation des expériences personnelles des élèves ; que l’écriture philosophique ne se réduit pas à la seule dissertation, ou encore que le travail de groupes, le débat et bien d’autres dispositifs permettent d’enrichir considérablement l’enseignement de la discipline – toutes ces idées sont développées comme des évidences imposées et confirmées par l’expérience, sans qu’il soit besoin de polémiquer ou de se justifier des accusations autrefois portées contre ce type de pratiques.
Chaque chapitre porte sur un des aspects de l’enseignement philosophique : amorcer et susciter l’intérêt, construire des parcours, se confronter aux textes et aux concepts, écrire, évaluer, etc. Les contributions allient constamment la réflexion théorique et l’analyse de pratiques. Les enseignants de la discipline y trouveront une mine d’idées, de démarches, d’outils, de dispositifs.
L’ouvrage pose aussi des questions de fond. Le statut du professeur de philosophie relève-t-il des arts libéraux, « plus proche de l’art que du métier » ? La philosophie est-elle, selon la formule de Canguilhem, un « chantier » plutôt qu’un « temple » ? Y a-t-il du savoir en philosophie ? Comporte-t-elle l’acquisition de connaissances, ou bien se limite-t-elle à des compétences formelles, à l’apprentissage de processus intellectuels (conceptualiser, problématiser, argumenter) ?
Reste une contradiction, qui traverse tout l’ouvrage. D’un côté, on affirme que la philosophie se définit comme recherche de la vérité, qu’elle est « un rapport à la raison ». En ce sens, on la dissocie de la croyance, plus ou moins identifiée à la foi et/ou à l’opinion. De ce point de vue, le modèle « didacticien » ne se distingue du modèle platonicien traditionnel que parce qu’il met l’accent sur « l’autosocioconstruction » de la vérité philosophique et parce qu’il la conçoit comme un horizon, un idéal régulateur plutôt que comme un ciel d’idée ou de catégories à découvrir.
Mais d’un autre côté, on insiste sur le fait que ce qui distingue la philosophie de la science, c’est qu’elle implique le sujet, c’est-à-dire le constitue dans sa subjectivité et sa liberté créatrice de valeurs. De ce point de vue, la croyance apparaît irréductible et essentielle, le cœur du philosopher.
Cette tension est constitutive de l’enseignement philosophique en lui-même, et elle rend nécessaire une réflexion plus avancée sur le statut de la croyance et sa distinction d’avec des concepts avec lesquels on la confond souvent, comme la foi (religieuse), l’opinion, l’idéologie, les représentations, etc.
Ce n’est pas l’un des moindres mérites de cet ouvrage que de faire avancer, non seulement la recherche pédagogique et didactique sur la discipline, mais aussi une interrogation proprement philosophique sur la philosophie. Il marque une étape importante dans la transformation lente, laborieuse, mais inévitable de notre enseignement philosophique.

François Galichet