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Pêcheurs de perles et joaillers

Nous formons une « vieille » (au sens de durable et expérimentée) équipe. L’heure de la retraite approchant, elle va se disloquer et nous avons souhaité témoigner de la richesse et du bonheur que nous avons trouvés à travailler dans notre « zone sensible ». Nous l’avons souhaité d’autant plus que, ces dernières années, la dimension collective de ce travail, pour nous essentielle, a été mise à mal. Alors, comme souvent dans nos moments importants, nous nous sommes retrouvés chez l’une d’entre nous, autour d’une bonne table pour échanger avec la participation de nos conjoints qui ne sont pas enseignants. La part de chacun dans ces propos, mis en forme par Dominique dans un texte validé par tous avant sa transmission, n’est pas forcément évidente à déterminer. C’est cela aussi, une équipe : nettement plus qu’une collection d’individualités.

Selon notre expérience, un établissement scolaire est d’abord et avant tout le terrain d’une enthousiasmante aventure. Elle sera réussie quand elle sera menée par des personnes auxquelles rien de ce qui est humain n’est étranger. Persuadées qu’il n’y a pas d’apprentissages sans la douleur du renoncement aux vieilles croyances (et pas seulement pour les élèves !), sans jubilation, sans espérance, sans coopération, ces personnes sont mues par la certitude que, quelles que soient les difficultés manifestées par les élèves, ils renferment tous des trésors d’intelligence et sont tous capables d’apprendre. Soit une ZEP d’une ZUP de banlieue de province…

« Quand je suis arrivé, en 1977, raconte Georges, professeur de maths-physique, on était soixante nouveaux sur soixante-deux profs, il y avait des “préfas” tout autour de la cour, le long du chemin qui mène au gymnase. La police intervenait presque quotidiennement. Et puis petit à petit l’équipe s’est stabilisée, tous les ans quelques-uns restaient, d’abord parce que les gamins d’ici ne sont pas méprisants ».

Le travail en commun « pour survivre »

Le changement a vraiment commencé avec l’arrivée d’un enseignant doté, certes d’une solide personnalité, mais surtout du désir de partager l’expérience d’une pédagogie active acquise dans un collège connu pour sa pratique du tiers-temps[[Le temps scolaire était partagé entre trois groupes d’activités : les disciplines fondamentales (math et français), les disciplines dites d’éveil (histoire, géo, sciences, disciplines artistiques) et éducation physique. La notion d’éveil amenait de nouvelles priorités, centrées sur le développement de l’enfant grâce à des pédagogies actives, plutôt que sur l’accumulation de connaissances selon un « programme ». Tous les décloisonnements étaient possibles : disciplinaires (entre disciplines fondamentales et disciplines d’éveil), organisationnels : travaux d’ateliers, travaux de groupes, travail en équipe des enseignants, entrée du monde extérieur et sortie vers le monde extérieur.]]. Il nous a fait des propositions pour répondre au besoin de déstabiliser les gamins, de les confronter à des situations où leurs réflexes de groupe ne suffiraient visiblement plus. Ces situations résistantes à l’interprétation selon leur vision préalable du monde et des relations humaines, conduisent nécessairement à s’ouvrir et à explorer de nouvelles solidarités.

« C’est ainsi, se souvient encore Georges, qu’on est partis pour une sortie géologique de trois jours près de Maillé sans savoir où dormir et avec l’obligation de devoir se débrouiller pour acheter à manger (rassurons les âmes sensibles : il y avait quand même des solutions de repli autour d’un collège au cas où…). On a proposé de la plongée, de l’équitation, des sorties à l’opéra ponctuées par la rencontre de professionnels, on a monté des spectacles, des expositions à la médiathèque…»

Pour que ça change, il faut des personnes qui ne soient pas passées dans le moule, il faut parler et être à l’écoute, chercher sans juger, en sachant qu’on ne sera pas jugés.

« Lorsque je suis arrivée, en 1998, témoigne Dominique, j’avais déjà une vingtaine d’années d’enseignement et je me croyais vaccinée par mon expérience en lycée professionnel dans la région parisienne. Pourtant je me suis retrouvée dans une situation inédite. Virgile se livrait à de la gravure sur classeur. Passant derrière lui, je lui pose les mains sur les épaules et lui demande d’arrêter. Il se lève brusquement, se retourne : “Tu vas voir ta gueule !”. Le coup est parti, il a reçu la pire gifle que j’aie donnée. Dès la récréation, j’en ai parlé au Principal, avec les collègues, le professeur principal. Seule, je serais restée prisonnière de l’engrenage des difficultés, celles des apprentissages et celles de l’enseignement. »

Pour que ça change, il faut aussi accepter ses faiblesses et voir dans les autres, tous les autres, des médiateurs solidaires.

Travailler ensemble pour avancer

Quand on peut ainsi exprimer ses faiblesses, ses besoins, ses questions, on est dans de bonnes conditions pour prendre du recul. Ainsi se libère un espace pour le désir de progresser, on peut vivre avec enthousiasme les difficultés, comme « des défis qui nous font progresser », explorer des voies nouvelles, vivre en formation permanente.

Peu importe les circonstances qui nous ont amenés à La Rabière, dans ce collège, dans ce quartier. Y rester a été pour chacun un choix. Le premier d’une vie de choix permanents, chaque situation étant nouvelle, nous avons en permanence, individuellement et collectivement, vécu dans un processus permanent d’analyse, de formation, d’invention.

« Du temps de Mme Lambert ou de M. Chelle, on voyait passer les réformes, on ne les appliquait pas, lance Claude. Comme Babeth tique, elle précise sa pensée : on faisait nos propres réformes. Les changements étaient réfléchis et assumés, jamais parachutés. » « Par exemple, ce que tout le monde a regretté, c’est les séquences, » insiste Catherine. Dominique n’ayant pas connu cette organisation dont elle entend parler depuis 15 ans comme d’un âge d’or révolu, elle se le fait enfin expliquer : « on ne travaillait plus que par plages de 50 minutes au lieu des 55 habituelles, ce qui permettait de dégager, toutes les 18 heures, une demi-journée pour un projet qui ne devait en aucun cas s’apparenter à un cours. Il a fallu qu’arrive un principal-adjoint stagiaire vétilleux qui a fait du forcing pour que le rectorat en demande la suppression pour non-conformité de l’horaire avec les textes. »

« Quand c’est quelque chose qu’on a travaillé, on est vraiment motivés, ça nous fait avancer et on est vraiment intéressés à ce que cela réussisse, par exemple j’ai été passionnée par Ambition de réussir, précise Claude. Il s’agissait de proposer à des élèves volontaires de 3e une option détachée des disciplines, encadrée par un groupe de professeurs, dans le but de travailler sur des démarches plus que sur les savoirs et les notions. En effet, les enseignants proposaient des sujets où eux-mêmes n’étaient pas en position d’expertise pour que les élèves vivent, collectivement, les démarches d’investigation, de tenue d’un journal de recherche, de débat, d’exposition orale. L’objet sur lequel portait la recherche était secondaire par rapport aux compétences mises en œuvre, l’idée étant de faire prendre conscience aux élèves qu’il existe des défis intellectuels à leur portée. Quatre d’entre nous y ont participé, ainsi qu’une collègue décédée, Christine. Nous l’avions nommée ainsi parce que nous étions estomaqués de ne pas être classés “Ambition Réussite” ».

Rétrospectivement, on peut constater qu’on a imaginé et vécu quantité de situation de travail en commun : un groupe d’enseignants et un groupe d’élèves qui s’autogèrent sur différents espaces en fonction des besoins ; préparation collective et répartition pour des groupes parallèles ; co-animation de groupes ou d’ateliers par des enseignants de même discipline, ou de disciplines différentes ; deux enseignants de disciplines différentes (français-maths) où « l’expert » travaille sous le regard de l’autre matière pour réfléchir sur expertise/non-expertise, travail avec des non enseignants… On pouvait s’y investir parce qu’on était des « sujets libres », responsables, jamais présupposés coupables. Chaque fois l’institutionnalisation, l’imposition de dispositifs qui pouvaient sembler proches de nos pratiques, comme les IDD[[Les itinéraires de découverte (IDD) ont été mis en place par le Bulletin officiel n° 16 d’avril 2002. C’était des temps d’enseignement destinés aux élèves de 5e et de 4e (cycle central) s’appuyant sur l’interdisciplinarité (croisement des disciplines) et sur les programmes du cycle central.]], ont cassé cette dynamique. Il semble que le changement véritable est lié à des personnes qui le portent, d’ailleurs les projets s’étiolent quand leurs initiateurs s’en vont ou quand ils sont transplantés. Il ne s’agit pas d’un hymne à l’individualisme, au contraire. Des dispositifs, des principes et des préceptes, parfois des outils, font progresser un système aussi complexe qu’un établissement, quand un collectif s’en empare, les inscrit dans la durée, les fait vivre et évoluer au service d’une ambition humaniste partagée.

Et l’évaluation ? Est-ce que vous ne vous faites pas plaisir alors que le contribuable vous paye pour être rentables, efficaces, efficients ? demande la petite voix formatée par l’idéologie dominante du chiffre. Petite voix bien judéo-chrétienne qui ne conçoit la maïeutique que dans la douleur, les cris, la tristesse…

Des chiffres nous aurions pu essayer d’en donner, calculer le nombre d’heures données (à l’œil) dans des dispositifs qu’on ne qualifiait pas encore d’accompagnement, nombre d’heures en rencontre avec des jeunes, avec des parents, avec des partenaires, en formation. On pourrait, pour être encore plus dans la déploration, faire faire à nos 3ev d’aujourd’hui les dictées de brevet des années, 90, 80, 70… D’ailleurs, on en a fourni. En tant que dispositif financé par la mission à l’innovation, nous devions communiquer un bilan annuel d’Ambition de réussir. Un dispositif, aujourd’hui appelé Cirrus, de remédiation aux difficultés de lecture, fait l’objet d’une évaluation scientifique inscrite dans la recherche-action initiale dont il est issu. Tous les ans nous produisons des graphiques, des boites à moustaches, des nuages… et des textes les explicitant, que personne ne lit.

Nous préférons des critères qualitatifs tels que le devenir des anciens élèves :

« Une voiture qui fait demi-tour dans un crissement de pneus sur le parking semi-désert d’une grande surface où nous sommes venues, avec ma collègue Christine, quémander des lots pour l’organisation d’un loto destiné à financer un voyage en Italie, raconte Dominique. Quatre portes qui claquent… Quatre jeunes hommes qui sautent au cou de ma collègue : « Vous nous reconnaissez Madame Royère ? » Suit un quart d’heures d’informations sur les parcours de tous les camarades de leur classe de troisième, dix ans plus tôt, un quart d’heure ponctué par ce leitmotiv : “Vous en faites pas, on s’en est tous bien sortis !” Ces anciens élèves témoignent non seulement de leur réussite mais aussi de la perception positive de cette façon citoyenne de “faire école” dans la cité. »

Et pour ceux qui ne croient pas qu’il puisse y avoir une évaluation sans chiffres. Au moment où s’annonce la fin de cette période, en 2005, avec la mise en œuvre de la LOLF[[Loi organique relative aux lois de finances, visant au contrôle de l’action publique par la mesure de la performance.]], la mise en place du pilotage et du culte de l’évaluation qui viendront à bout de notre énergie et plus encore du plaisir d’école, le collège comptait 4 à 5 classes par niveaux, il n’en compte plus que 2 à 3 ; son solde en matière de dérogation était positif : 21 élèves étaient inscrits dans cet établissement à la suite de demandes de dérogation par leur famille. Il a perdu environ 150 élèves (hors SEGPA). L’association de parents d’élèves est réduite à une dizaine de personnes, car l’école est sortie de la vie des familles.

Un poisson pourrit toujours par la tête

Pour fédérer de la sorte les énergies, pour susciter la créativité des équipes, pour instaurer un dialogue authentique entre enseignants, parents, élèves, pour impulser les partenariats et nouer les liens entre l’école et la cité, il faut une équipe de direction compétente et motivée. D’ailleurs, à la question Qu’est-ce qui fait changer un établissement ? la première réponse à avoir jailli a spontanément été : « La direction ».

La direction, c’est aussi une équipe constituée de talents complémentaires, solidaire, porteuse d’une ambition collective, une équipe consciente que sans les professeurs, les agents, les surveillants, elle ne peut rien faire et donc une équipe capable de fédérer autour d’elle (et non contre elle). Elle est présente physiquement, disponible à tous (élèves, parents, enseignants, vie scolaire, partenaires, élus…) : « Mon bureau est toujours ouvert », disait M. Chelle. Et c’était tellement vrai que les soucis, les malentendus, les conflits étaient souvent désamorcés avant de s’être cristallisés. À l’écoute des projets, capable de faire confiance et de déléguer, c’est une équipe constituée de personnes non formatées, pas coulées dans le moule. Une équipe réactive : « Avec Mme Lambert, avec M. Chelle (hommage leur soit rendu), en vinqt-quatre heures on pouvait changer quelque chose ».

Le déclin est arrivé avec une nouvelle direction qui a déplacé la priorité du pédagogique vers le quantitatif et l’administratif, qui s’est mise à « piloter » à l’aide de « tableaux de bord », à pousser les uns au détriment des autres. Nous avions demandé un « conseil pédagogique » comme instance collective d’analyse de la situation et d’élaboration démocratique d’un projet d’établissement, il n’a été créé que lorsqu’un texte officiel l’a imposé et la première réunion a eu pour objet « comment mettre en œuvre la note de vie scolaire ». L’utilisation d’une telle structure comme instrument pour imposer une démarche descendante, a transformé les acteurs militants de l’éducation prioritaire en opérateurs déprimés, soumis au pointage, infantilisés, toujours présumés coupables de quelque chose, impuissants et comptables de leurs heures, au pire sens du terme : ne pas en donner une de plus, on nous en prend déjà trop en vaines réunions destinées à compléter des « tableaux de bord » déconnectés de la réalité. D’ailleurs, comme nos élèves, nous utilisons les pronoms de la victimisation : « on » et « ils ».

Bien sûr, cela n’explique pas tout : la misère et la précarité n’ont jamais été aussi profondes depuis la création de ce quartier – la solidarité non plus, qui voit des familles démunies recueillir des familles à la rue. Les enfants en sont les premières victimes. La suppression de la carte scolaire a encouragé les moins démunis à rêver qu’ailleurs ils pourraient trouver leur salut et a abouti à la constitution d’un ghetto repoussoir. Le changement peut aussi être négatif.

Dominique Seghetchian, Elisabeth Régibier, Catherine Le Gal, Claude Lala, Georges Desmazes
Professeurs