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Pays de malheur ! Un jeune de cité écrit à un sociologue

Nous avions évoqué ici le livre de S. Beaud : 80 % au bac et après[[L’auteur tient dans ce nouveau livre à se démarquer des interprétations conservatrices qui ont pu être faites de son analyse des parcours de plusieurs jeunes.]] ? Il nous en donne en quelque sorte la suite avec Pays de malheur !, puisque c’est en lisant cette passionnante étude sociologique qu’un emploi-jeune de bibliothèque municipale se précipite sur le net pour trouver l’adresse de l’auteur et lui envoyer un message de remerciements. À travers les témoignages de jeunes issus de l’immigration de Montbéliard, Younès (un nom d’emprunt) se reconnaît pleinement : « C’est incroyable à quel point les vies que vous avez décrites ressemblent à la mienne. » Peu à peu s’instaure un dialogue entre le jeune et le sociologue, à travers mails, coups de fil, et quelques rencontres. Ce que dit Younès, exprimé dans une langue forte et sans concession, est souvent poignant, déchirant. On repense au fameux vers de René Char « la lucidité, blessure si proche du soleil ». Il veut comprendre, il veut comprendre ce qui lui est arrivé, son parcours, ses échecs, ses dérives. Cela fait très mal, cela complique peut-être ses relations avec sa compagne Sofia (au passage, on comprend beaucoup de choses sur les difficultés relationnelles avec les filles de ces jeunes qui se réfugient du coup dans le machisme ou l’affichage religieux). Cela le déstabilise et le coupe encore un peu plus du milieu d’origine (Younès n’est pas tendre pour sa famille ; il garde peut-être sa tendresse pour son quartier, où, nous apprend-on dans l’épilogue, il finit par revenir, tout en se révoltant contre l’étroitesse d’esprit de ses potes). Le tout est ponctué de demandes de conseils à « Stéphane » qui, avec beaucoup de délicatesse, engage Younès à aller plus loin encore dans l’explicitation, dans l’analyse, tout en proposant de multiples lectures à son interlocuteur (ce livre constitue aussi une mine bibliographique, d’une certaine façon). Et cet ancien lycéen qui écrivait sans méthode, en méprisant totalement tout effort orthographique, se met à écrire, à écrire, avec rage, fébrilement, bien que vers la fin de la correspondance, il se reproche de ne pas avoir « assez retranscrit toute la haine, la rage, le profond dégoût qu'[il a] ressenti et qu’il [lui] arrive encore parfois de ressentir » pour la manière dont il a vécu sa jeunesse.
On imagine d’ailleurs le jeune auteur du livre réagir aussi en le lisant ainsi publié, lisant les critiques (y compris la nôtre). Effets de mise en abyme qui sont finalement ceux de toute analyse réflexive.
On ne saurait trop conseiller à tous ceux qui caricaturent ou prennent de haut ces jeunes de « banlieue », qui ont l’ironie facile ou l’indignation hâtive (et sélective) de lire ce bel ouvrage de sociologie live. Younès dévore Bourdieu, se positionne par rapport à Ni Putes Ni Soumises ou SOS Racismes, sans faire dans la dentelle, non sans injustice, non sans un certain cynisme destructeur. Il parle de l’école, de la cité, de l’avenir de la France avec peu d’optimisme certes, mais toujours avec cette volonté de comprendre évoquée plus haut. Et c’est ce livre lui-même qui nous aide à comprendre ce qui se joue là pour la République ; à travers une parole « politique, au sens noble du terme, au sens où elle contribue à élaborer une autre vision de ceux qui, dans leur vie quotidienne, vivent le stigmate social d’être “d’origine étrangère” » (extraits de la postface de S. Beaud). Un enseignant, dans le contexte actuel, ne peut ignorer aujourd’hui cette parole[[Stéphane Beaud propose de participer avec Younès à des débats publics (pour des associations ou IUFM). Le contacter : [ Stephane.Beaud@ens.fr ] ]].