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Pas une icône, mais un auteur à lire…

Nous avons appris, fin janvier, avec tristesse, la mort de Pierre Bourdieu. Pour ma part, ma réflexion a été nourrie souvent de certains de ses écrits et, étudiant, j’ai été éclairé par la lecture d’œuvres comme La reproduction qui bouleversaient mes représentations de l’école. J’ai eu l’occasion d’entendre son intervention dans les années soixante-dix au congrès de l’Association des enseignants de français où il montrait ce qui était en jeu dans la langue, en dehors du plan strictement linguistique (c’est l’époque où il écrivait Ce que parler veut dire). J’ai rendu compte ici même d’un autre de ses livres majeurs La distinction, où il clouait au pilori certaines attitudes devant la culture et mettait à jour les effets de connivence et d’élitisme de ceux qui disposent d’un « capital » en ce domaine. Et en 1989, la parution des Principes pour une réflexion sur les contenus de l’enseignement, connus sous le nom de rapport Bourdieu-Gros, commandés par le ministre de l’Éducation, Lionel Jospin, a été saluée dans notre revue comme un heureux événement (« un rapport hardi, parfois dérangeant pour nos habitudes de pensée », Cahiers pédagogiques, n° 274-275, mai 1989, p. 8 et 9). Il faisait suite aux propositions du Collège de France, présentées par le même Bourdieu en 1985, dans une période où les anti-pédagogues avaient le vent en poupe entre les pamphlets de Milner et autres et l’arrivée au Ministère de J.-P. Chevénement. Dans les deux textes, on trouvait un même plaidoyer pour l’apprentissage des méthodes. Citons ce passage que les Cahiers signeraient sans problème. « s’attacher à la quantité de savoirs réellement assimilés plutôt qu’à la quantité de savoirs théoriquement proposés ».

Je retiendrai aussi de Bourdieu une expression, que j’aime à citer : la condamnation de l’« indifférence aux différences ». C’est bien à partir de là qu’on peut et doit s’efforcer de construire une pédagogie différenciée par opposition à une pédagogie différenciatrice de fait, qui nie les différences et du coup ne fait rien pour les réduire, quand elles se traduisent en inégalités devant le savoir…

La tragédie que représente la disparition d’un homme encore jeune dont tout le monde loue la générosité et l’humanisme, ne doit pas pour autant nous empêcher d’opérer une lecture critique. Des sociologues, qui furent notamment très proches de Bourdieu (comme J.-C. Passeron) ou d’autres comme Bernard Lahire, ont marqué leur distance. On est en droit aujourd’hui de trouver la lecture de la réalité proposée par les ouvrages cités plus haut réductrice et pouvant mener à de graves dérives (le fatalisme devant l’inéluctabilité de la reproduction sociale dans l’école, le relativisme culturel). On est aussi en droit de s’étonner des récentes positions de l’auteur aboutissant à un certain culte de l’État, sous prétexte de s’opposer au « néolibéralisme », avec comme conséquence, chez certains « disciples » une condamnation radicale du réformisme pédagogique et un soutien aux pires corporatismes. Un proche de Bourdieu, Philippe Corcuff, faisait remarquer d’ailleurs cette contradiction chez le dernier Bourdieu à préserver les formes étatiques du « service public » de la critique. On n’ira pas plus loin ici dans la discussion de la validité de théories que chacun est en droit de contester sans être disqualifié a priori. On aurait d’ailleurs aimé voir Bourdieu participer davantage au débat d’idées au lieu de s’enfermer parfois dans une sorte de mépris hautain pour d’autres conceptions. Les hommages convenus, pas plus que les hagiographies, n’ont d’intérêt. On peut citer ici Bernard Lahire (Le travail sociologique de Pierre Bourdieu, dettes et critiques, La Découverte, 1999) : « Le vrai respect scientifique d’une œuvre et de son auteur réside dans la discussion et l’évaluation rigoureuses et non dans la répétition sans fin des concepts, des tics de langage, style d’écriture, raisonnements préétablis. »

Il faut sans aucun doute d’abord lire Pierre Bourdieu (ce qui n’est pas toujours facile, ce qui est trop souvent inutilement difficile !) et s’engager dans des débats essentiels qui ne peuvent être tranchés de manière simpliste…

Jean-Michel Zakhartchouk