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Parler, lire, écrire des langues mouvantes

« Faire du français, c’est parler toute la langue… »
Anthony, élève de 5ème, année scolaire 2005-06

Les savoirs immobiles, acquis ou prérequis, une fois pour toutes et de façon définitive, apparaissent en contradiction avec ces savoirs nouveaux, contemporains dont nous parlent les philosophes comme Edgar Morin ou les scientifiques du vivant. Ils sont aussi souvent difficilement compatibles avec l’évolution des publics scolaires comme avec celle des sociétés. Il s’agirait bien plutôt de prendre en considération l’apprentissage du doute et de l’incertitude, comme le proposerait la perspective d’un apprentissage tout au long de la vie et à l’échelle planétaire. Peut-on dans ce contexte, raisonnablement, continuer à viser la maîtrise parfaite de ces savoirs vivants et en évolution ? D’autre part, si, comme le dit Anthony, il faut apprendre à parler toute la langue, comment l’enseignant de français peut-il favoriser une expérience globale du langage, même — et justement — avec des élèves en difficulté ? Même — et justement — si les savoirs de sa discipline ont tendance, parfois, à certaines époques, à se fragmenter et à se rigidifier ?
Dans le sigle ORL qui figure aujourd’hui dans les programmes d’enseignement de la grammaire et de l’orthographe, les deux premières lettres, celle de l’Observation et celle de la Réflexion m’amènent à rattacher la langue, le langage, à ces savoirs mouvants qui pourraient, s’ils trouvent à s’incarner dans des démarches d’apprentissage, former des citoyens plus à l’écoute, plus respectueux des autres et du monde dans lequel nous vivons et nous parlons. De ces démarches que le professeur invente pour et avec ses élèves, à travers des ouvrages de littérature de jeunesse, je proposerai deux exemples.

La Belle est la Bête

Il s’agit d’abord d’un petit album de Guillaume Guéraud et de Claire Franek, publié aux éditions du Rouergue. Le titre fournit l’occasion d’un travail sur les homophones problématiques est/et. Généralement, et quand ils sont en cours de grammaire, les élèves seront capables d’énoncer sur le ton de la comptine toutes sortes de moyens mnémotechniques pour distinguer ces deux mots : « Est », on peut dire était ! « Et », on peut dire : et puis ! Et puis ? Le savoir s’arrête là, bloqué dans son inefficacité. Parce qu’il ne parvient pas à sortir, précisément, d’une fonction utilitaire, instrumentale qui ne pose pas le problème des liens grammaticaux, syntaxiques que les mots d’une phrase entretiennent entre eux ; parce que, par ailleurs, ce savoir assertif ressemble à une forme totalitaire d’immanence tautologique : c’est comme ça parce que c’est comme ça… Un nom, c’est un nom, un verbe c’est un verbe… Le professeur voudrait au contraire amener ses élèves à observer et à prendre en compte l’indice grammatical du verbe être à la 3ème personne du singulier du présent, par opposition à son homophone, la conjonction de coordination et. Par rapport, aussi et plus largement, à un contexte implicite auquel se réfèrent à chaque fois immédiatement les élèves : Facile, ouais, j’connais l’histoire ! On pourrait parler de la culture partagée des élèves, d’une forme d’imaginaire collectif dans lequel se trouvent des titres de dessins animés, des morceaux d’histoires lues en primaire, bref toutes sortes de représentations qui parlent de la peur des monstres. Or le travail grammatical passe par l’explicitation de ces implicites, de façon que les élèves prennent conscience de l’indice grammatical et parviennent à en tirer des conséquences quant aux hypothèses d’histoires possibles. L’observation de la page de couverture représentant de l’herbe et de petits insectes, les dédicaces des auteurs : « A tous les criminels en herbe » (G.G.) ; « A mon papillon, à ma libellule » (C.F.) se double de celle des deux titres placés côte à côte : La Belle et la Bête/La Belle est la Bête.
La lecture à dévoilement progressif des deux textes se fait en référence à l’énoncé des deux titres. Le conte de Jeanne Marie Leprince de Beaumont date du XVIII ème siècle et parle de bonté et d’amour, deux vertus capables de rendre son aspect humain à la bête que chaque homme porte en lui. Celui, plus résolument contemporain, de Guillaume Guéraud et de Claire Franek parle avec humour de la cruauté enfantine vis-à-vis des petits insectes et de la réciprocité possible, et selon les situations, de ces deux fonctions de la Belle et de la Bête : la petite fille est la Belle quand son entourage la croit passionnée et attentive à ses amis les animaux ; elle est en réalité la Bête cruelle qui écrase et martyrise avec plaisir les toutes petites bêtes du jardin ; puis elle se retrouve elle-même petite bête, minuscule puce, face au sourire cruel du médecin-ogre qui sort ses instruments de torture pour soi-disant la soigner.
Ainsi le travail sur l’énoncé grammatical prend son sens dans la confrontation parallèle avec les contextes. Va et vient interactif de la phrase au texte global, qui est aussi une prise de conscience de ce que peut être une métamorphose, dans la différence qu’on peut faire entre le verbe être et la conjonction de coordination, entre deux personnages qui se séparent, se distinguent (et) pour n’en former plus qu’un (est).

Ordre et désordre pour apprendre

Comment prendre en compte les multiples rapports au langage que l’on trouve dans une classe ? Comment les construire ensemble, des uns aux autres ?
Il y a d’abord, pour le professeur, le défi de la centration sur les sujets parlants. Il est évidemment tellement plus facile de maîtriser, d’évaluer des savoirs déjà là, répertoriés, immobiles. Dans une classe, les sujets bougent, les langues se délient, les mots s’envolent dans la spontanéité des disputes, des événements du quotidien, illustrant et ponctuant les actes, installant toutes formes de désordre langagier dans la communication qui va des enfants aux adultes et inversement. L’apprentissage n’est pas linéaire, il surgit parfois, et de façon étonnante et émouvante, dans la remarque ou dans la question d’un élève ; il devient évident quand le professeur trouve, enfin, une réponse pertinente à donner, une explication qui emmène les élèves vers l’abstraction grammaticale, vers la symbolique des signes et des indices du sens ; ce qu’il ne parvenait pas à faire jusque là.
Les situations qu’il peut mettre en place sont celles qui posent l’ordre en même temps que le désordre, la norme en même temps que la variabilité, le simplifié en même temps que le complexe. Je me sers souvent de textes de Yak Rivais, comme ceux des Contes du Miroir (Neuf L’école des loisirs) : « Barbe bleue en franglais » ou « Le Joueur de flûte en argot ». Les réécritures de l’auteur fournissent à l’enseignant l’occasion de faire retrouver la trame de l’histoire à travers des formes langagières qui apparaissent complètement étrangères à ses élèves. Il s’agit de décrypter le sens comme on le fait dans un texte en langue étrangère, de répertorier un lexique de mots, de chercher des traductions possibles. Tout cela implique que l’on travaille, enseignant-enseignés, des postures différentes pour aborder et traiter ces exercices de style, ces façons de parler qui mettent en avant la langue, la narration, par rapport au sens de l’invention. Il s’agit de postures actives qui ne se réduisent pas à l’acceptation passive de règles construites, à l’application mécanique de termes de substitution choisis par les auteurs d’un manuel. L’une d’elles est la mise en recherche, posture qui suppose une certaine confiance en soi pour pouvoir s’engager sur des chemins inconnus.

Mille histoires de langages

Je regroupe des textes sous le titre d’une séquence « Maux de langage » : des histoires d’enfants, comme dans l’album de Zazie Sazonoff, J’ai attrapé la dyslexie (Editions du Rouergue) ou Le mangeur de mots de Dedieu (Seuil Jeunesse) ; des histoires de rapport au langage : enfants qui ne peuvent encore écrire parce qu’ils sont sourds et ne maîtrisent pas encore le langage des signes, comme dans le livre de Janine Teisson, Ecoute mon cœur (Syros) ; enfants ou adolescents qui décident de se taire, de faire le ramadan de la parole, comme la narratrice de la nouvelle du même nom de Jeanne Benameur (Des Filles et des garçons, Nouvelles, éditions Thierry Magnier). Histoires de codes et de langages inventés, passant ou non par le verbal : langage des fourmis ou des statues, du Mangeur de mots ; antiphrases trouvées par le narrateur d’une petite nouvelle de B. Friot, « Je t’haine », (Nouvelles histoires pressées, Zanzibar humour) pour ne pas dire qu’il est amoureux ; d’enfants qui comme les jeunes narrateurs des albums d’Alain Le Saux (Editions rivages) explorent le sens propre et le sens figuré des expressions imagées de la langue française : Mon copain Max m’a dit…. .J’y ajoute, parfois même, des histoires d’adultes où le héros, comme le Charlie Gordon du roman de Daniel Keyes, Des fleurs pour Algernon, (Tribal Flammarion), fait le récit fidèle, à l’aide de comptes-rendus journaliers plus ou moins bourrés de fautes d’orthographe et de français, de l’expérience menée par des médecins chercheurs, sur lui-même, le naïf, l’handicapé mental, en même temps que sur la souris baptisée Algernon, pour les rendre l’un et l’autre intelligents. Ou encore un extrait d’un texte du Moyen Age, un passage du Tristan et Yseult de Béroul que les élèves identifient comme une langue mystérieuse, à mi-chemin entre « de l’allemand et des paroles de bourge ». La posture de recherche et d’identification des extraits (qui passe par des consignes du type : de quoi, à ton avis pourrait être extrait ce passage ? Quelles légendes proposerais-tu pour ces dessins ?) retrouve une autre posture, celle de l’inventeur qui passe par l’écriture d’invention. On écrit comme… en choisissant « sa » langue ; on continue l’extrait ; on corrige ou on transcrit ; on met en page ou en images. On recontextualise ou on décontextualise le langage pour faire apparaître sa spécificité, son efficacité, en même temps que l’ intention de celui ou de celle qui le « tient ».

À travers ces textes, ces démarches, la langue s’observe, se dessine, s’invente, se compare, et se transforme, mais elle justifie aussi, elle argumente son usage et sa forme, quand elle vient « buter » sur des règles, des principes qui ne sont pas encore construits auprès des élèves. Et tout cela passe par la parole créatrice de l’élève, qui progressivement apprend la distance vis-à-vis des attitudes fusionnelles ou impulsives, pour découvrir en même temps l’intérêt du langage, celui qui parle du réel comme d’autres mondes possibles. La parole égocentrique, un peu étriquée à l’intérieur des pronoms qui délimitent le champ du point de vue personnel, du tout ce qui n’est pas moi, tout ce que je n’aime pas ne m’intéresse pas, s’aventure de plus en plus souvent hors de soi, pour aller vers un nous collectif qui complexifie, grammaticalement, au fur et à mesure, les relations du « je » particulier de la sphère privée, au « moi » universel du langage humain.

Séverine Suffys, Collège Henri Matisse, Lille – IUFM Nord-Pas-de-Calais.