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« Parfois, engager parents et élèves dans un projet apaise un quartier tout entier. »

À rebours des discours catastrophistes et de certaines unes de journaux, on peut bel et bien enseigner dans les « banlieues » et y connaître de grandes réussites, sans en rabattre sur ce qu’on exige des élèves. Le livre Territoires vivants de la République. Ce que peut l’école : réussir au-delà des préjugés, paru en cette rentrée, est rempli de témoignages de ces enseignants qui aiment enseigner en banlieue et s’autorisent enfin à le dire ! Entretien avec deux des auteurs, Benoit Falaize et Marie-Laure Hilgert.


Comment le projet de ce livre est-il né ?

C’est un projet très ancien, qui remonte presque aux années qui ont suivi la parution du livre Les territoires perdus de la République en 2002 et celle du rapport que j’ai piloté pour l’INRP en 2003 sur l’enseignement de la Shoah[[Entre mémoire et savoir : l’enseignement de la Shoah et des guerres de décolonisation : http://ecehg.ens-lyon.fr/ECEHG/enjeux-de-memoire/histoire-et-memoire/reflexion-generale/entre-memoire-et-savoirs/memoire_savoir.pdf]]. Les deux parlaient du même sujet mais pas de la même manière. Toute cette période a nourri un débat de société extrêmement dur. Je me disais qu’il fallait absolument avoir une réponse aux discours très catastrophistes et déclinistes selon lesquels « tout fout le camp » à l’école. En fait, on a été nombreux à se dire : « qui va répondre à ça, qui va faire une réponse aux polémistes que l’on entend partout en se servant du livre des Territoires perdus ? » Il fallait pourtant dire que des choses sont possibles, que l’école fait bel et bien son travail. Reparler de pédagogie, et de ses succès.

J’ai rencontré beaucoup de collègues enseignants dans mon parcours, j’ai commencé à parler de cela à deux ou trois d’entre eux et il m’est venu l’idée d’un livre, porté par le principe que les enfants ont droit à être regarder à égalité, avec la même dignité que les autres élèves. S’il y a bel et bien des problèmes, il ne faut pas évacuer leur dimension sociale. Progressivement, l’équipe s’est constituée, et au fur et à mesure, l’enthousiasme a été très grand à dire leur quotidien scolaire ; non pas contre les Territoires perdus, mais pour l’école, pour son travail quotidien et obstiné. La première réunion a eu lieu en 2017 avec toute l’équipe ou presque, personne ne se connaissait, mais il y avait toujours cet enthousiasme, qui nous a ensuite portés pendant toute l’écriture. Mes co-auteurs sont des gens qui ont les mêmes envies, les mêmes profondes bienveillance et exigence à la fois, et qui savent les réalités de l’école en banlieue. Ils n’ont aucun jugement négatif sur les enfants mais sont totalement lucides. Des hussards.

Il y a deux catégories d’auteurs dans ce livre : ceux qui témoignent de leurs pratiques de classe et ceux qui apportent leur éclairage de spécialistes. Mais au total, la plus grand place est faite à la parole des praticiens par rapport au discours plus théorique. Et aussi à la parole des élèves.

Je veux insister sur le fait que c’est vraiment un ouvrage collectif : aucune ligne du livre n’a été publiée sans être relue par l’ensemble des auteurs, on a fait le livre ensemble, ce n’est pas une simple collection d’articles ou de témoignages.

Cela semble très idyllique…

Oui, mais nous sommes tout sauf des « bisounours » ! Les gens qui sont publiés dans le livre se confrontent à la réalité ou se sont colletés avec pendant des années. Ils ont vu les évolutions, connaissent parfaitement le terrain, savent parfaitement la place prise par la religion dans la société et les enjeux de laïcité. Mais ils n’ont jamais abandonné leur posture professionnelle, ni par angélisme ni par renoncement, aucun n’est dans cette logique-là. Ils savent pourquoi ils travaillent avec ces élèves, ils aiment leurs élèves, au sens philosophique bien sûr.

C’est donc tout sauf de l’angélisme, mais nous sommes heureux de pouvoir dire que dans les classes de banlieues, cela peut très bien se passer. On a parfois l’impression qu’on ne peut même plus s’autoriser à dire qu’on y trouve des réussites et des pratiques pédagogiques de qualité, portées par des enseignants face à des élèves motivés par les savoirs. Qui va nier que c’est difficile et qu’il y a des problèmes ? Mais est-ce qu’on peut dire que parfois, engager parents et élèves dans un projet apaise un quartier tout entier ? Nous revendiquons le droit de dire qu’il y a des réussites pédagogiques.

Sans faire un choix parmi les contributions, y en a-t-il qui vous ont plus marqué ?

Nous avons fait le choix avec l’éditrice de commencer par ce qui est fondamental à l’école : comment on accueille et on regarde les élèves, la manière dont on envisage le rapport avec eux, le respect des parents, la façon dont on s’adresse à eux… C’est fondamental pour moi, il y a tout un lien de confiance à recréer dans ces quartiers, cela mériterait d’être retravaillé en profondeur. Comme partout, en fait. Il faut savoir écouter, respecter. La religion sert parfois de paravent pour d’autres difficultés, financières par exemple. Il y a ainsi des refus d’inscription à la cantine pour motifs religieux qui cachent le fait que les parents ne peuvent pas payer la cantine.

Après cette première partie sur l’accueil, on a traité tous les objets qui font débat, et on les a pris de biais. Enseigner la Shoah ne serait pas possible ? Eh bien si, il y a des endroits où ça se passe bien, c’est ça aussi la réalité de la banlieue !

On parle de l’école de la République, qui accueille tous les élèves, d’où qu’ils viennent, quels qu’ils soient. L’égalité est totale, absolue, dans la constitution. Mais avec une forte exigence derrière, et notamment de culture, de savoirs. L’objectif qui anime les auteurs, c’est de donner le meilleur pour ceux qui ont le moins.

Ce livre a aussi une dimension politique, au sens noble : revoir la vision univoque de la banlieue dans les discours publics, tout simplement parce que ça ne correspond pas à la réalité. L’équipe de France nous a beaucoup aidés cet été : tout le monde s’est rendu compte que ces gamins-là adoraient leur maillot. Et nos élèves sont la France de demain, qu’on le veuille ou non.

Propos recueillis par Cécile Blanchard

 

« On a de belles réussites mais on n’en parle pas assez »

 

photo-identite_-ml-hilgert.jpgEntretien avec Marie-Laure Hilgert, professeure de SVT au collège Robert-Schumann de Behren-lès-Forbach

Comment vous êtes-vous retrouvée embarquée dans cette aventure d’écriture ?

C’est notre IA-IPR (Inspecteur d’académie, inspecteur pédagogique régional) de SVT qui nous a contactées, ma collègue Sylvie Da Rocha et moi, parce qu’elle savait que nous sommes face à des élèves qui ne sont pas toujours faciles mais que nous sommes aussi extrêmement heureuses de travailler dans cet établissement. On ne cache pas qu’on rencontre des difficultés, tout n’est pas rose au quotidien. Mais quand Benoit Falaize nous a proposé d’écrire ce livre, nous étions très enthousiastes, parce que nous commençons franchement à en avoir assez d’entendre des choses négatives sur notre collège. C’est un collège merveilleux ! J’y ai scolarisé ma fille et je me suis fait traiter de folle par les habitants de mon village… Je n’arrive pas à comprendre. C’est vrai qu’il y a eu des problèmes dans cet établissement, mais c’était il y a 30 ans ! Aujourd’hui, le collège est performant, les enseignants qui y travaillent sont enthousiastes, ils prennent les élèves comme ils sont, et réalisent avec eux de nombreux projets.

Ça nous a fait beaucoup de bien de décrire ce qu’on vit et de voir qu’on n’était pas les seules à vivre une belle réalité dans des établissements de l’éducation prioritaire. Les enseignants dans ces zones ont besoin de ça en fait : que dans l’opinion publique ont n’ait plus une image aussi négative de leurs élèves et de leur travail d’enseignant. Ça tue le moral.

On a de belles réussites mais on n’en parle pas assez, et c’est effacé au premier incident, dont on parle alors pendant des semaines. Pour l’opinion publique, c’est impossible d’y enseigner, tout le monde est persuadé que le niveau est mauvais. Alors qu’on ne baisse pas nos exigences : si on les baisse, c’est là qu’on risque de perdre nos élèves ! Mais grâce à une pédagogie différenciée on va descendre aussi bas que certains élèves se trouvent pour les remonter tout en faisant encore progresser les élèves brillants. Et les élèves le voient très bien. Ce n’est pas de l’éducation au rabais : c’est la première des idées reçues qu’on doit combattre.

Sur quoi porte votre contribution au livre ?

Nous avons écrit à deux voix, parce qu’on vit la même réalité et qu’on travaille énormément ensemble. Nous avons mis en commun toutes nos expériences de classe et nos réflexions communes.

Nous avons parlé en particulier de l’enseignement des sciences et de la distinction entre science et croyance. Il faut éviter de tomber dans le raccourci qui oppose les croyances aux contenus scientifiques. Sans entrer dans la sphère privée de l’élève, nous leur apprenons à faire la différence entre une croyance et un savoir scientifique qui se construit et évolue dans le temps. Croyance et savoir ne sont pas des réalités qui s’opposent mais qui coexistent : ce n’est pas parce qu’on est un scientifique qu’on ne peut pas être croyant, et réciproquement. Ils acceptent ensuite très bien le savoir scientifique, tout en gardant leurs croyances.

Au début, pour moi, sciences et croyances s’opposaient totalement, car jamais cette distinction ne m’avait été enseignée dans mes études scientifiques. À y réfléchir de plus près, j’ai remarqué que l’enfant est toujours frustré si on l’empêche d’exprimer les questions qu’il se pose sur les contradictions entre ce qu’on lui dit dans sa famille et à l’école. Il faut le laisser s’exprimer, pour lui permettre de se construire ses propres idées, lui expliquer.

Lors de ma première année d’enseignement dans ce collège, un de mes élèves s’était bouché les oreilles, il a cru que mon cours sur l’évolution allait détruire sa croyance en dieu. Maintenant, puisque je laisse l’élève s’exprimer tout en lui expliquant d’abord ce qu’est un savoir scientifique, ce chapitre se déroule comme n’importe quel cours de sciences. Ça ne pose pas de problème ni ne crée de malaise que le mot « dieu » arrive dans la classe. Une fois que c’est fait, les élèves voient que leurs croyances sont respectées et ils travaillent en véritables scientifiques, on peut se concentrer sur le cours. Les élèves se sentent respectés, entendus, ils sont dans un lieu où on a le droit au débat.

Nous les formons d’ailleurs beaucoup au débat dans le collège. Nous leur apprenons à s’écouter les uns les autres : on peut émettre des idées, discuter, se respecter et rester calme. Ça les aide à devenir des futurs citoyens et ils se rendent compte de la chance qu’ils ont de vivre dans un pays démocratique.

Mais beaucoup d’enseignants ne savent pas comment aborder le sujet, notamment par manque de formation sur la distinction entre une croyance et un savoir scientifique. Le travail en équipe dans l’établissement est très important, on se sert les coudes et on se forme mutuellement.

C. B.

 


Références de l’ouvrage :

Territoires vivants de la République. Ce que peut l’école : réussir au-delà des préjugés, collectif coordonné par Benoît Falaize, La Découverte, 2018.

Soirée de lancement ce vendredi 7 septembre, à la Maison de la culture de Bobigny (MC93) à 19h.

Table ronde au Centre d’histoire de Sciences Po-CHSP, mercredi 12 septembre de 16h30 à 19h.


À lire également sur notre site :

Enseigner l’histoire à l’école, recension et interview de Benoit Falaize, Retz, 2015

« Faire un projet en histoire, ce n’est jamais banal. », entretien avec les coordonnateurs du n° 546 des Cahiers pédagogiques, « L’histoire à l’école : enjeux », Benoit Falaize et Alexandra Rayzal