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Papageno à Vénissieux !

C’est dans une double perspective que le directeur de l’opéra de Lyon a souhaité mobiliser une équipe du pôle de développement culturel de son établissement sur ce projet : contribuer à la lutte contre l’échec scolaire grâce à un parcours sur trois ans d’éducation artistique et culturelle au sein d’établissements scolaires et, de manière plus globale, ancrer l’opéra dans son environnement social, faire partager ses ressources artistiques et ses savoir-faire en donnant accès à la culture à des personnes qui croient que l’opéra, la danse ne sont pas pour elles. Il s’agissait également de casser les représentations des jeunes sur l’opéra et la danse.

Le projet a concerné des enfants scolarisés d’abord dans une école classée REP +, puis au collège d’un quartier des Minguettes à Vénissieux. Ils ont bénéficié de la présence d’artistes en résidence, une comédienne conteuse, un musicien, un plasticien et d’autres artistes permanents de l’opéra. Ils ont pu effectuer un parcours de découverte de l’opéra de Lyon et de ses métiers, assister à des spectacles.

L’Institut français de l’éducation (IFÉ)-ENS de Lyon a réalisé d’une part un documentaire suivant une démarche d’anthropologie filmée[[Christian Lallier, L’élève de l’opéra. Anthropologie (filmée) d’une expérience artistique, Institut français de l’éducation, Opéra national de Lyon, 2015.]], et, d’autre part, une étude menée par le centre Alain-Savary[[Marie-Odile Maire Sandoz, Sylvie Martin-Dametto, L’opéra aux Minguettes, Rapport d’étude 2011-2014, Centre Alain-Savary-IFÉ-ENS de Lyon, 2014, 213 p. http://centre-alain-savary.ens-lyon.fr/CAS/art-et-ecole/lopera-a-lecole/lopera-aux-minguettes]].

Quels élèves ?

La population d’écoliers de CM1 et CM2 de l’école concernée se déclare motivée et impliquée au quotidien dans les apprentissages, sans ressentir de difficultés majeures. La rupture de l’entrée en 6e transforme cette vision des apprentissages, qui est dorénavant perçue à travers le prisme de l’avenir professionnel des élèves, entrainant une forte tension : la motivation galvanisée par l’accès au collège s’oppose à une mise à l’épreuve en termes de difficulté scolaire pour au moins un tiers d’entre eux. S’ajoute ensuite, en classe de 5e, l’ennui.

Individuellement et collectivement, les élèves ont vécu des expériences artistiques jouant sur la gamme de leurs émotions, acquis des connaissances, développés des compétences, se sont emparés de différentes formes d’expression, ont créé. L’ensemble s’organise selon quatre répertoires, cognitif, émotionnel, motivationnel, socialisation, qui ne sont absolument pas cloisonnés dans la réalité : ils s’entremêlent, se superposent, interfèrent, fusionnent les uns avec les autres. Intéressons-nous ici au répertoire cognitif.

Le répertoire cognitif

L’étude a montré que le répertoire cognitif des élèves s’est enrichi grâce aux situations pédagogiques et didactiques mises en œuvre tout autant que par des rencontres et la découverte du monde de l’opéra. La durée du projet et la fréquence hebdomadaire des ateliers ont ouvert les élèves à l’expression artistique par l’appropriation de langages corporel, graphique, littéraire, musical, plastique, théâtral. Ils ont acquis des connaissances et des compétences consubstantielles à chaque discipline, à la pluridisciplinarité et à l’interdisciplinarité de la forme opéra. Ils ont aussi développé des capacités plus fondamentales, subtiles et complexes, dans une perspective scolaire comme le développement d’un système de mémoires, auditive, visuelle, corporelle, perceptive et procédurale, qui se mobilisent dans les situations complexes de la forme opéra. Tout ce travail convoque la capacité d’une concentration longue sur l’ensemble du déroulement de la représentation, confrontant les élèves à la persévérance. Ils ont également dû développer une pensée divergente[[Todd Lubart, Psychologie de la créativité, éditions Armand Colin, 2003, p. 19.]] liée au processus de création ; contrairement au cours, la situation artistique offre une variété de réponses possibles pour une production encore non déterminée.

Au-delà, certains aspects de ces pratiques artistiques trouvèrent des échos dans le quotidien des classes, par exemple dans la pratique de l’oral ou l’écriture prosodique. Le musicien du projet a fondé ses interventions sur le rapport entre le texte et la musique, sur la prosodie. Ce problème de la « mélodie de la parole » se retrouva dans le débat entre des élèves d’une même classe confrontés à l’écriture d’une chanson, au choix des mots et des rimes, au nombre de syllabes, etc. Selon les professeurs, il semble difficile d’atteindre dans le cours ordinaire de la classe le niveau d’expertise acquis dans les ateliers. Tout ce travail en théâtre avec la comédienne, comme en chant avec le musicien, ces pratiques basées sur la maitrise du corps, de la voix, le respect du rythme, apprennent progressivement aux élèves à s’exprimer clairement, avec aisance, devant un groupe et en public.

Cet aperçu tend à révéler comment la forme opéra invite au dialogue, à l’orchestration et à l’harmonisation de différents langages. Artistes, enseignants et élèves (ré)élaborent une grammaire de la scène selon les règles de l’art.

Devenir spectateur

Au cours de ces trois années de projet, les élèves ont vécu des expériences diverses et variées en tant que spectateurs. Tout d’abord celle, fondatrice, d’être en situation de travail avec leurs camarades, leur enseignant et les trois artistes, pour créer une scène à présenter devant un public. Ils doivent alors développer un regard et une écoute critiques et bienveillants à l’égard de leurs camarades. « J’aime regarder mes camarades faire du théâtre », dit un élève.

Une autre expérience fondatrice fut le spectacle. Ils ont, par exemple, assisté à la création du trio d’artistes Le petit Fol à l’amphithéâtre de l’opéra de Lyon. La représentation a pris valeur de modèle de création interdisciplinaire pour les enfants, une forme concrète de ce vers quoi ils tendent. Ce compagnonnage, cet apprentissage par la monstration au cours duquel l’expert présente au novice là où il souhaiterait l’amener est sans doute une situation de transmission qui n’est pas courante en contexte scolaire.

Sortir de son quartier

Les élèves ont assisté à trois spectacles par an à l’opéra de Lyon. Ce fut pour eux une ouverture sur un univers jusque-là ignoré, avec ses propres rites. Les évènements ont montré qu’ils ont développé une écoute et un regard experts, un esprit critique, par exemple lors de la représentation de La Flute enchantée. La qualité d’écoute du groupe était perceptible ; certains fredonnaient les airs qu’ils connaissaient, d’autres exprimaient leur sympathie toute particulière pour le personnage de Papageno. Lorsque trois jeunes garçons de la maitrise ont chanté faux, ils les ont hués, bel indicateur de compétences de spectateurs ! Il leur reste néanmoins à apprendre l’indulgence et l’empathie pour des pairs qui sont eux aussi en apprentissage de la scène. À la fin du spectacle, il y a eu une belle ovation, rare du point de vue des chanteurs, du chœur et des musiciens.

Caroline Archat-Tatah[[Caroline Archat-Tatah, Ce que l’école fait avec le cinéma. Enjeux d’apprentissage dans la scolarisation de l’art à l’école primaire et au collège, Presses universitaires de Rennes, 2013, p 74.]] nous explique que l’élève spectateur est celui qui réalise deux mouvements : le premier est l’appropriation de savoirs, savoir-faire, attitudes, comme autant de ressources à mobiliser dans le court, moyen ou long terme : « En étant spectateur à l’école ou avec l’école, il devient un peu plus élève qui apprend. » Le second mouvement est la construction à travers ses émotions d’un espace de signification pour soi et pour les autres pour élaborer un point de vue. « En travaillant sur son expérience cognitive et émotionnelle, l’élève devient un autre spectateur que celui qu’il est déjà. »[[Ibid.]]

En guise de conclusion

Les temporalités discordantes entre le projet artistique et le temps scolaire ont troublé les perceptions des élèves sur la compréhension globale du projet : « Moi je me suis perdu. On faisait La Flute enchantée, c’était le truc Papageno tout ça, et en 5e, on nous dit on fait encore La Flute enchantée, mais c’est pas le même truc. » Le propos de cet élève illustre concrètement que le processus de « secondarisation », qui implique décontextualisation et adoption d’une autre finalité[[Pour la notion de « secondarisation », voir Élisabeth Bautier et Roland Goigoux, « Difficultés d’apprentissage, processus de secondarisation et pratiques enseignantes : une hypothèse relationnelle », Revue française de pédagogie, n° 14, p. 91, 2004.]], n’a pas toujours fonctionné.

Au fil des trois années, les élèves ont toujours manifesté leur enthousiasme pour le travail de groupe, contenant bienveillant et solidaire qui encourage la prise de risque, attribue une vraie place à chacun dans un processus de subjectivation et une pleine responsabilité : « Ça nous apprend aussi qu’il ne faut pas être tout seul. Il faut être avec les autres personnes. On est solidaires, il faut travailler en équipe en fait. Il ne faut pas travailler en solo. C’est important. Oui, par exemple, si quelqu’un fait n’importe quoi, ça va gâcher tout le spectacle. Ça veut dire qu’il faut que tout le monde soit bien et fasse ce qu’il doit faire. Après, sinon, ça va tout gâcher. »

Marie-Odile Maire Sandoz
Chargée d’étude, centre Alain-Savary, IFÉ-ENS Lyon